Le cri d’un geai, les petits trous d’un gland rongé, la beauté d’une petite pousse de chèvrefeuille dans une forêt du Jura… Récit d’une douce journée, du lever au coucher du soleil, en compagnie d’un chêne.
Cet article est un partenariat avec la Revue Salamandre.
Jura, reportage
Le réveil sonne mais je suis déjà réveillé, impatient. Aujourd’hui, je vais passer la journée avec un chêne, du lever au coucher du soleil. Voilà un moment que cette idée trotte dans ma tête. Comment mieux découvrir la forêt qu’en partageant l’intimité d’un arbre? J’en ai choisi un au cours d’une balade, et il est temps de le rejoindre. J’enfourche mon vélo et m’enfonce dans la nuit, éclairé par un dernier quartier de lune. Tout droit sur la petite route puis à droite juste après le pont, continuer sur 500 mètres, bifurquer sur le chemin de terre à gauche et longer la haie jusqu’à la lisière du bois. J’appuie ma monture contre un tronc et j’attends quelques instants, à l’écoute. La campagne est silencieuse.
Puis, je me glisse entre les arbres. Cette forêt n’est pas bien grande ni très sauvage, presque banale, mais je sais qu’elle cache bien des surprises, alors je reste aux aguets. La pluie de la veille a assoupli les feuilles mortes qui étouffent le son de mes pas. Mes yeux s’habituent doucement à l’obscurité du sous-bois. Pas question d’allumer une lampe!
. Les glands, une fois au sol, sont souvent percés, grignotés de l’intérieur par des larves d’insectes. Adobe Stock (Photo à voir sur site)
Après quelques minutes de marche, un arbre se dresse face à moi, en bordure d’une ancienne pâture formant clairière. Voilà mon compagnon du jour. Je m’approche et pose la main sur l’écorce rude du chêne, incrustée de mousses et de lichens. Bonjour!
- La promesse de l’aube
Je m’installe à son pied: un coussin de feuilles mortes pour m’asseoir, un creux du tronc pour m’adosser, une vue dégagée sur la clairière à gauche et le sous-bois à droite. L’aube est un moment précieux où il se passe toujours quelque chose, je ne veux pas en rater une miette. Deux chauves-souris slaloment entre les branches du chêne et de ses voisins. Elles vont sans doute bientôt regagner leur gîte d’hiver. L’air est frais, humide et odorant.
Petit à petit, une lueur apparaît à l’est. Dans le lointain, j’entends les cloches du village. Tiens, ça s’agite au-dessus de ma tête. Hop, un écureuil vient de sauter dans les branches de mon hôte. Il court, s’élance, bondit et en une minute, il a déjà disparu. Le chêne l’a-t-il senti passer? Si c’est le cas, j’espère qu’il n’est pas chatouilleux!
Maintenant que j’y vois plus clair, je peux enfin examiner cet arbre à qui je rends visite. Un tronc fort et droit, des branches de toutes tailles et un nuage de feuilles pour couronner le tout. Il a fière allure! Quel âge a-t-il? Impossible de le savoir sans une enquête approfondie. Alors que j’inspecte son écorce crevassée, quelques gendarmes sans-gênes commencent à m’escalader. Plusieurs dizaines d’entre eux émergent lentement du lierre qui s’agrippe au pied du chêne. Pas d’accouplement ici, s’ils grimpent les uns sur les autres, c’est simplement pour avoir un meilleur accès aux rayons solaires.
. Je suis tiré de ma rêverie par le cri d’un geai des chênes. Adobe Stock (Photo à voir sur site)
Un léger bruit de pas se rapproche et je tends l’oreille. Deux chevreuils apparaissent tranquillement entre un massif de ronces et une aubépine, à une quinzaine de mètres côté sous-bois. Ils ne m’ont pas vu. Il faut dire qu’avec mon pantalon gris écorce, ma veste brune, mon écharpe vert mousse et mon bonnet couleur feuille morte, je me fonds dans le décor. Les nouveaux venus fouillent la litière du bout du museau. Soudain, ils lèvent la tête à l’unisson. Mince, ont-ils senti mon odeur? Peu probable, le vent vient dans ma direction. Ils s’éloignent tout de même d’un pas vif.
Au-dessus de ma tête, les branches tortueuses dessinent des formes tarabiscotées qui me font penser au tracé d’une rivière. Malgré l’automne qui avance, mon compagnon n’a pas l’air pressé de quitter son manteau de feuilles, la plupart d’entre elles sont encore bien vertes. Certaines commencent quand même à accuser leur âge, grignotées par des chenilles ou tachées par des champignons.
