Algérie

Planète - Laurent Ballesta: "L’être humain n’a pas la modestie du monde sauvage de s’effacer quand ça ne va pas"



Planète - Laurent Ballesta:


Le monde subaquatique, le biologiste et plongeur Laurent Ballesta, 47 ans, en est un observateur professionnel depuis quinze ans. Ce qu’il y voit – et photographie – l’émerveille toujours, l’effraie aussi parfois. Oui, rivières et océans évoluent sous l’action des hommes. Mais pas toujours pour le pire...

- GEO : Le promeneur de bord de mer peut avoir le sentiment que l’océan est et restera toujours le même... Pourtant, vous, scientifique, photographe et plongeur, vous êtes aux premières loges pour affirmer le contraire. Quel est le bouleversement qui vous a le plus frappé en quinze ans d’explorations sous l’eau?

Laurent Ballesta: Paradoxalement, ce n’est pas en mer que j’ai constaté les transformations les plus spectaculaires, mais dans les rivières. Là, c’est catastrophique. Il y a de plus en plus de rejets d’eaux traitées et d’eaux usées, et le débit de nos cours d’eau diminue. Là où j’avais de l’eau claire, au moins l’hiver, je nage désormais en eau trouble. Les carpes ou les carassins qu’on rencontrait en allant vers les estuaires remontent de plus en plus en amont, sur le territoire des truites et des autres salmonidés.

- En mer également, on assiste à des déménagements d’espèces...

Oui, mais là, ce n’est pas forcément une catastrophe. Prenons l’exemple du barracuda. Ce n’est pas une espèce tropicale: on en a toujours rencontré dans le sud de la Méditerranée. Il y a vingt ans, à la fin de l’été, on en voyait quelques-uns apparaître du côté de l’île de Port-Cros, dans le Var. Aujourd’hui, même en plein hiver, on observe des bancs de centaines de barracudas, et l’été ils sont des milliers. On peut aussi parler des mérous. Sur la Côte d’Azur, on rencontrait parfois quelques vieux spécimens. Désormais, le mérou brun vient se reproduire au nord de la Corse. La rascasse volante, elle, n’est pas encore en Méditerranée occidentale, mais elle est déjà installée en Grèce. Est-ce que cela va être la calamité annoncée? [La prolifération dans l’Atlantique et le sud de la Méditerranée de ce prédateur originaire des eaux indo-pacifiques, aussi appelé poisson-lion, représente pour les experts la plus importante invasion d’une espèce marine de l’histoire. Lire GEO n° 508-juin 2021]. Je ne sais pas. Ce qui est à craindre, ce n’est pas qu’il y ait une espèce en plus, mais c’est qu’on arrive à une homogénéisation des écosystèmes.

- Les canicules marines, de plus en plus fréquentes, obligent les grands animaux marins à fuir parfois à des milliers de kilomètres de leur lieu de vie. Vous-même, quels «migrants sous-marins » avez-vous croisés?

Cet été, j’ai vu à deux reprises une baleine à bosse en Méditerranée où normalement on n’en croise jamais. Et aussi, en mer Ligurienne, le petit d’une baleine grise – un cétacé plus habitué aux eaux de la Californie – amaigri au point qu’on voyait ses vertèbres. Il semblerait qu’avec le réchauffement climatique ces rencontres extrêmes augmentent en intensité et en périodicité. A l’inverse, certaines espèces s’en vont. Un de mes plus grands souvenirs de jeunesse, c’est d’avoir croisé un banc de requins-pèlerins au large de Palavas-les-Flots… J’avais 16 ans. Jusque-là quelques petits crabes, un poulpe avaient suffi à nourrir ma passion et à soûler mon entourage d’histoires à n’en plus finir. Et là, tout à coup, j’ai vu un aileron, puis deux, puis trois, puis dix! Je me suis retrouvé face à ces colosses qui ouvraient une énorme gueule toute ronde! Je n’ai pas eu peur, car bien que je n’en aie jamais vu auparavant, j’avais lu tous les livres. Je connaissais Cetorhinus maximus et je savais que c’était un inoffensif mangeur de plancton! Eh bien, depuis ce jour, je n’ai jamais revu les requins-pèlerins de ma jeunesse. Ils sont partis. C’est un des effets du réchauffement de la planète. Parce que cette espèce aime l’eau froide, et on la voyait plutôt en hiver dans le nord de la Méditerranée.

