D'UNE MAIN, IL TIENT LE GUIDON DE SON VÉLO. De l'autre, il ramasse un chou à terre. Un chou laissé pour compte, on ne sait pas trop pourquoi, auquel personne ne fait attention et dont personne ne veut, à part lui. Quelques mètres plus loin, il se penche pour attraper une grappe de bananes esseulée au fond d'un carton. Au passage, il discute avec quelques commerçants, occupés à remballer leurs stands ou pressés de vendre au rabais ce qu'il reste de leurs étals. Il est 17 h 30, l'heure de la fermeture approche, le bon moment pour faire ses emplettes à l'œil. En fin de journée, Tristram Stuart se rend régulièrement au marché de Ridley Road, à quelques pas de son bureau, dans le quartier boboïsant de Dalston, au nord-est de Londres. Il n'achète rien, il scrute le bitume et fouille les poubelles à mains nues, à l'affût de fruits et légumes invendus ou jugés invendables, et bazardés sans réfléchir. Les mauvais réflexes ont la peau dure.
Tristram Stuart ne cherche pas à se nourrir à moindres frais, il fait la démonstration du scandale qui l'horrifie et habite sa vie : le gaspillage alimentaire. "Récupérer la nourriture parfaitement comestible sur les marchés et dans les poubelles des supermarchés n'est pas la solution, précise-t-il. C'est un moyen de me faire entendre." De dire qu'elle n'aurait jamais dû être là, au rebut. Un milliard d'êtres humains souffrent de malnutrition et pourtant, un tiers de la production mondiale de nourriture est jeté, rappelle-t-il sans relâche. Un Français gaspille entre 90 et 155 kilos en moyenne chaque année. Un supermarché ou hypermarché, environ 197 tonnes. De la Grande-Bretagne aux Etats-Unis en passant par la Norvège, l'Equateur ou encore la France, ce Britannique de 35 ans aux allures de gentleman-farmer mène une lutte acharnée contre le gâchis.
Tristram Stuart avait 10 ans lorsqu'il s'est dit pour la première fois qu'il pouvait faire la différence. L'âge où, déjà très préoccupé de questions environnementales, il a pris sa plume pour écrire au gérant du McDonald's local afin de l'informer qu'il n'y mettrait plus les pieds tant que la chaîne de fast-foods ne renoncerait pas à utiliser des chlorofluorocarbures (une sous-classe de gaz fluorés responsables de la destruction de la couche d'ozone) pour fabriquer ses boîtes à hamburgers. "Deux semaines plus tard, je recevais une lettre, de la main du manager, m'indiquant que tous les McDo du monde avaient cessé d'en utiliser. J'ai cru que c'était grâce à moi !", dit-il en souriant.
Diplômé en littérature anglaise à l'université de Cambridge et féru de biologie, il a désormais un potager dans son jardin de Londres et trois ruches, se fait livrer du lait frais trois fois par semaine et rapporte de la viande de sa ferme du Sussex tous les mois. Il met rarement les pieds dans un supermarché – "pas besoin, j'ai tout ce qu'il me faut" – et ne quitte jamais un restaurant sans doggy bag, quitte à forcer la main des restaurateurs. Il vit presque en autosuffisance mais ne réclame pas des autres qu'ils en fassent autant. Tristram Stuart n'a pas le profil du militant écolo culpabilisant qui fustige celui qui redoute de consommer son yaourt après la date de péremption et rechigne à avaler un fruit à moitié gâté. Son créneau à lui, c'est "l'éveil des consciences". Il tire la sonnette d'alarme et juge qu'il est urgent de revoir nos habitudes alimentaires et d'exiger de la grande distribution une meilleure gestion de ses rayons. Question de bon sens. "A ce rythme, nous allons mettre à sac la planète, insiste-t-il. Comment justifier que la plupart des pays européens et nord-américains gaspillent la moitié de leurs ressources alimentaires entre le moment où elles sont produites et celui où elles sont consommées ?"