- Un pic mar arrache quelques touffes de lichens
Krrèchh krrèchh! Je suis tiré de ma rêverie par le cri d’un geai, tout proche. L’oiseau vient se poser à une dizaine de mètres. Lui non plus ne m’a pas repéré, étonnant de la part de ce prudent guetteur. Ou alors je ne l’inquiète pas, tout simplement. Après quelques minutes à retourner les feuilles mortes, il se redresse avec un gland dans le bec. Et hop, le voilà qui disparaît entre les troncs pour aller cacher son butin.
Je n’y avais pas prêté attention, mais un grand nombre de ces fruits jonchent le sol. Il y en a de toutes sortes: des petits, des gros, des solitaires, des groupés, des verts, des bruns, des rougeâtres, des beiges et même quelques-uns grisâtres et craquelés qui doivent dater de l’an passé. Les longues tiges sur lesquelles ils sont attachés me donnent une indication: mon nouvel ami est un chêne pédonculé, Quercus robur pour les intimes.
Au moment où je veux me lever pour étirer mes jambes, voilà qu’un autre oiseau vient se poser dans les frondaisons. Quelle animation! Je braque mes jumelles dans sa direction. C’est un pic mar! C’est la première fois que j’observe cet oiseau peu commun. Il inspecte longuement les branches mortes, décolle des petits morceaux d’écorce, arrache quelques touffes de lichens… Je n’en rate pas une miette. Finalement, il s’envole pour voir si les insectes ne seraient pas plus nombreux dans un autre coin de forêt. J’ai la nuque raide, la marque des jumelles imprimée autour des yeux… Mais un sourire jusqu’aux oreilles.
J’ai laissé la montre et le téléphone à la maison mais mon estomac me rappelle une certaine notion du temps. Pomme, pain et fromage pour moi, dioxyde de carbone, eau et lumière pour mon complice. Là-haut, la photosynthèse doit produire quelques dernières réserves avant la pause hivernale. Bon appétit!
Pas d’événement notable durant le repas, la forêt se calme un peu après l’activité de la matinée. La digestion aidant, je ne tarde pas à m’allonger pour une petite sieste.
- Des guêpes minus poussent le chêne à créer des excroissances
Poc! Hein, quoi? Quelque chose vient de me tomber sur la tête. Il me faut quelques secondes pour me rappeler où je suis, puis je recherche le responsable de ce réveil soudain. Tiens, ce n’est pas un gland mais une sorte de bille brune, dure comme du bois. Curieux… Je la tourne dans tous les sens et découvre qu’elle est percée d’un petit trou. J’ai compris! C’est une galle, une excroissance de l’arbre provoquée par la ponte d’une guêpe minuscule, dans laquelle la larve a pu grandir bien à l’abri. J’en repère d’autres en regardant dans les branches qui me surplombent. Billes de bois, lentilles brunes, protubérances tortueuses, il y en a de toutes sortes. Je me souviens d’avoir lu qu’il en existe plus d’une centaine en Europe, rien que sur les chênes! J’imagine qu’ils se passeraient bien de cette compagnie un peu intrusive.
Le silence règne en ce début d’après-midi. Après quelques heures assis, je commence à avoir des fourmis dans les jambes. Allez, je vais explorer un peu le voisinage.
Charmes, aubépines, troènes, cornouillers, églantiers, ronces… Les plantes du sous-bois sont nombreuses à profiter de la lumière que le chêne et ses voisins laissent filtrer entre leurs feuilles espacées. Rien à voir avec une sombre et dense forêt de hêtres.
Quelques mètres plus loin, je découvre une dépression humide autour de laquelle s’entrecroisent de nombreuses empreintes d’animaux, une souille. Ici les fins sabots d’un chevreuil, là les longues griffes d’un blaireau… Et partout les pinces de plusieurs sangliers. Ils doivent souvent venir se rouler dans la boue pour se rafraîchir et se débarrasser de leurs parasites. D’ailleurs, je trouve quelques poils coincés dans l’écorce d’un chêne proche qui leur sert de grattoir.
- «Sur le bois mort, la vie s’épanouit»
En me retournant, j’aperçois mon chêne entre les troncs de ses voisins. Ça change de le voir sous cet angle! En examinant sa silhouette, je me rends compte que ses branches sont presque toutes orientées côté clairière. Logique, c’est là qu’il a accès au maximum de lumière.
Un tac tac tac énergique me fait lever les yeux. En haut d’un arbre mort, un pic épeiche martèle furieusement quelque chose qu’il a coincé dans un creux de l’écorce. Finalement, son butin lui échappe et tombe au sol. Sans trop de surprise, il s’agit d’un gland. L’oiseau s’envole illico, comme agacé de sa maladresse.
