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Planète (France/Europe) - Francis Hallé: «Nos forêts françaises sont d’une pauvreté désespérante»


Planète (France/Europe) - Francis Hallé: «Nos forêts françaises sont d’une pauvreté désespérante»


ENTRETIEN. Le botaniste, spécialiste des forêts tropicales et de la canopée, défend son projet de forêt primaire en France, indispensable, selon lui, à notre survie.

Dans le monde, 80 % des forêts primaires ont disparu, remplacées par des terres agricoles, des plantations, des forêts secondaires ou des villes. Il faut entre sept cents et mille ans pour reconstituer l'écosystème forestier, à condition de le laisser intact, c'est-à-dire sans l'exploiter, l'entretenir ou l'aménager en retirant, par exemple, les bois morts ou en la fragmentant avec des routes. Le botaniste Francis Hallé, grand spécialiste des forêts tropicales et de la canopée, défend plus que jamais son projet de forêt primaire en France. Un rêve pas si fou, qui prendra des siècles mais qui s'avère, selon lui, indispensable à notre survie.

Il nous reçoit dans son antre montpelliérain, un grand appartement aménagé dans un ancien mas arboré, tout près du centre-ville. Le botaniste, rendu populaire par son «radeau des cimes», reçoit dans un petit salon-bibliothèque-serre, baigné de soleil et envahi de plantes vertes. Ici, comme dans son bureau, il a vue sur l'être vivant qu'il admire le plus: un arbre! Depuis la fin des années 1960, le chercheur ne cesse d'étudier les forêts primaires. Son projet associatif de forêt primaire transfrontalière en Europe de l'Ouest lui donne de l'espoir, car l'Union européenne et le gouvernement français y sont favorables.

- Le Point: Selon une étude britannique récemment publiée dans la revue British Ecological Society, les arbres anciens captent deux fois plus de carbone qu'annoncé jusqu'alors. Est-ce la confirmation, selon vous ,qu'il faut mieux protéger les forêts primaires, mises à mal dans le monde entier?

Francis Hallé: Il y a quelques années, le bruit courait que les vieux arbres ne captaient pas de CO2 et ne jouaient plus aucun rôle dans la photosynthèse, seuls les jeunes arbres étant censés épurer l'atmosphère. J'ai le sentiment que c'était une série de fake news qui arrangeait bien la filière du bois, qui représente une économie considérable. C'est logiquement absurde! Il faut se réjouir que cette nouvelle étude sur la forêt de feuillus de Wytham vienne confirmer le rôle majeur des arbres anciens dans le stockage du carbone.

- Cette industrie «dévore» en effet 28 milliards d'hectares de forêts dans le monde pour la pâte à papier, surnommée «le pétrole blanc». Rien qu'en France, 6 millions de tonnes de bois ont été utilisées en 2020. Cette consommation vous inquiète-t-elle?

On n'a pas encore trouvé mieux que le bois pour fabriquer du papier et, comme on abandonne peu à peu le plastique, le mouvement va continuer. L'important, c'est le choix des arbres. Si des eucalyptus sont abattus en Australie, c'est grave car ils sont endémiques… En revanche, pas de souci d'exploiter ceux qui poussent de manière invasive et exponentielle, par exemple dans le nord de l'Espagne.

- La forêt amazonienne perd 18 arbres par seconde, elle est dégradée par l'activité humaine et la sécheresse. Les incendies de 2022 ont d'ailleurs accéléré encore le phénomène. Comment réagissez-vous?

La situation est dramatique. Je voyage dans les forêts tropicales du monde entier depuis les années 1960 et je les vois menacées chaque année davantage. Ce qui me rassure, c'est que le grand public en prend enfin conscience, notamment depuis la pandémie de Covid-19. L'Amazonie a encore des forêts primaires, alors que nous, plus du tout.

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- Qu'est-ce qu'une forêt primaire et pourquoi est-elle si importante pour la planète?

C'est une forêt intacte, espace de nature libre croissant de manière autonome, développant et renouvelant sa flore et sa faune, sans intervention humaine. Cette forêt assure la survie de la biodiversité animale et végétale: la densité de la faune est impressionnante. Au Gabon, au sud du Cameroun, en Centrafrique, en Guyane, quand vous voyez un insecte sur une feuille, il y en a aussi en dessous. Cette forêt crée la pluie: car les arbres ont des pivots verticaux qui envoient l'eau pure dans les nappes phréatiques. L'essentiel est dans le sol: un arbre qui tombe et qui pourrit par terre va régénérer la biodiversité. Mais on ne connaît que 10 % de la biodiversité tropicale, alors comment la protéger en l'étudiant si peu?

