L’ornithologue Johannes Herrmann raconte pourquoi, selon lui, des scientifiques naturalistes comme lui en viennent à se «radicaliser», en soutenant les luttes écologistes. Malgré des preuves amassées depuis des dizaines d’années, leurs alertes sur l’effondrement de la biodiversité semblent n’être pas entendues.
Les réseaux sociaux ont de ces coïncidences. Il y a dix minutes, une dame très agacée m’y a crié: «Pourquoi vous taisez-vous sur les ravages concernant la nature? Je ne suis informée de rien!» Lorsque je lui ai rétorqué que les écologues alertaient massivement depuis cinquante ans, elle n’en a pas démordu: nous ne disons rien, nous vous cachons tout. Il faut croire que les mobilisations contre les grands projets inutiles, les rapports des ONG sur l’état de la nature, les statistiques sur l’artificialisation des terres ne lui sont pas parvenus…
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Puis, il y a trois minutes, j’y ai vu un petit film d’animation montrant un gnou tenter en vain de convaincre son voisin qu’il y a danger à traverser un fleuve. «Ce qui flotte là, c’est le dos d’un crocodile!» Nenni, répond l’autre, c’est un tronc! Le premier, pour prouver ses dires, s’aventure sur le «tronc» et se fait dévorer. Convaincu, le second tente à son tour, en vain, d’alerter son voisin, et ainsi de suite. Conclusion: ne renoncez jamais à alerter, ne cédez pas aux rassuristes, vous serez le premier à en pâtir… Et voilà pourquoi les naturalistes se radicalisent. En deux tweets fortuitement réunis, tout était dit!
- Depuis 60 ans
Tout est dit dans les études qui s’accumulent depuis soixante ans. Les écosystèmes s’effondrent: oiseaux, insectes, amphibiens, reptiles, arbres, fleurs, poissons, régressent à une allure vertigineuse, même à l’aune des crises d’extinction géologiques. La dernière méta-étude, très commentée, publiée par le CNRS sur les causes du déclin de la biodiversité à travers l’indicateur «oiseaux» n’est que l’énième sur le sujet.
Il y a cinq ans déjà, un communiqué commun du CNRS et du Muséum national d’histoire naturelle établissait la même chose. Et avant cela, la mise à jour de la liste rouge des oiseaux de France en 2016. Et l’on pourrait remonter la litanie jusqu’aux années 1960 et aux études sur les ravages du DDT.
- Sources à profusion
Destruction des milieux naturels, empoisonnement des chaînes alimentaires par les toxiques notamment d’origine agricole, secondairement d’autres causes – surexploitation directe, espèces exotiques invasives, mortalité par infrastructures (lignes électriques, routes, vitres, à l’occasion éoliennes), et de plus en plus changement climatique: les causes sont connues, démontrées, et répétées sans cesse à la société civile depuis des décennies. Rapports, ouvrages pour tous publics, animations auprès des jeunes et moins jeunes sans oublier revues, sites, jeux de société, tout l’arsenal des outils de communication a été déployé sauf l’épandage de tracts par hélicoptère, à l’occasion de nos fameux lâchers de vipères (1).
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Tout aussi fiable est la démonstration de l’utilité (si triste que soit ce terme) d’écosystèmes fonctionnels. Pollinisation, épuration des eaux, décomposition des déchets organiques, régulation du climat, lutte contre l’érosion et bien d’autres merveilles: sans vie sauvage, nous sommes morts, ou du moins nos sociétés prospères sont mortes. Tout cela se trouve sourcé à profusion dans les derniers articles sur le sujet, dans des revues ou même sur Wikipédia.
- Une chênaie ancienne
Et comme le gnou du film ou cette dame énervée, personne ne semble pourtant le savoir. Trente-neuf menhirs rasés pour un grand magasin? Scandale (c’en est un). Un réseau de mares, une vieille forêt anéantie pour un parking ou une bretelle? C’est bien normal! Il n’y a que quelques khmers verts pour s’en indigner. Des cigognes noires? Des coléoptères du bois mort? Des crapauds? Il faut vraiment être dérangé pour s’en préoccuper. Des terroristes! À cause d’eux, on ne peut plus rien construire, mon bon monsieur!