Je rejoins la lisière. Une bande de mésanges agitées s’affaire dans les branches. Charbonnières, bleues, nonnettes… Une sittelle les accompagne en escaladant les troncs, tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers. Plus loin, un pouillot véloce lance un chant un peu hésitant. À cette saison, soit il est très en retard, soit très en avance.
Un lézard des murailles s’enfuit à mon approche en faisant bruisser les feuilles mortes. Il se retourne une seconde pour me regarder avant de disparaître derrière une souche qui doit faire trois fois mon tour de taille. En partie décomposé, le vestige laisse encore deviner la majesté du chêne qui se dressait ici autrefois. En tombant, le géant a libéré une place que ses voisins s’empressent de coloniser en étalant leurs branches.
. Il est l’heure pour les mulots et campagnols d’entamer leur journée… ou plutôt leur nuitée. Adobe Stock (Photo à voir sur site)
Sur le bois mort, la vie s’épanouit. Des carabes se cachent entre les bouquets de mousse, des araignées tissent leur toile çà et là, une petite pousse de chèvrefeuille s’est même implantée dans une fente. Peut-être que, sous mes pieds, des larves de lucane cerf-volant sont en train de se métamorphoser entre les racines pourrissantes. Il faudra revenir l’été prochain pour tenter d’apercevoir des adultes en vol.
- Les chênes, à la fois mâles et femelles
En revenant vers mon point de départ, je découvre plusieurs superbes champignons. Chapeaux plats rouges violacés, lamelles blanches et cassantes, peut-être des russules? Un peu plus loin, je reconnais deux belles lépiotes élevées. Presque 30 cm de haut, chapeau. Dommage, je n’ai rien pour les cuisiner.
En arrivant près du chêne, un claquement d’ailes me fait sursauter. Deux pigeons ramiers ont profité de mon absence pour s’y installer, mais mon retour les a effrayés. Désolé! Je m’assois contre le tronc de mon compagnon. Tiens, et pourquoi pas ma compagne? Les deux sont justes, puisque ces arbres sont à la fois mâles et femelles. Mystère de la langue française, pour qui le mot chêne est masculin, un point c’est tout.
Confortablement assis, je déballe mon repas du soir. Au menu: pâté de glands. Pour être honnête, le plat est nourrissant mais pas très goûtu. Je songe qu’un peu de truffe – récoltée sous un chêne truffier évidemment – l’aurait rehaussé à merveille. Ironie du sort, les fruits du chêne ont alimenté les pauvres et les cochons, tandis que ses racines abritent un champignon pour les plus riches.
. Le hululement d’une chouette hulotte retentit. Je souris, apaisé par ce chant familier. Flickr / CC BY-NC-ND 2.0 / Philippe Lhote (Photo à voir sur site)
Tout le monde ne partage pas mon avis sur le modeste intérêt culinaire des glands. Ceux qui jonchent le sol sont souvent percés, grignotés de l’intérieur par des larves d’insectes. D’autres amateurs font leur apparition: il est l’heure pour les mulots et campagnols d’entamer leur journée… ou plutôt leur nuitée. Dans l’obscurité qui s’installe, je discerne à peine leurs mouvements furtifs.
Je dois avouer que je ne suis pas totalement rassuré dans le noir. Petits restes d’une peur ancestrale? Je sais pourtant que je n’ai pas grand-chose à craindre dans cette forêt, tout au plus la chute d’une branche morte…
Tout proche, le hululement d’une chouette hulotte retentit. Je souris, apaisé par ce chant familier. Ça m’étonne toujours d’entendre ce rapace entamer ses vocalises à l’automne, presque six mois avant la plupart des oiseaux. Je ferme les yeux et profite de ce concert. Puis, le silence se fait à nouveau, dans lequel je devine le léger souffle d’un envol. Mulots, gare à vous!
Dans mon dos, je ressens la présence de mon chêne, devenue familière. Après cette belle et longue journée, je n’ai pas vraiment envie de le quitter. Finalement… pourquoi ne pas dormir ici? Allez, c’est décidé, je reste pour la nuit!
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Photo: Le journaliste de La Salamandre a passé une journée entière auprès d'un chêne, en immersion dans la nature. - Adobe Stock
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Par Lucas Michelot (Revue Salamandre)
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Posté Le : 23/10/2023
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Lucas Michelot (Revue Salamandre) - 7 octobre 2023
Source : https://reporterre.net/