Algérie - TRANSPORT

Planète (France/Europe) - Plutôt qu’un gros ferry, ces voyageurs prennent un voilier



Planète (France/Europe) - Plutôt qu’un gros ferry, ces voyageurs prennent un voilier


Le transport de passagers à la voile se développe lentement mais sûrement dans les mers françaises. Un moyen de voyager de manière plus lente, décarbonée, et respectueuse du vivant.

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Quiberon (Morbihan), reportage

Il est rare, sur un ferry, que les passagers descendent à la cale pour filer un coup de main aux machinistes. Pas sur Saona, le catamaran de la compagnie Îliens qui relie, d’avril à novembre, le port de Quiberon à Belle-Île-en-Mer (Morbihan). «Il y a des volontaires pour hisser la grand-voile?» lance Lili, la matelote, quelques minutes à peine après que le voilier se soit élancé sur les flots. Nul besoin de motiver les troupes: une fraction de seconde plus tard, trois de la vingtaine de passagers se démènent déjà sur le pont, tout sourire, sous les applaudissements du reste de l’équipage. «Allez, donnez tout!» les enjoint la navigatrice.

Le vent est bon, en cette douce matinée d’automne. Saona file entre les vagues, collines mouvantes d’où jaillissent parfois des goélands marins. Pas un bruit de moteur, pas une vapeur de fioul. Juste la mer, immense, dans les oreilles et les rétines. La contemplation ne s’interrompt que lorsque des embruns aspergent un passager étendu sur le pont, provoquant l’hilarité générale. En une heure à peine, les falaises moussues de la plus grande île de Bretagne se profilent à la proue. «C’était presque trop court», glisse un passager en mettant pied à terre.

Lancée en mai 2021, la compagnie Îliens est la première à s’être spécialisée dans le transport de passagers à la voile en France. Le secteur a le vent dans le dos: Sailcoop, une coopérative reliant la Corse au continent, a fêté cette année sa deuxième saison. Le Britannique Andrew Simons espère quant à lui établir une liaison régulière dès l’été 2024 entre Boulogne-sur-Mer et Douvres, en Angleterre.

Douze personnes (et leurs vélos) pourront prendre place à chaque trajet, pour environ 100 euros. «Les deux villes ne sont pas très loin [à 4 heures et demie de navigation], il y a du vent dans la zone… Voyager comme ça devrait être normal», nous explique-t-il depuis les commandes de son voilier, la voix hachée par les bourrasques qui s’engouffrent dans le micro de son téléphone.

- «On décarbone à 95 %»

En trois saisons, le catamaran de 19 mètres de long d’Îliens a permis à plus de 50.000 touristes de parcourir à la voile les 9 milles nautiques (17 kilomètres) qui séparent Belle-Île-en-Mer du continent. Depuis la création de Sailcoop, un peu plus de 1.000 personnes ont traversé la Méditerranée de manière décarbonée. Ou presque. Pour effectuer les manœuvres de port, ou lorsque que le vent est trop faible, un moteur est utilisé.

Le vent reste cependant le moyen de propulsion principal des deux compagnies: «On décarbone à 95 %, assure Maxime de Rostolan, directeur du développement de Sailcoop. En moyenne, sur l’année, on a utilisé 3,2 litres de gasoil par passager pour les emmener ou les ramener de Corse.» La consommation moyenne du catamaran d’Îliens — dont le trajet est dix fois plus court — est tout aussi riquiqui: à peine 0,3 litre de gasoil par passager.

Des chiffres qui ont de quoi faire pâlir les ferrys classiques. Leur empreinte carbone — qui varie en fonction de leur taille, de leur vitesse et des équipements à bord — est difficile à évaluer avec précision. Elle n’en reste pas moins conséquente. Dans un rapport de 2021, l’Agence européenne de l’environnement estime que le passager d’un ferry émet, en moyenne, 61 grammes de CO2 par kilomètre parcouru (contre 33 pour l’usager d’un train, et 80 pour celui d’un car).

Le simulateur mis au point par le site Bon Pote recourt à une méthodologie différente: le passager d’un trajet Marseille-Ajaccio émet, selon ses calculs, 276 kilos de CO2 dans l’atmosphère, soit 14 % du «budget» idéal de chaque Terrien, qui devrait graviter autour de 2 tonnes de CO2 par an.

Les bienfaits de la voile ne s’arrêtent pas à son usage quasi nul de carburant. Sur un voilier, le temps s’étire, l’espace se dilate. La lenteur (et le silence) rendent plus attentifs à la mer, ses changements de visage et ses habitants. Il n’est pas rare d’apercevoir une baleine au large de la Corse, ou un dauphin aux abords de Belle-Île-en-Mer. «Les sensations sont trop chouettes, confie Camille, l’une des passagères de Saona. Entendre le bruit des vagues, se prendre de l’eau sur les pieds… On se sent tout petits face à ces éléments.»

Sur le pont du catamaran, les occasions de s’émerveiller ne manquent pas: un arc-en-ciel transperçant le tissu grisâtre de nuages boursouflés; le vol plané d’un cormoran entre les vagues; la coque qui s’incline et se relève à chaque mouvement de houle, imprimant le rythme de la mer jusque dans les tripes. «C’est très brutal, la me », souffle Lili, la matelote, entre deux manœuvres.

Ces expériences permettent «de se reconnecter à la nature, à l’essentiel, à l’humain». Et pourquoi pas «changer partiellement son mode de vie» une fois revenu à terre, selon Arthur Le Vaillant, cofondateur du collectif de navigateurs écolos La Vague et président du conseil de surveillance de Sailcoop.