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Les menhirs n’ont même pas pour eux d’épurer l’eau ou de rafraîchir le climat. Panoramix lui-même reconnaît dans plusieurs épisodes que personne ne sait très bien à quoi peut servir un menhir. Pourtant, ils voient aujourd’hui tout l’échiquier politique voler à leur secours, et c’est une très bonne chose. En revanche, quand il s’agit d’une tourbière à plantes carnivores ou d’une chênaie ancienne, ces mêmes élus et le gros de nos concitoyens approuvent d’un air entendu.
- L’oreille de sourds
Toutes nos alertes tombent dans l’oreille de sourds. Alors, les naturalistes se radicalisent. D’ordinaire plus pacifiques qu’une fondue fribourgeoise, ils se livrent à d’incroyables violences telles que creuser une mare en pleine forêt, à destination des amphibiens qu’ils savent présents tout à côté. Ou encore à poser un nichoir destiné à abriter une espèce protégée. Il leur arrive même, horresco referens, d’être cassants sur Internet.
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Que se passe-t-il? Après tant d’années à tenter de tout concilier, d’inventer la carrière, l’autoroute ou le lotissement qui ne porteront pas trop atteinte à la nature, à coups de nichoirs ici, de talus enherbés là, de plantations ailleurs, de plans d’actions et de démarches éviter-réduire-compenser, nous n’avançons plus, et même régressons. Qu’importent les belles paroles sur la prise de conscience si les indicateurs biologiques restent au rouge.
Partout où les protecteurs de la nature ont disposé des moyens nécessaires, généralement localisés et ciblés, ils ont obtenu des succès qui attestent de leur compétence. La loutre, le pygargue et le hibou grand-duc sont de retour. Tous les nichoirs à faucon pèlerin de Lyon sont occupés. La cigogne blanche n’est plus rare. Mais l’état des espèces communes est calamiteux, et montre que ces succès locaux seront balayés par l’effondrement massif en cours. Nous avons voulu être pédagogues et conciliants, avec des prodiges de technicité bien méconnus et ça ne suffit plus.
- La biodiversité est dédaignée
Si méconnus que personne n’est au courant de ce qui a réussi. Nous restons au point mort: la biodiversité est dédaignée en tant que sujet de préoccupation, ceux qui alertent sur son état et mènent sa protection sont ignorés, leurs rapports calent les portes, ils sont toujours aussi peu pris au sérieux. En dernier ressort, c’est à nous, engagés sur ce front depuis vingt ou trente ans, que nos concitoyens s’en prennent pour nous reprocher les conséquences… de la crise écologique. Qui serait due «aux éoliennes des écolos» et «au sulfate de cuivre du bio». Nous faisons connaissance avec les menaces de mort, concrètes, dans la vraie vie.
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Avouez qu’on jetterait des pavés dans les vitres pour moins. Au lieu de quoi, les plus radicaux d’entre nous en viennent à mener des actions de restauration d’habitat tout à fait classiques – créer une mare pour amphibiens forestiers, creuser quelques vieux bois au profit du Grand Capricorne, techniques rodées et maîtrisées pour aider ces espèces – mais au cœur de forêts menacées par une autoroute. Une radicalité par la vie, par le pansage des plaies de cette terre dont le cri se mêle à ceux des pauvres. Comme le Samaritain, les naturalistes en lutte soignent, à leurs dépens, ceux dont tout le monde s’est détourné et qui n’en ont pas moins leur place ici. Et avec toutes leurs compétences écologiques, dont bien peu de railleurs peuvent se targuer.
(1) Une légende répandue dans le centre-est de la France affirme que les écologistes procéderaient à des réintroductions sauvages de reptiles sous forme de « largages de vipères par hélicoptère ». De nombreuses études sociologiques ont tenté, en vain, d’en comprendre l’origine exacte.
Photo: Les travaux liés à la construction de l’A69 entre Castres et Toulouse ont repris dès le 16 octobre. Des militants écologistes continuent de se mobiliser contre ce projet« au coût écologique exhorbitant ». REMY GABALDA/MAXPPP
Pour accéder et lire les articles cités en annexe: https://www.la-croix.com/debat/naturalistes-radicalisent-Toutes-alertes-tombent-loreille-sourds-2023-10-31-1201288990
Johannes Herrmann, Ecologue
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Posté Le : 10/11/2023
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Johannes Herrmann, Ecologue, publié le 31 Octobre 2023
Source : https://www.la-croix.com/