- Nos forêts n'ont-elles alors aucun intérêt pour la biodiversité?

Nos forêts françaises sont des forêts secondaires, d'une pauvreté désespérante. Nous avons éliminé les prédateurs pour confier la régulation de la faune aux chasseurs: voilà où en sont nos politiques en matière d'écologie! On enseigne encore dans les écoles forestières qu'une forêt non exploitée va s'étouffer et mourir. C'est symptomatique de la priorité au rendement financier, alors toute occasion est bonne pour abattre un arbre.

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- En Europe, une seule forêt primaire subsiste, en Pologne. En France, elles ont disparu au XIXe siècle. Pourquoi?

Parce qu'elles ont été surexploitées pour leur bois. Les historiens ont appris depuis peu qu'à cette époque, les pluies étant trop fortes et le climat trop humide, on a souhaité l'assécher. Maintenant, nous manquons d'eau, la solution pour y remédier paraît donc évidente! La forêt de Białowieża, à cheval sur la Pologne et la Biélorussie, abrite bisons et lynx à l'état sauvage. J'en ai un souvenir admirable. Elle est protégée par l'Unesco, mais en grand danger car la Pologne va autoriser la chasse à l'élan et construit depuis l'an dernier une barrière de 187 km sur 5 m de haut pour stopper la route des migrants… Au-delà de l'humanitaire, une catastrophe pour la faune.

- Cette forêt qui a inspiré votre projet de forêt primaire transfrontalière avec la France, de quoi s'agit-il?

En 2018, en revenant des tropiques, j'ai nourri ce rêve un peu fou, qui pourrait devenir réalité, je suis optimiste: faire revivre une forêt primaire. En partant d'une jeune forêt secondaire, soit dans les Vosges (à la frontière de la Rhénanie-Palatinat en Allemagne), soit dans les Ardennes (à la frontière belge), nous avons trouvé des superficies intéressantes. Environ 70.000 ha. Les arbres actuels, les arbres pionniers, vont mourir, ils seront remplacés par des arbres post-pionniers. La troisième vague sera la forêt primaire, il lui faudra encore quelques siècles pour grandir.

- Finalement, combien de temps serait nécessaire pour voir naître cette forêt primaire?

Si on partait d'un sol nu, 10 siècles, mais avec une forêt de 300 ans d'âge, environ 7 siècles. Ça paraît fou, mais c'est le temps de la nature. On la détruit plus vite qu'on ne la reconstruit, n'est-ce pas? On pourrait voir revenir la grande faune comme les loups. Les bisons seraient réintroduits à la toute fin.

- Vous expliquez dans votre manifeste* que cette forêt ne serait pas un sanctuaire, elle serait ouverte à un «petit tourisme». Comment l'envisagez-vous?

Un tourisme de découverte très encadré, des pratiques événementielles adaptées et des locaux et laboratoires pour les chercheurs. L'encadrement s'avère indispensable, car la surfréquentation des forêts primaires américaines et canadiennes, par exemple, a des incidences. Le piétinement des visiteurs rend les sols meubles et tue les racines et les arbres à petit feu. On pourrait avoir une visite des cimes, comme «la bulle des cimes», qui fait partie du projet.

- C'est un projet qui ne coûte rien, selon votre manifeste!

C'est dit un peu rapidement, mais il est peu coûteux car on laisse faire la nature. Une fois cette forêt ouverte au public, il y aurait des frais générés par les salaires des guides et des gardes. La Suisse a étudié la rentabilité d'une surface de 10 ha entre la fin d'une exploitation forestière et après l'ouverture au public: elle est beaucoup plus rentable sur le long terme. Abattre puis replanter un arbre et attendre qu'il pousse, c'est cinq ans.

- Les Wallons sont ouverts au projet, l'Union européenne s'en est également emparée. Et le gouvernement français?

Nous avons déjà des soutiens actifs, et les conseillers à l'écologie d'Emmanuel Macron sont en relation avec les élus de la région Grand Est. C'est sûr, le projet n'est pas dans le temps politique! Des siècles, vous imaginez… Et c'est tout nouveau également du point de vue juridique. Il y a une réflexion à mener sur la protection d'un tel espace. Devrons-nous l'inscrire dans la Constitution?





Photo: Francis Hallé, spécialiste des forêts tropicales, s'est lancé dans le pari un peu fou de créer une forêt primaire en France. © Caroline Douteau

Propos recueillis par Caroline Douteau
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