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Planète (France/Europe) - Interview Bruno David: «La crise actuelle de la biodiversité est de 100 à 1.000 fois plus rapide que celles du passé»



Planète (France/Europe) - Interview Bruno David: «La crise actuelle de la biodiversité est de 100 à 1.000 fois plus rapide que celles du passé»


Pour le président du Muséum d’histoire naturelle, si l’entrée dans la sixième extinction des espèces est une réalité, il existe encore des solutions, à condition que décideurs et citoyens priorisent l’environnement par rapport à l’économie.

Président du Muséum national d’histoire naturelle, paléontologue et biologiste marin, Bruno David explique en quoi la crise de la biodiversité, silencieuse, fulgurante, représente un péril vital pour l’humanité. Et appelle à un sursaut. Dès la COP 15 biodiversité à Montréal?


- La COP15 démarre dans une relative indifférence. Le foot semble davantage intéresser que la biodiversité…

Cela ne me surprend pas. Pour nombre de nos concitoyens, la biodiversité n’est pas si importante que ça. Tant qu’ils continuent d’avoir des tomates dans leur assiette, d’apercevoir des oiseaux, des fleurs et des papillons, ils ne voient pas le problème.

- Peut-être car on ne sait pas trop ce qu’est la biodiversité?

Dans «biodiversité», il y a «diversité». Ce n’est pas seulement une vision statique de la biosphère, qui est l’ensemble du tissu vivant de la planète. Pour moi, c’est la manière dont on regarde cette biosphère. On peut le faire de différentes manières. On peut la regarder en comptant des espèces ou des individus, ou en pesant ces individus. S’agit-il d’espèces avec des petits individus comme des fourmis ou avec des gros individus, comme nous? On peut aussi analyser les relations entre les espèces dans un écosystème. Et même regarder à l’intérieur d’un individu, les relations entre ses protéines, son génome, la diversité génétique au sein d’une population et sa traduction au niveau morphologique. Tout ça, c’est la biodiversité.

- Pourquoi est-elle si importante?

Cette diversité a façonné ce qu’est la Terre. D’un point de vue égoïste, nous ne sommes rien sans le reste du vivant. Vous ne vous nourrissez qu’avec du vivant, vous respirez grâce à lui, parce que des organismes marins ont fabriqué l’oxygène pendant des centaines de millions d’années. Un cycle perpétué par les plantes et le plancton. Nous sommes le résultat de ce tissu de relations, nous en faisons partie. Chaque être vivant dépend d’un tas d’autres êtres vivants.

- Sommes-nous vraiment «à l’aube de la sixième extinction», comme l’énonce le titre de l’un de vos livres?

Oui. On constate les mêmes mécanismes que dans les cinq crises majeures de l’histoire de la biosphère depuis 500 millions d’années. Elles ont été multifactorielles, ce qui est le cas aujourd’hui. Elles se sont toujours passées de la même manière: pas d’extinctions brutales d’espèces, mais le déclin progressif des populations au sein des espèces, de génération en génération. Il y a de moins en moins d’individus chez les oiseaux, les insectes, les mammifères, les amphibiens et toutes sortes d’autres organismes. Si on regarde le taux d’extinction des espèces depuis 500 ans, on est au tout début de la sixième extinction des espèces. Mais la crise actuelle est 100 à 1.000 fois plus rapide que celles du passé. La bonne nouvelle, c’est qu’une seule espèce, Homo sapiens, est à l’origine de cette crise: destruction et fragmentation des habitats, surexploitation des ressources, changement climatique, pollutions, déplacement d’espèces pouvant devenir invasives. S’il en est à l’origine, il peut aussi être à l’origine des solutions. Il suffit qu’il en prenne conscience et qu’il décide d’agir. Là, on peut encore faire quelque chose, ça rend optimiste. D’autant que nous ne sommes qu’à l’aube de cette sixième extinction. La biodiversité est très résiliente, si on la laisse tranquille, elle peut cicatriser. Tant qu’on n’a pas dépassé une certaine limite, il y a des retours en arrière possibles.

- Vous écrivez qu’«un point de basculement, à partir duquel on ne pourra plus revenir en arrière, pourrait être atteint entre 2025 et 2045»…

Il n’y a plus de temps à perdre. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, l’équivalent du Giec pour la biodiversité, dit qu’entre 500.000 et 1 million d’espèces pourraient disparaître dans les prochaines décennies. On se rapproche d’un point de basculement. Cela ne concernera pas tous les écosystèmes de la planète du jour au lendemain mais petit à petit. A force de brûler la forêt amazonienne, d’épandre des pesticides ici et là, localement les écosystèmes vont fonctionner différemment. Ce sera irréversible et la planète finira par être affectée. Des modèles américains l’ont prédit au début des années 2010. Mais il reste beaucoup d’incertitudes. Le risque, c’est qu’on oublie que c’était différent avant.

