ENTRETIEN: Le philosophe de l’environnement, Glenn Albrecht, milite pour un nouveau monde, plus respectueux du vivant, et un système démocratique repensé «pour la Terre, par la Terre»
. Ancien universitaire, spécialiste des questions environnementales, Glenn Albrecht a publié son livre «Les émotions de la Terre» le 27 février 2020.
. L’Australien est connu pour avoir inventé le terme solastalgie permettant de définir la dépression ressentie par les personnes victimes d’une dégradation de leur environnement et de leur habitat.
. Selon lui, face aux enjeux climatiques et au nouveau monde qui s’annonce, une nouvelle forme de démocratie plus intense doit voir le jour, dans laquelle tous les organismes vivants de cette planète auraient leur place.
Et si, après cette crise du coronavirus, on changeait tout? C’est en tout cas la volonté de moult scientifiques et intellectuels, croisant le fer, depuis des semaines, à coups de tribunes et d’appels au bon sens, avec une société capitaliste qu’ils jugent à l’agonie.
L’un d’eux, Glenn Albrecht, était pourtant allé plus loin. Avant eux, avant cette crise. Sensibilisé depuis de nombreuses années aux effets dévastateurs des changements climatiques et à la dégradation de la biodiversité, cet Australien, philosophe de l’environnement et ancien professeur de développement durable à l’Université de Newcastle, publiait, fin février, une véritable ode à la nature et à la planète Terre: Les émotions de la Terre (*). Un titre empreint d’un amour inconditionnel pour notre monde. Et dont le sous-titre résonne plus fort encore ces dernières semaines: Des nouveaux mots pour un nouveau monde.
- Dans votre livre, vous expliquez que pleurer des non-humains vous a construit en tant qu’homme. Vous avez vécu, enfant, entre le béton et la nature. Cet environnement est-il à l’origine de votre sensibilité aux «émotions de la Terre»?
J’ai grandi dans le sud-ouest de l’Australie. C’est l’un des endroits de la planète où la biodiversité est la plus riche. Quand vous vivez là-bas, vous avez l’impression de faire partie d’un écosystème vibrant. Enfant, j’ai donc pu développer mon amour de la nature en interagissant avec ce que l’on appelle le bush, où les serpents, les oiseaux, les kangourous font partie à part entière du paysage.
Devenu adulte, j’ai pu vivre pleinement cet amour de ma terre, et des non-humains qui y vivent, des plantes et des animaux. Ça fait partie de moi. Je suis lié à la nature et je ne peux pas m’empêcher de la chercher partout où je vais. Par exemple, à Paris, je suis allé au Jardin des plantes car je voulais voir des oiseaux. Je voulais voir la vie, autre que la nôtre. Et je suis d’ailleurs ravi de vous dire que je les ai trouvés (les oiseaux)!
- Les violents incendies qui ont frappé l’Australie, de novembre 2019 à janvier 2020, ont-ils accentué la souffrance liée aux changements climatiques, qui existait déjà et que vous nommez solastalgie (**)?
Oui. On peut même parler de tierriatrauma (***) car c’est arrivé soudainement, et l’impact du feu était terrible. Des gens sont morts ou ont dû partir de chez eux. Plus d’un million de non-humains, d’animaux, ont été brûlés vifs… Quand on y pense, c’est inimaginable! C’est un véritable choc pour toute cette société. Ces incendies en Australie ont aussi généré de la solastalgie, mais après. Lorsque toutes ces personnes sont retournées là où elles avaient laissé leurs affaires, à la merci des flammes, et qu’elles ont découvert leur environnement complètement détruit.
- Comment fait-on pour vivre après ça?
Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui n’a rien de commun avec celui de nos ancêtres. Ni même avec celui de nos grands-parents. Mais nous en sommes à l’origine donc nous devons faire avec. Nous n’avions encore jamais eu affaire à ce genre d’événements. En tout cas, pas de manière aussi violente. Notre espèce n’a jamais, dans le passé, vécu un changement aussi radical.
Là, en seulement une décennie, nous avons vécu une grande variation de température un peu partout, notamment en Antarctique. Le fait que nous n’avons pas d’expérience du changement fait que nous sommes choqués et sans voix face à cela. Et nous devons réagir avec une forme de compréhension que nous n’avons jamais expérimentée avant. Donc, mon but était de réussir à mettre des mots sur ces nouvelles émotions que nous ne connaissions pas jusque-là.
