Algérie

Planète - Hongrie: La tragique fin de Kishantos, la ferme bio modèle de l’Europe



Planète - Hongrie: La tragique fin de Kishantos, la ferme bio modèle de l’Europe




Depuis vingt ans, en Hongrie, Kishantos est un modèle de ferme biologique rentable doublée d’un centre de formation florissant sur l’agriculture raisonnée. Mais il y a deux ans, l’État a dépecé ces terres et les a vendues à des exploitants utilisant engrais et pesticides. Un gâchis épouvantable qu’essaient d’empêcher associations et membres de Kishantos.

- Kishantos, reportage

15 novembre 2014. Des champs à perte de vue. La terre est noire, élastique et friable à la fois, riche et belle, elle en deviendrait presque appétissante. Au ras des mottes, on voit de très légers insectes minuscules qui tourbillonnent. Au loin, un tracteur vert trace une longue ligne droite sur l’immense champ de 87 hectares. Il traîne un large outil qui broie les pousses vertes.

Une femme marche à grands pas dans le champ, face au tracteur qui avance sur elle comme si le conducteur ne la voyait pas. Celui-ci passe sans dévier de sa ligne et lui fait un geste menaçant.

«Il n’a aucun droit d’être ici, sur cette terre », s’exclame Eva Acs, agronome et directrice du Centre de développement rural de Kishantos. « Je suis allée ce matin même vérifier au cadastre le nom du titulaire légal de cette parcelle. Personne ! Le gouvernement n’a pas encore attribué ce bail.»

Une agression violente contre une ferme bio rentable

Géré par une association, le Centre de développement rural de Kishantos, à environ soixante kilomètres au sud de Budapest, cultivait depuis vingt ans, en bio, 452 hectares loués au Fonds national foncier, propriété de l’État hongrois. En plus de ses activités agricoles, le Centre investissait ses bénéfices dans un centre de formation.

En 2012, le bail de la ferme arrivant à échéance, le Fonds, au lieu de renouveler le bail comme il aurait dû, découpe les terres en dix parcelles et lance un appel d’offres pour trouver de nouveaux locataires, sans même mentionner la qualité « bio » des terres qui ont pourtant reçu les plus exigeantes des certifications, suisses entre autres.

Contrairement aux obligations légales, les terres ont été attribuées à des exploitants qui ne remplissent pas les conditions nécessaires et l’association Kishantos n’obtient, elle, aucun des lots.

«L’État doit pourtant louer en priorité aux exploitants bio et aux centres éducatifs, et nous sommes l’un et l’autre!», dit Eva Acs, qui attaque alors en justice le Fonds, avec le soutien de Greenpeace.

«Kishantos a le soutien de 150 organisations et de 8.000 personnes», dit Katalin Rodics, directrice régionale des campagnes Greenpeace.

Une douzaine de procès sont en cours et, en novembre 2013, dans l’attente d’une décision de justice, Eva Acs a refusé de rendre les terres, d’autant que le gouvernement hongrois ne veut verser aucune compensation, ni dommages et intérêts.

Accaparement des terres et pesticides

Les militants de Greenpeace se sont relayés pendant cinq mois pour empêcher les nouveaux locataires de prendre possession des terres attribuées. Ils ont finalement dû céder à la force des milices privées envoyées par les propriétaires pour forcer le passage, en avril 2014.

Qui donc envoie maintenant le tracteur vert labourer un lot encore non attribué? Eva Acs appelle la police pour tenter de le découvrir. Les deux policiers qui viendront ne feront que noter l’identité du conducteur, sans l’obliger à rien dire, ni à cesser son travail illégal. Effondrée, Eva suit le tracteur des yeux, symbole pour elle du régime hongrois actuel: avidité et illégalité.

La semaine dernière, elle a vu deux tracteurs pulvériser des pesticides chimiques sur une autre partie des terres, qui perdent ainsi leur certification bio.

«C’est la deuxième fois!», dit-elle, les larmes aux yeux.

«C’est un acte barbare!»

Depuis 2004, année de l’entrée de la Hongrie dans l’Europe, l’agriculture se transforme à pas de géant avec l’arrivée des subventions et des lobbies d’intrants.

«En dix ans, dit Balasz Tömöri, de Greenpeace, il y a déjà 60 % d’oiseaux en moins.»

Et les différences de prix avec l’Europe accentue un accaparement des terres agricoles qui bat son plein en Hongrie.

En avril dernier, un grand nombre d’organisations internationales réunies à Budapest lors d’une réunion organisée par les Amis de la terre International (FOE International) sur un Programme de souveraineté alimentaire, ont signé une déclaration contre le landgrabbing (accaparement des terres) en Hongrie.

Des centaines de milliers d’hectares ont été alloués à des entreprises ou à de grands propriétaires hongrois via la location de terres domaniales, et un million d’hectares environ aurait déjà été acquis par des investisseurs étrangers par le biais de prête-noms, ou de contrats dits «de poche», c’est-à-dire non datés, et qui restent «dans la poche» jusqu’au jour où l’Europe imposera finalement à la Hongrie d’autoriser les étrangers à devenir propriétaires des terres.

Pourquoi l’état hongrois détruit-il Kishantos?

Est-ce parce que cette ferme était la preuve vivante de la possibilité d’un développement rural sain, soutenable et démocratique?

Est-ce parce qu’elle produisait des céréales bio et vendait aussi des semences bio de haute qualité?

