REPORTAGE. De loin, on dirait une raffinerie de pétrole. De près aussi. La comparaison s’arrête là. Sur le site même de la raffinerie désaffectée de Porto Torres (sur la côte nord de la Sardaigne, en Italie), s’installe une bio-raffinerie dont le pétrole est le chardon, déjà cultivé sur des centaines d’hectares dans la campagne proche.
Par Louis Germain (Porto Torres, envoyé spécial)
Nous sommes sur le site de Matrica, la plus grande raffinerie biochimique d’Europe, construite par EN-Versalis et Novamont, une société italienne pionnière dans le domaine des bioplastiques à base végétale, 100 % biodégradables. Pour enfin sortir de l’ère des plastiques issus de la pétrochimie, qui empoisonnent la biosphère jusqu’à former dans les océans ce qu’on appelle «le septième continent». Tous les emballages plastiques à usage unique sont concernés par cette évolution majeure qui anticipe l’inévitable sortie du pétrole. Cette raffinerie d’un type nouveau est l’aboutissement d’une quinzaine d’années de recherches portant sur la plante optimale à utiliser, la capacité de la graine à produire une huile aux propriétés similaires à celles du pétrole dans des conditions économiques acceptables ainsi que sur la transformation, le processus de raffinage proprement dit jusqu’au matériau final, le Mater-bi.
Prenons-en de la graine !
Pourquoi le chardon ? D’abord parce qu’il s’agit d’une plante endémique de Sardaigne et, bien sûr, pour cesser d’utiliser une plante alimentaire (maïs, pomme de terre, tournesol, canne à sucre et même blé …), comme c’est presque toujours le cas aujourd’hui pour fabriquer des bioplastiques. Or il existe une forte attente pour des plastiques biodégradables qui ne seraient pas issus de cultures vivrières[1]. En France le chardon n’intéresse personne. La plante y est considérée comme une mauvaise herbe nuisible à cause de sa forte prolifération et un arrêté préfectoral en vigueur dans plusieurs départements oblige à sa destruction. Pourtant, la plante épineuse possède les qualités de ses défauts: elle se contente d’un sol pauvre, d’une friche et se passe très bien d’irrigation. C’est sa graine qui intéressait les biochimistes de Novamont. Une graine pour produire de l’huile, un peu moins que ne le fait le tournesol mais la recherche agronomique devrait permettre d’améliorer les rendements. Autre avantage: sa durée de vie est de cinq à six ans, avec un pic de productivité les deuxième, troisième et quatrième années. Déjà améliorée sans aucun recours aux OGM, la plante mesure plus de 3 mètres et est entièrement exploitée: la graine pour l’huile et la farine dont les moutons[2] raffolent (le chardon en produit 1,74 tonne par hectare [t/ha]), la tige et les feuilles (10 à 20 t/ha), qui sont transformées pour produire l’énergie nécessaire au fonctionnement de la raffinerie. Nous voilà bien dans l’économie circulaire puisque les matériaux issus de la raffinerie retourneront à la terre et que la valeur énergétique de la plante est exploitée. Exit le pétrole!
Après trois ans d’expérimentation, 500 hectares de chardon géant ont été plantés sur d’anciennes terres à blé dur délaissées depuis des années, à proximité immédiate du site industriel et du port de Porto Torres. Une culture qui donne du travail à près de 50 fermiers de la région, en coopération avec la Coldiretti, la puissante Confédération italienne des exploitants agricoles. La réindustrialisation s’accompagne donc d’une revalorisation de zones agricoles abandonnées. Entreprise à parts égales créée spécialement entre Novamont et le chimiste Versalis (groupe ENI), Matrica collabore aussi avec le monde de la recherche, les universités de Sardaigne, les organisations de consommateurs et les autorités locales. Les cultures seront portées à 4.000 ha dès 2016 puis entre 10.000 et 15.000 ha à moyen terme pour répondre pleinement aux capacités de la raffinerie. Pour récolter ces immenses chardons, Il a fallu mettre au point une ingénierie spéciale dont d’impressionnantes moissonneuses. De nouvelles variétés de chardons, plus productives et résistantes à la salinisation, sont à l’étude.
Compostables et vraiment biodégradables
Dans la bio-raffinerie aux éclatants tubes verts et jaunes contrastant avec les tubulures rouillées de la vieille raffinerie qui fabriquait de l’éthylène et du polyéthylène (ingrédients de base des sacs plastique, notamment) à partir d’hydrocarbures, la graine de chardon est transformée en huile puis raffinée selon les besoins. Distillation et hydrolyse permettent – sans solvants ni ozone, seuls l’eau et l’air sont utilisés – de transformer l’huile en acide azélaïque et en acide pélargonique, sortes de «briques» de base pour la fabrication des bioplastiques (le Mater-bi), dont les sacs de caisse ou de fruits et légumes. Aujourd’hui, l’essentiel de la production est consommé en Italie, où l’emploi de sacs biodégradables est obligatoire depuis 2011. Exemple à l’Exposition universelle de Milan: tous les gobelets, verres, assiettes, couverts et sacs sont compostables et biodégradables. La ville de Milan est d’ailleurs devenue une des plus performantes d’Europe pour la collecte de bio-déchets de cuisine grâce, justement, à l’utilisation de sacs intégralement biodégradables.