CE SAMEDI MATIN-LÀ, IL A DONNÉ RENDEZ-VOUS À UNE VINGTAINE DE VOLONTAIRES à la gare de St. Pancras. Direction le Kent, au sud de Londres. Dès que son emploi du temps le permet, il organise des "journées glanage". L'objectif ? "Récupérer auprès des exploitations agricoles les fruits et légumes rejetés par les supermarchés faute de répondre à leurs critères esthétiques arbitraires", explique-t-il. Les exigences des grandes surfaces vont bien au-delà de ce qu'imposent les législations nationales et européennes, mais ce sont elles qui dictent leurs lois. "Regardez, dit cet agriculteur du Kent en pointant du doigt ses poiriers. Ces poires sont trop petites ou leur forme est imparfaite, nos clients n'en veulent pas. Vu le cours de la poire, cela nous coûterait trop cher de les cueillir et de les transporter." Résultat, si personne n'était venu les ramasser, "on les aurait laissées pourrir sur place", reconnaît-il. Dans les bureaux de son exploitation, il a des classeurs remplis de carnets de commandes détaillant les desiderata des supermarchés : taille, circonférence, couleur, taux de sucre, aspect ciré... Ses pommes et ses poires doivent êtres "parfaites" et identiques sous peine d'être refusées. En quelques heures, la petite armée de soldats anti-gâchis récoltera plusieurs centaines de kilos de fruits destinés à un abri pour sans-logis.
Cela fait des années que Tristram Stuart sollicite les agriculteurs et fait le siège des supermarchés pour tenter de donner une seconde vie aux denrées alimentaires sacrifiées sur l'autel de la surconsommation. En 2009, il a lancé une opération baptisée Feeding the 5 000, un banquet gratuit pour 5 000 personnes organisé à Trafalgar Square, à Londres, préparé exclusivement avec de la nourriture destinée à la poubelle. Ont suivi les villes de Bristol, Manchester et Turin, en Italie.
Le chef cuisinier de ces festins géants s'appelle Para, Peter O'Grady de son vrai nom. Originaire de Dublin, ce quinquagénaire vêtu d'un dhotî blanc (pagne indien) et coiffé d'un choti (touffe de cheveux à l'arrière du crâne) habite la ville de Watford, située à une trentaine de kilomètres au nord de Londres, dans un manoir offert en 1973 par le guitariste des Beatles George Harrison à la communauté Hare Krishna. Six jours par semaine, à l'aube, Para prépare assez de nourriture pour ravitailler 900 sans-abri et étudiants fauchés. Uniquement grâce aux "déchets" d'un supermarché, le seul qui ait accepté qu'il "fasse ses poubelles", où il récupère dix tonnes de vivres chaque semaine. Ce matin-là, sa camionnette est remplie de barquettes de fraises, de concombres, de poivrons, d'asperges vertes, de figues, de citrons, de tomates, de beurre, de lait, de croissants et de baguettes. Difficile de comprendre au premier coup d'oeil pourquoi ces denrées ont été interdites d'étal : une tomate un peu écrasée, un emballage à peine déchiré, une date de péremption imminente... Des détails. Et pourtant suffisants pour qu'elles soient jugées impropres à la vente.
"Cela m'a pris deux ans pour convaincre ce supermarché d'accepter, les autres ne veulent pas en entendre parler, regrette Para. C'est plus facile pour eux de jeter." Soucieuses d'étouffer toute forme de concurrence ou effrayées à l'idée d'être poursuivies en justice pour intoxication alimentaire, certaines grandes surfaces vont même jusqu'à asperger d'ammoniaque l'intérieur des bennes afin de s'assurer que personne n'y touche. "C'est absurde, s'emporte Tristram Stuart. Il suffit de signer un contrat avec la ou les associations autorisées à glaner dans leurs poubelles pour être déchargé de toute responsabilité." Il suffirait surtout de moins produire et de mieux gérer les stocks. Certaines enseignes commencent à prendre conscience de l'ampleur des dégâts et mettent en place des opérations destinées à enrayer le gâchis : rayons à prix cassés la veille de la date de péremption, bacs discount pour fruits et légumes "imparfaits", accords avec des associations... Marks & Spencer a ainsi réduit son gaspillage de 40 % en quatre ans. D'autres en revanche refusent de s'y mettre. "Je vais aller les voir", promet Tristram à Para.