- C’est l’amnésie environnementale? De génération en génération, on perd la mémoire de l’abondance des populations d’insectes, d’oiseaux, de poissons…

Oui. C’est une crise imperceptible, parce que nous avons une mémoire de poisson rouge et que nous avons perdu le sens de l’observation. mais le suivi scientifique des populations permet d’établir si elles sont en déclin. Prenons les oiseaux. Les espèces de milieux agricoles telles que les alouettes ont décliné de 40 % en 30 ans, notamment à cause de l’agriculture intensive, qui fait qu’il y a moins d’insectes, moins d’arbres pour nicher, moins de haies. On a aussi perdu 30 % d’oiseaux dans les zones urbaines. En revanche, les chiffres restent stables dans les zones forestières. Donc cela varie en fonction des écosystèmes. Et des espèces très généralistes, adaptées à plusieurs milieux, comme les corvidés ou les mouettes, deviennent plus abondantes. Au détriment d’autres qui, elles, deviendront plus rares voire disparaîtront localement.

- Y a-t-il un risque vital pour l’humanité?

Oui, car Homo sapiens est une espèce complexe, donc fragile. On se croit forts, voire invincibles, sous prétexte que notre arsenal technologique et thérapeutique nous permettrait de nous adapter. A tort. Comme les autres mammifères, par exemple les chats, notre capacité physiologique à supporter tel ou tel événement extrême est relativement limitée par rapport à celle d’autres organismes. Pour permettre notre fonctionnement harmonieux, il faut que certaines conditions soient réunies. Face à un stress tel qu’une température de 50 °C et un certain niveau d’humidité, un jeune de 25 ans, non-fumeur et en bonne santé ne peut plus compenser physiologiquement. Cela ne veut pas dire qu’il meurt tout de suite, mais cela altère son espérance de vie. Nous sommes adaptés à un monde qui est celui-ci, et pas à un autre.

- Avez-vous envie de pousser un coup de gueule pour qu’on se réveille?

J’en pousse souvent, mais je préfère poser un diagnostic: nous sommes au début d’une sixième extinction, voilà les facteurs de pression, voilà ce qu’il faut changer. Je fais beaucoup de conférences dans des entreprises. Je leur dis qu’il est nécessaire de placer les questions d’environnement et de biodiversité en amont de leur stratégie et non en aval, en se disant qu’avec l’argent qu’il reste on va planter quelques arbres. Au quotidien, avant de prendre une décision, un homme politique, un chef d’entreprise ou un citoyen doit trouver un équilibre entre environnement, social et économique. Pendant des siècles, l’économie a primé, plus encore que le social. L’environnement, c’était bon pour les vieux farfelus. L’environnement doit devenir prépondérant.

- On en est très loin…

Certes, mais ça bouge. Prioriser l’environnement va devenir nécessaire car sa destruction va impacter l’économie et déstabiliser les sociétés. Tout est lié. En ce moment, les gens sont plus préoccupés par le prix de l’essence que par la biodiversité. Mais je suis sollicité par de nombreuses entreprises et même la cour administrative de Paris! Dans leurs jugements, les juges peuvent être confrontés à des sujets environnementaux.

- Que peut-on attendre de la COP 15?

J’y plaçais beaucoup d’espoirs, elle devait être l’équivalent de la COP 21 de 2015 pour le climat, une COP avec de grandes prises de décisions. Mais elle a été maintes fois reportée à cause de la pandémie et les négociations en ont pâti, la biodiversité est un peu maudite dans cette affaire. Je n’en attends plus grand-chose, même si ces grands raouts permettent de fixer des objectifs et de nous donner mauvaise conscience si on ne les atteint pas. Sans cela, ce serait pire.

- Que pensez-vous de l’objectif de protection d’au moins 30 % des écosystèmes terrestres et marins d’ici 2030 à l’échelle mondiale, qui sera discuté lors de cette COP?

Il ne faudrait pas que cela reste une protection fictive ou que cela devienne un alibi pour faire n’importe quoi ailleurs. Concentrons nos efforts là où la situation est la pire: grandes plaines agricoles, grandes zones urbaines, grands ports, etc.

- Comment faire, concrètement?

Plantons 1 % de surfaces de haies dans la Beauce et la Brie, par exemple. Cela fera un peu baisser les rendements à court terme. Mais on pourrait compenser avec l’argent de la Politique agricole commune, qui subventionne l’agrochimie. Ces haies apporteront beaucoup de bénéfices. Y compris pour les cultures, car les coccinelles et autres «auxiliaires» reviendront. On ferait bien, aussi, d’arrêter les pesticides. Nous avons aussi des marges de progression à l’échelle individuelle, en particulier les plus favorisés d’entre nous. Avons-nous vraiment besoin d’un énième jean ? D’aller en week-end à Lisbonne en avion tous les six mois? Il est temps de s’interroger sur la pertinence de certaines de nos actions. Et de réagir.




Photo: Bruno David à Paris, le 17 novembre. (Cyril Zannettacci/Vu pour Libération)

Interview par Aurore Coulaud et Coralie Schaub


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