- L’état de la flore est un autre indicateur de la santé des océans. Les décors que vous parcourez ont-ils changé?

Vous vous souvenez de Caulerpa taxifolia? La peste verte! L’algue tueuse! Apparue en 1984 sur la côte monégasque, on la présentait comme le fléau qui allait tout ravager. En 1990, elle avait envahi 15.000 hectares de littoral. Elle a presque disparu des fonds marins du nord de la Méditerranée sans que l’on sache comment. Peut-être à cause d’une dégénérescence génétique. Moi, quand je tombe dessus, je me dis «Tiens, Taxifolia! Ça faisait longtemps!» Et je la photographie. En revanche, il y en a une autre, Caulerpa race mosa, qui est arrivée doucement avec le réchauffement climatique, sans doute aussi avec l’enrichissement de l’eau en matières azotées. Aujourd’hui, elle est partout en Méditerranée sur les fonds entre trente et cinquante mètres. Est-ce une catastrophe écologique? Elle marque le paysage sur les fonds meubles et profonds, c’est sûr. Mais on a déjà vu d’autres espèces invasives comme elle arriver, parfois de façon impressionnante, avant d’assister à une régulation.

- Dans le monde, l’équivalent d’un camion-poubelle de détritus est déversé chaque minute dans la mer. Ces déchets accumulés dans les océans contribuent à former un «septième continent» surnommé le vortex de plastique. Plastique qu’on trouve même à de grandes profondeurs…

Si on n’en trouvait qu’en eaux profondes, franchement, on aurait résolu le problème. Si j’avais le pouvoir de concentrer tout ce plastique pour le précipiter à 10.000 mètres, au fond de la fosse des Mariannes, la plus profonde connue à ce jour, dans le nord-ouest du Pacifique, je le ferais. Cela choquerait les admirateurs de cet endroit et quelques privilégiés comme James Cameron, qui sont allés y faire un tour. Moi aussi je trouverais cela dommage, mais à choisir… Le problème ce n’est pas de trouver le plastique à 2.000 ou à 5.000 mètres, c’est d’en trouver partout dans la colonne d’eau. Parce ce que la bouteille en plastique qui flotte, c’est moche, c’est vraiment moche, mais ce n’est pas grave. Dans dix ou vingt ans, on aura résolu ce problème. Le vrai danger, ce sont les microparticules qu’ingurgitent les poissons et les crustacés. On croit souvent que ces minuscules débris sont le résultat de la dégradation d’un sachet plastique de supermarché. Oui, un peu. Mais ils proviennent aussi de bien plus loin : de nos vêtements synthétiques passés à la machine à laver. Il faudrait peut-être rendre obligatoire l’installation de filtres à la sortie des lave-linge.

- Justement, les déchets jetés dans les rues – et qui ne sont pas forcément constitués de plastique – représentent 80 % de la pollution marine. Les gens qui vivent loin des côtes sont-ils assez sensibilisés à la protection des océans?

Les gamins, oui. On leur fait assez la leçon à l’école. Pour les adultes, je me pose la question. Dans des villes très éloignées des côtes, comme Dijon, j’ai observé des plaques posées en face des regards d’égouts, portant l’inscription «Ici commence la mer. Ne rien jeter». Ce genre d’acte poétique peut provoquer une prise de conscience de la population. D’autres villes devraient diffuser ce message. Je suis persuadé, comme le dit le poète Jean-Pierre Siméon, que «la poésie sauvera le monde».

- En Méditerranée, la posidonie, une plante aquatique indispensable à tout l’écosystème, est menacée. Avez-vous constaté une détérioration des herbiers, ces prairies sous-marines près des côtes?