Le Mater-bi a bien d’autres usages à forte valeur ajoutée même s’il coûte encore 2 à 3 fois plus cher que son équivalent tiré du pétrole. Ce surcoût pourra être partiellement compensé par des coûts évités liés au tri et au recyclage (toujours partiel), qui restent très élevés. Autre utilisation: les films de paillage agricoles biodégradables en Mater-Bi pour remplacer avantageusement les films synthétiques actuels qui polluent les sols, quand ils ne sont pas carrément brûlés. Mais le Mater-bi peut aussi être transformé en plastifiant, additif pour pneus, biolubrifiant (pour engins agricoles ou tronçonneuses car non polluant), peintures, détergents, composants cosmétiques et même bio-herbicides capables de concurrencer le tristement célèbre glyphosate de Monsanto.
Les investissements attendus pour l’usine et le centre de recherches Matrica de Porto Torres sont de l’ordre de 500 millions d’euros (dont un prêt de la Banque européenne d’investissement de 70 millions d’euros) tandis que l’ancien site pétrochimique devra être dépollué par son ancien exploitant (Polimeri Europa, filiale d’ENI) pour un coût évalué à 230 millions d’euros.
«Catalyseur d’innovation»
Ce projet exemplaire de bio-raffinerie à Porto-Torres n’aurait sans doute pas vu le jour sans la forte personnalité du PDG de Novamont, Catia Bastioli. Chimiste, puis biochimiste, cette scientifique de haut niveau doublée d’une gestionnaire efficace a été lauréate du prix «inventeur européen de l’année» en 2007 pour son rôle comme «catalyseur d’innovation». Défendant le concept de bio-raffinerie de «troisième génération», intégrée au territoire, elle a un mot d’ordre: fabriquer des produits à forte valeur ajoutée utilisant des matières premières produites localement dans le respect de la biodiversité. «Un nouveau type d’approche est nécessaire pour changer les choses, dit-elle. Pour cela, il faut mettre en relation sur un territoire donné l’agriculture, l’environnement, l’éducation, la recherche et la finance.» Elle espère pouvoir installer de nouvelles bio-raffineries suivant le même concept ailleurs en Europe (Allemagne et France[3]), tandis qu’une usine verra le jour d’ici la fin 2015 aux Etats-Unis.
Interrogée sur le développement d’un nouveau modèle de bio-économie qui permettrait de sortir de l’ère du pétrole et donc de limiter les émissions de gaz à effet de serre, elle pense qu’il faudra vingt ans pour y arriver. «Nous sommes incapables de changer de modèle, a-t-elle expliqué récemment à Porto Torres. Ce n’est pas de l’argent qu’il faut, mais des normes. Tout dépendra de notre courage. Mais le mot "courage" n’est pas un mot politique.» Catia Bastioli, qui a récemment refusé un poste ministériel à Rome, a été nommée à la présidence de TERNA (la société nationale gérant le réseau d’électricité en Italie). Elle est aussi présidente d’une ONG italienne créée en 1999, le Kyoto Club, dont l’objectif est de «lutter contre le changement climatique avec une nouvelle énergie». A propos du changement climatique justement, elle considère que «dans le monde, tout ce qui se passe est désastreux» et que la conférence mondiale sur le climat qui se tiendra à Paris en décembre est «notre dernière chance car nous sommes sur une trajectoire linéaire dangereuse».
Bio-raffinage anti-dépendance énergétique
La Commission européenne s’intéresse de près à ces recherches. Une importante délégation de la Direction générale de l’Agriculture (DGA) s’est d’ailleurs rendue fin mai à Porto Torres où elle a visité les installations de Matrica et tenu un séminaire sur la bio-économie fondée sur l’agriculture et la biomasse forestière. Un programme européen de recherches – EuroBioRef – porte sur la conception des bio-raffineries du futur qui fonctionneraient – comme Matrica – à partir de plantes dites «industrielles» comme le chardon, mais aussi le ricin, le saule ou le crambe, remplaçant ainsi progressivement les dérivés du pétrole. La Commission met l’accent sur le rôle que peuvent jouer les nouveaux matériaux issus de plantes non alimentaires pour réduire notre dépendance énergétique et commerciale. Porté par la raréfaction des énergies fossiles et les nouvelles normes environnementales, le bio-raffinage peut contribuer à relancer l’économie européenne, générant environ 200 milliards d’euros de chiffre d’affaires autour de 2020 et créant 120.000 emplois, selon la Commission.
[1]Pourquoi s’obstiner, comme le déplore France Nature Environnement, à faire de l’énergie avec de la nourriture ? http://www.fne.asso.fr/fr/la-loi-energie-prend-des-chataignes.html?cmp_id=33&news_id=14249
[2] En Sardaigne, il y a 3 millions de moutons pour 1,6 million d’habitants.
[3]En France, la future loi sur « la transition énergétique pour la croissance verte » prévoit d’interdire au 1er janvier 2016 les sacs plastique à usage unique non compostables et d’interdire les plastiques oxodégradables, à base de pétrole et qui se dégradent en laissant des particules de plastique dans le sol. La vaisselle jetable non compostable sera interdite à partir de 2020.
Photo : chardon, 2013 (John Flannery/CC/Flickr).
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Posté Le : 09/10/2015
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: John Flannery/CC/Flickr ; texte: Par Louis Germain du 4 juin 2015
Source : http://journaldelenergie.com/