- «C’est dur de changer les habitudes»

Les marins des compagnies existantes restent cependant lucides: la pratique est, pour le moment, extrêmement minoritaire. Belle aventure et Awake, les deux monocoques de Sailcoop [1], ont absorbé, en 2023, à peine 0,02 % du flux des visiteurs de l’île de beauté. «En juillet et août, tous les bateaux pour Belle-Île sont pleins. On ramasse les miettes de ceux qui ne peuvent pas venir en ferry», constate de son côté Léon Passuello, d’Îliens.

La compagnie peine également à convaincre les locaux. «Le trajet est un peu plus long [entre 1 heure et 1 h 30 contre 30 minutes, sur le même trajet, pour les vedettes thermiques les plus rapides], et ils ont l’impression que c’est un truc de touristes, donc ils ne viennent pas chez nous. C’est dur de changer les habitudes.»

«Avec la disponibilité du fuel, se déplacer facilement est devenu une évidence», analyse Lise Detrimont, déléguée générale de l’association Wind Ship. Être contraints par les caprices de la météo et ne pas maîtriser à la minute près son heure d’arrivée peut être «difficile à accepter» pour certains passagers, notamment pour ceux qui effectuent des allers-retours réguliers entre le continent et les îles pour leur travail. Ceux-là «ont un rythme très contraint. Ils peuvent avoir des bus ou des trains à prendre derrière, et ne peuvent pas se permettre d’avoir un délai plus long sans revoir complètement leur mode d’organisation».

Même pour ceux qui traversent la mer en simples voyageurs, le cap peut être difficile à passer. Pour rallier Calvi depuis Saint-Raphaël à la voile avec Sailcoop, il faut compter entre 16 et 24 heures de navigation. En ferry, 7 heures à peine. «À l’heure du tourisme zapping, où on “fait” la Thaïlande en dix jours et le Chili en deux semaines, il va falloir retrouver le temps du voyage, considérer qu’il peut commencer au bout du quai», pense Maxime de Rostolan.

Avec la voile, «on s’attaque à une civilisation de la vitesse et de la facilité, juge Lise Detrimont. Ça prendra forcément du temps». «Depuis la révolution industrielle, on s’est déconnectés des saisons, on a créé des cocons qui sécurisent nos vies, abonde Arthur Le Vaillant. Se réadapter aux anticyclones, aux tempêtes et aux vents qui gouvernent nos vies, c’est un sacré cheminement.»

- Des aides pour les trains et avions, pas pour les bateaux

Le navigateur pointe également des difficultés réglementaires: «Toutes les normes — sur le risque incendie, la sécurité à bord — ont été dessinées pour des bateaux à moteur pour qui la place n’est pas un problème. Elles ne sont pas adaptées à des bateaux différents.» Afin d’obtenir l’autorisation d’exercer son activité, Sailcoop est allé jusqu’à déposer deux référés au tribunal administratif, ainsi qu’un recours auprès du ministère de la Mer.

Les activités de la coopérative sont aujourd’hui suivies de près par un groupe de travail: «Ils attendent (ou espèrent) qu’on fasse un faux pas pour dire “On arrête tout”», raconte Maxime de Rostolan. Léon Passuello, d’Îliens, explique lui aussi avoir eu du fil à retordre avec les mairies: «On s’est battus pendant trois ans pour trouver un emplacement pour notre bateau la nuit, et on risque encore d’être virés aujourd’hui. On est contre vents et marées.»

Tous déplorent le manque de soutien de l’État. Contrairement aux lignes maritimes classiques, Îliens ne bénéficie d’aucune subvention de la région. En dépit de ses bienfaits écologiques, l’entreprise — qui pratique l’égalité salariale et respecte la parité — est par ailleurs autant taxée que les bateaux à moteur. Tout cela se répercute sur le prix du billet (29 euros en saison, contre 17,5 en vedette thermique), ainsi que sur la stabilité financière d’Îliens.

«On est à la limite de la viabilité, alors qu’on est plein matin et soir, que les gens sont ravis», dénonce Léon Passuello. «Pourquoi est-ce que le secteur aérien bénéficierait d’aides faramineuses, qui leur permettent de sortir des billets à 10 euros, et pas nous?» s’interroge de son côté Maxime de Rostolan. Sailcoop propose de rallier Calvi à la voile pour 240 euros. Pour rendre ce trajet plus accessible, explique-t-il, il faudrait «que l’État aide ces initiatives qui relèvent de l’intérêt général, et non de l’intérêt privé».

Les deux hommes restent malgré tout optimistes sur l’avenir de leurs lignes. Et commencent à voir plus loin: Sailcoop envisage de créer, d’ici 2024, une nouvelle liaison vers l’île de Groix ou l’archipel des Glénan, en Bretagne. La coopérative rêve également de lancer, avant 2030, des «liners» à voile capables d’acheminer plusieurs centaines de passagers jusqu’à New York, aux États-Unis, en une douzaine de jours. Le transport maritime à la voile «est au début d’une nouvelle histoire», promet Arthur Le Vaillant. À voir si les vents lui seront favorables.



Notes

[1] Chaque bateau peut transporter 8 passagers en plus des 2 membres de l’équipage.






Photo: Les passagers s'apprêtent à monter à bord du « Saona », le catamaran de la compagnie Îliens, au port de Quiberon. - © Mathieu Génon / Reporterre

Pour lire l'article dans son intégralité avec plus d'illustrations: https://reporterre.net/Plutot-qu-un-gros-ferry-ces-voyageurs-prennent-un-voilier

Par Hortense Chauvin




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