Nous avons des raisons de nous inquiéter. Un mètre carré de posidonie produit autant d’oxygène qu’un hectare de la forêt amazonienne, et ces plantes capturent plus de CO2 que les forêts du monde entier. Or les herbiers, dont se nourrissent déjà les saupes (Sarpa salpa) qui vivent là, sont menacés par le poisson-lapin (Siganus) – une des rares espèces exclusivement herbivores –, venu de la mer Rouge, et que l’on voit de plus en plus en Méditerranée. Si la population des deux espèces finit par se réguler, l’herbier subsistera, simplement taillé à ras à la fin de l’été. Mais les herbiers sont aussi abîmés par les plaisanciers, de plus en plus nombreux, qui arrachent les plantes avec l’ancre de leur bateau ou déversent leurs eaux usées. Ces deux exemples montrent qu’à long terme, face aux bouleversements climatiques, la biodiversité souffre mais s’adapte, et que le seul problème, c’est l’être humain qui, lui, ne renonce à rien! Il n’a pas la modestie du monde sauvage de s’effacer quand cela ne va pas. Il a cette arrogance de survivre. Et plus que de survivre, de bien vivre!

- Vous avez remarqué que la pollution sonore a aussi des effets néfastes. Le «monde du silence» du commandant Cousteau est donc devenu… bruyant?

En effet! Le bruit du trafic maritime, toujours plus important, désoriente les animaux et provoque des collisions. En Méditerranée, on estime que c’est un télescopage par jour. Et pas forcément avec des rorquals de vingt mètres, cela peut être des dauphins, des tortues, des poissons-lunes… C’est peut-être aussi la cause des échouages de cétacés qui viennent mourir sur les plages. Plus marginal, on peut parler aussi du bruit des éoliennes ou des missions de reconnaissance géophysique des fonds marins… Et puis, il y a le tapage de la plage! Le littoral concentre 90 % de la vie sous-marine, or c’est là que les nuisances sont les plus importantes – celles du jet-ski par exemple, cette horreur de bord de mer. Franchement, qu’est-ce que ça changerait à notre société, à nos loisirs, à notre bonheur, qu’il n’y ait plus de jet-skis? En Suisse, ils sont interdits sur les lacs. Les Suisses sont-ils moins heureux que nous?

- D’ailleurs, les équipements de plongée que vous employez ne rejettent pas de bulles et sont silencieux…

J’utilise un recycleur qui régénère les gaz respirés. D’abord parce que cela permet de plonger plus profond et plus longtemps. Mais aussi parce que, ne rejetant pas de bulles, je suis plus discret. Je peux entendre les poissons, le mouvement d’un banc alarmé par l’approche d’un prédateur… En Méditerranée, dans certaines cavités, on distingue le grognement des corbs. La nuit, en plongée dans l’herbier, on perçoit la rascasse, qui coasse comme une grenouille. Ce qui est étonnant, c’est que les ornithologues connaissent les chants de tous les oiseaux alors que les experts du monde sous-marin n’en sont encore qu’aux balbutiements pour les sons de la faune aquatique. A l’aide de micros à large spectre, ils savent capter le bruit d’une crevette qui communique avec une de ses congénères à trente mètres de là. Mais le plus souvent, ils enregistrent des sons sans pouvoir dire de quelle espèce ils émanent.

- Les experts affirment que sanctuariser 30 % du littoral mondial suffirait à sauver le monde marin. Que pensez-vous de cette solution?

Si quelque chose fonctionne, c’est bien cela! Dans une zone où l’on ne chasse plus, on ne pêche plus, on interdit la plongée de loisir et les jet-skis, il n’y a pas besoin d’un siècle: en dix ans, on assiste à une amélioration fantastique! Mieux: l’effet bénéfique déborde, se prolonge tout autour. Sous l’eau, on n’installe pas de clôture pour empêcher les animaux de s’échapper. Une réserve marine, ce n’est pas un aquarium. Alors les poissons prolifèrent et se répandent aux alentours… Le problème, c’est qu’on nous illusionne avec les «aires marines protégées» (AMP), appellation qui recouvre tout et n’importe quoi. Cela va de la réserve intégrale, le sanctuaire absolu que je viens de décrire, au «parc régional», à l’intérieur duquel presque tout est permis. Le chalutier, le plus destructeur des systèmes de pêche, passe. La plaisance passe. Le chasseur sous-marin descend! Prenons l’exemple du parc naturel marin du golfe du Lion: 400.000 hectares d’AMP! A l’intérieur, on a la réserve naturelle marine de Cerbère-Banyuls, 650 hectares seulement, qui est une «zone protégée». Les activités humaines y sont réglementées: on a le droit de plonger, mais pas de chasser. Les petits métiers, c’est-à-dire les artisans pêcheurs exploitant seuls un petit bateau, sont autorisés dans un nombre limité, mais pas les chalutiers. Et à l’intérieur de cette «zone protégée», on a la «zone de protection renforcée»: 65 hectares, c’est tout, où personne ne peut aller.