- Vous dites que les jeunes générations se séparent de la nature et de la vie, plus que les générations précédentes, et que ça ne va pas en s’arrangeant. Pourtant, de nombreux jeunes se battent à travers le monde pour la planète.
Le fait est que la génération Z et toutes les autres ont pris part à la civilisation actuelle que j’appelle l’Anthropocène (****). La génération de Greta et celles qui souhaitent sortir de l’ère de l’Anthropocène, je les appelle la génération Symbiocène (*****). Des mouvements comme XR, School Strike, sont absolument vitaux pour renverser la vapeur et stopper l’Anthropocène. Nous avons besoin de l’aide des plus jeunes générations pour inventer un futur dans lequel les gens ont envie de se projeter. Mais sans une vision optimiste, positive et constructive de notre futur pour nous donner une direction où aller, les protestations sont vaines. La jeune génération souffre d’un désordre émotionnel face à la nature. Et chaque génération s’en éloigne encore un peu plus.
L’ère du Symbiocène permettrait donc de construire un futur bien meilleur que celui qui nous attend aujourd’hui. Il faut donner de l’espoir et offrir de la créativité aux gens. Sans ça, l’horizon semble très sombre et sans émotions. Nous ne pouvons pas juste nous plaindre et protester, en nous demandant pourquoi nous en sommes là aujourd’hui.
- Que pensez-vous des politiques qui sont menées actuellement un peu partout dans le monde? Capitalisme et sauvegarde de l’environnement sont-ils compatibles?
Pour moi, le capitalisme est la pure représentation de cette domination de l’homme sur le reste de la nature. Mais le monde que nous avons créé est désormais fortement menacé de destruction. En Australie, les politiciens font partis de mouvements fondés par les industries du gaz et du pétrole. Les politiques ont donc créé un monde corrompu. On ne peut plus leur faire confiance pour prendre soin des générations futures ou de cette planète. Ils ne comprennent pas!
Les politiques qui m’intéressent aujourd’hui sont celles qui incluent la vie. Nous devons créer une nouvelle économie, une nouvelle manière de faire de la politique. Et je pense que la démocratie, qui reste le meilleur système que nous ayons, n’est plus suffisante. Nous ne pouvons plus vivre sans prendre en compte les autres organismes vivants de cette planète, petits ou grands. Une nouvelle forme de démocratie plus intense doit voir le jour.
- Pensez-vous que nous avons encore le temps? Certains parlent d’une première échéance à 2040…
Il y a deux façons de voir les choses: la première est de se dire que nous n’avons pas assez de temps, donc on reste assis dans un coin, et on met les mains au-dessus de la tête en se balançant d’avant en arrière. Et peut-être que la mort viendra rapidement et que nos souffrances ne seront pas trop longues. Ou nous décidons de reconstruire et déclarons que nous n’acceptons pas ce futur-là.
La créativité, l’intelligence et la vie me semblent bien plus intéressantes que la dépression, la mort, et l’extinction. Et, vous, vous êtes de quel côté? Peu importe que ça prenne dix ans ou vingt ans, ou même jusqu’à la fin de ce siècle. L’important c’est de commencer dès aujourd’hui. Une fois que vous prenez conscience de ce possible futur autour de la vie, de la créativité et de l’intelligence, le chemin est déjà à moitié fait. Nous avons un choix qui s’offre à nous, et qui me semble facile à faire si nous faisons preuve d’intelligence.
Quant aux pessimistes, je n’ai pas de temps à perdre avec eux. S’ils se trouvent sur mon chemin, je leur passerai dessus.
(*) Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, de Glenn Albrecht. Ed. Les liens qui libèrent. En librairie depuis le 27 février 2020.
(**) Solastalgie : sentiment de désolation causé par la dévastation de son habitat et de son territoire.
(***) Terriatrauma : trauma existentiel causé par la gravité de l’état de la Terre.
(****) Anthropocène : terme qui vient de la géologie. Désigne la civilisation thermo-industrielle. Glenn Albrecht considère cette civilisation comme « négative, et potentiellement destructrice ». Il la nomme « l’exterminateur des émotions ».
(*****) Symbiocène : ère succédant à l’Anthropocène. Au Symbiocène, selon Glenn Albrecht, l’empreinte des humains sur la Terre sera réduite au minimum.
Photo: Glenn Albrecht, spécialiste des questions environnementales, était à Paris fin mars pour la promotion de son livre «Les émotions de la Terre». - Réda Settar
Propos recueillis par Emilie Petit
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Posté Le : 17/11/2020
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Propos recueillis par Emilie Petit - Publié le 12/05/20
Source : 20minutes.fr