Est-ce parce qu’elle démontrait le succès d’une agriculture bio à grande échelle?

Parce qu’elle représentait la réussite d’une initiative de la société civile partant du bas vers le haut, et qui travaillait pour le peuple et le bien public?

Créée en 1992, cette ferme est le fruit d’un rêve. Ferenc Bolye, un jeune fermier du coin, a eu la chance de partir au Danemark, étudier dans une école du Mouvement des universités populaires, ouvertes à tous sans examens. À son retour, il obtient l’aide d’experts allemands qui participent à la conception de la ferme qu’il a dirigée avec Eva Acs pendant vingt ans et dont il travaillait lui-même la terre. József Angyan, professeur au lycée agricole de Gödöllö, l’un des meilleurs experts agricoles hongrois, s’était aussi fortement impliqué dès le début.

En 1995, Kishantos signe un bail pour une nouvelle parcelle de terre sur laquelle ils établissent une école pour enseigner aux jeunes agriculteurs les principes de l’agriculture biologique, avec en plus un Centre de formation populaire sur le modèle danois.

Au cours des vingt dernières années, Kishantos (petit Hantos) a mis en place, avec le village de Hantos, une coopération avec des partenaires danois et européens, et des programmes d’échanges internationaux. Plus de 200 jeunes Hongrois ont suivi pendant trois et cinq mois des cours sur la démocratie et la pratique d’une agriculture durable, à la Vestjyllands Højskole.

«Kishantos est le seul projet en Europe où l’agriculture durable et écologique, l’éducation et la démocratie ont fonctionné ensemble en parfaite harmonie et de façon rentable», dit Eva Acs.

Officiels hypocrites

Deux jours avant, le 13 novembre 2014, l’Institut culturel français de Budapest recevait Pierre Rabhi lors d’une Journée consacrée aux Collectivités locales et à l’agroécologie. Il y avait là Zsolt Feldman, Secrétaire d’État hongrois, chargé du développement rural qui a parlé de la nécessité d’une agriculture pérenne, de l’importance des exploitations familiales et de la protection de l’environnement.

Gergely Papp, Directeur général et responsable du Développement rural à la Chambre d’agriculture hongroise, qui a parlé de l’importance de l’alimentation, et David Mezei, chargé des affaires stratégiques en matière de développement rural auprès du Premier ministre, qui a exposé l’intention de l’État d’éliminer les intermédiaires et le gâchis alimentaire.

Tous les trois ont félicité Pierre Rabhi pour ce qu’il représente et exprimé leur admiration pour ses idées. Dans la salle et sur l’estrade se sont succédé aussi nombre de parlementaires hongrois et français, d’activistes et de spécialistes. À la fin, Pierre Rabhi a été longuement acclamé par les participants et par le public qui emplissait la salle. Aucun de ces officiels n’a répondu à une question de la salle sur le sort de Kishantos.

Gouvernement devenu ennemi

Avant les élections de 2010 le parti Fidesz avait promis de donner aux fermiers et aux jeunes familles l’accès aux terres domaniales, élément important de sa victoire. L’actuel Premier ministre, Viktor Orbán, qui connaissait personnellement József Angyan, agronome très populaire en Hongrie, lui avait proposé d’entrer dans son parti pour mettre en œuvre ses idées dans une stratégie agricole fondée sur la petite agriculture familiale et bio. Angyan avait accepté de siéger au Parlement sous la bannière du Fidesz.

«La Hongrie a, depuis deux ans, la meilleure stratégie de développement rural au monde, rédigée par József Angyan devenu secrétaire d’État à l’agriculture durable. Le texte, approuvé par le gouvernement, figure toujours sur le site du ministère de l’agriculture», explique Balazs Tömöri.

«Simplement, l’État fait tout le contraire.»

József Angyan a donc démissionné fin 2012 pour protester contre les appels d’offres «truqués» et les politiques favorisant l’agro-industrie, les PME et l’État. Il a quitté le parti Fidesz pour devenir député indépendant, et il publie et met régulièrement à jour un rapport fleuve qui atteint aujourd’hui 2.000 pages, dénonçant les pratiques de l’administration d’État de l’agriculture hongroise.

Les Hongrois sont sensibles à la défense de leur environnement et le Professeur Angyan est très connu. Les marchés bio et les centres de formation à l’agriculture bio ont beaucoup de succès, comme à Gömörszölös, à la frontière slovaque, où Ivan Gyulai enseigne aussi bien la culture sous paillis de paille que la façon de construire un poêle à bois à foyer économe, l’art des toilettes sèches et des maisons passives, à près de 3.000 stagiaires par an.

«Nous avions tous été enthousiasmés par les premières déclarations et intentions de Viktor Orbàn!», confie Marguerite Kardos, naturopathe qui vit entre la France et la Hongrie, «nous pensions qu’il voulait nous protéger!»

Les choses ne s’arrangent pas, au contraire. Une voiture surgissant à toute allure sur la route a récemment failli renverser Ferenc Bolye, qui a sauté dans le fossé pour sauver sa vie. Eva Acs conclut: «Au Moyen-Âge, les Turcs venaient et détruisaient nos terres. Maintenant c’est le gouvernement qui est devenu notre ennemi.»


- Pour en savoir plus et aider Kishantos : Save Kishantos.


Source : Elisabeth Schneiter pour Reporterre
Photos : © Elisabeth Schneiter



Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Nom & prénom
email : *
Ville *
Pays : *
Profession :
Message : *
(Les champs * sont obligatores)