Surprenante association que ces deux-là. Si Para est un végétarien militant – "J'aimerais que les gens se soucient plus des animaux au lieu de les manger" –, Tristram Stuart, lui, est un carnivore qui fait l'apologie des abats. Il parle de cervelle frite et de tartes aux viscères. Sa devise : tout est bon dans le cochon. "Dans ce domaine, la France fait figure d'exception, les commerçants et les restaurants continuent de proposer des pieds de cochon ou des tripes, souligne-t-il. Mais ailleurs, une quantité industrielle d'abats est gaspillée." Tristram Stuart n'oubliera jamais Gudrun. Il lui a même dédicacé son second livre : Waste : Uncovering the Global Food Scandal (Gaspillage : révélations sur le scandale alimentaire mondial, éditions Penguin, bientôt traduit). C'est elle qui a inspiré son combat. Il avait 15 ans et vivait dans une ferme du Sussex. Gudrun était son premier... cochon. A l'époque, pour arrondir son argent de poche, il se lance dans un petit commerce de boucherie maison. Il fait le tour des restaurants et des boulangeries du coin, se rend à la cantine de son lycée et demande les restes pour nourrir ses animaux. Au bout de quelques semaines, il finit par partager leur repas. Une révélation : "J'ai compris que tout ce que je récupérais était tout à fait propre à la consommation des êtres humains et n'aurait jamais dû être jeté."
LAURÉAT 2011 DU PRESTIGIEUX PRIX INTERNATIONAL SOPHIE pour l'environnement et le développement durable, il a reçu un chèque de 100 000 dollars, ce qui lui permet de partager un bureau avec des entreprises sociales dans un ancien entrepôt reconverti, avec panneaux solaires et jardin potager sur le toit. Consultant indépendant, il est de plus en plus sollicité par les gouvernements, les municipalités et les chaînes de la grande distribution pour les aider à mettre en place des solutions. Il a également été mandaté par la Commission européenne pour organiser des banquets aux quatre coins de l'Europe, dans le cadre d'un programme appelé Fusions visant à évaluer précisément le gaspillage et à le réduire de 50 % d'ici à 2025. La France s'empare elle aussi du sujet et s'apprête à lancer un plan anti-gâchis. "Notre objectif est de mobiliser tous les acteurs de la chaîne alimentaire, du producteur aux supermarchés, en passant par le consommateur, les associations de solidarité et les collectivités locales, explique le ministre délégué chargé de l'agroalimentaire, Guillaume Garot. Nous avons déjà rencontré les grands noms de la distribution afin de mieux organiser les stocks, optimiser les circuits de don et lutter efficacement contre les dérives de la surconsommation."
Paris sera d'ailleurs la prochaine étape de Tristram Stuart : il organise un grand festin ce samedi 13 octobre, à 13 heures, sur le parvis de l'Hôtel de Ville (1). Au menu, un gigantesque curry végétarien (la spécialité de Para), des stands de cuisine proposant des recettes anti-gâchis et, Tristram l'espère, quelques cochons pour manger les épluchures sur place. "Depuis l'épidémie de fièvre aphteuse en 2001, de nombreux pays interdisent de nourrir les animaux avec nos déchets. C'est ridicule. La loi devrait obliger les éleveurs à cuire la nourriture au lieu de les gaver de soja cultivé en Amérique du Sud, ce qui cause des dommages environnementaux inutiles et contribue chaque jour à la déforestation de la planète." Il a d'ailleurs un nouveau projet sur le feu : installer des cochons en plein coeur de Londres, à Hyde Park, afin de les nourrir aux yeux de tous avec des déchets... pour ensuite les faire rôtir ! La mission chevillée au corps, Tristram Stuart n'est pas du genre sentimental. S'il n'a pas mangé Gudrun, il a dévoré tous ses petits.
Louise Couvelaire. Photos Chloe Dewe Mathews
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Posté Le : 14/10/2012
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: Chloe Dewe Mathews ; texte: Louise Couvelaire
Source : M le magazine du Monde | 12.10.2012 à 11h55