- Difficile, dans ces conditions, d’obtenir ce fameux débordement…

Eh bien si, il y en a! Ce n’est pas très important, et cela prend du temps, mais les 65 hectares débordent bien sur les 650 hectares. Quand j’étais étudiant et que je plongeais dans la zone protégée, je ne voyais pas grand-chose. De temps en temps, un petit corb. Rarement un mérou. Aujourd’hui, je vois la même chose que dans la zone de protection renforcée: des corbs superbes, des mérous énormes, des serrans, des motelles… C’est magnifique, mais ce n’est pas suffisant. La France compte un peu plus de 10 % d’aires marines protégées pour 0,2 % de zones de protection renforcée. En septembre 2021, le président Macron s’est engagé à atteindre 10 % de zones de protection renforcée d’ici à 2030.

- En 1988, année de la sortie du film Le Grand Bleu, 98.000 Français pratiquaient des activités sous-marines. Ils sont 360.000 aujourd’hui. Voyez-vous plus de plongeurs sous l’eau?

Beaucoup plus, oui! Le tourisme sous-marin aura sans doute des conséquences négatives, mais je crois qu’il y aura davantage d’effets positifs. Je le constate avec la nouvelle génération de plongeurs, qui est dix fois plus naturaliste que ne l’étaient les précédentes. Ils font des photos parce que certains smartphones vont sous l’eau ou qu’on peut s’équiper d’un boîtier étanche. Et quand ils remontent, ils vont se renseigner sur Internet. Tout à coup, ils mettent un nom sur ce qu’ils viennent de voir. Je crois qu’on assiste à la naissance de plongeurs-cocheurs, l’équivalent des cocheurs, ces ornithologues, amateurs ou professionnels, qui recensent les oiseaux, et c’est très bien. Parce qu’ils sont très vite militants pour la protection de la biodiversité. C’est comme cela: quand on emmène les yeux, on emmène le cœur.

- Vous avez déclaré: «On imagine que la Méditerranée n’a plus de secrets, mais elle est plus énigmatique que jamais.» Y a-t-il encore beaucoup de mystères à élucider sous l’eau?

Plus j’explore et plus je mesure mon ignorance. Dire que je suis considéré comme un spécialiste… Quelle imposture! La Méditerranée, c’est 5.000 ans d’observation naturaliste, et pourtant, quand je descends, je continue d’aller de surprise en surprise. Il y a dix ans, par exemple, j’avais entendu parler d’étranges cercles concentriques repérés au nord du cap Corse par sonar. Personne n’était allé vérifier de quoi il s’agissait, car les conditions de plongée y sont très périlleuses. C’est loin et vraiment compliqué de plonger là-bas. L’année dernière, lors d’une mission pour le parc marin du cap Corse, j’ai profité d’une fenêtre météo pour aller y jeter un œil. Je suis resté vingt-huit minutes au fond. Mais quand j’ai vu ces cercles de vingt-cinq mètres de diamètres, il ne m’a pas fallu vingt-huit minutes pour dire qu’il fallait monter une expédition. Le mystère est aujourd’hui presque résolu. On tient une théorie, et j’attends les résultats des analyses pour en dire davantage. Je rêve d’y retourner l’été prochain pour documenter la faune et la flore associées à ce phénomène. Pour le moment, je travaille sur une autre découverte intrigante: des nids de poissons qui couvrent là-bas des centaines et des centaines d’hectares. Je pense que c’est un bouleversement écologique de la zone qui n’a jamais été mis en lumière. J’ai eu une chance incroyable de tomber dessus au printemps dernier. Et cela devrait m’occuper durant les deux ou trois ans à venir.




Photo: Le biologiste marin, plongeur et photographe Laurent Ballesta. © BORIS HORVAT/AFP

CYRIL GUINET


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