En Italie, neuf communes sur dix sont menacées par des glissements de terrain ou des inondations. Des événements renforcés par l’urbanisation et le changement climatique.
Ligurie (Italie), reportage
Ischia se remet à peine du sinistre. Au petit matin du 26 novembre, cette île au large de Naples a connu un glissement de terrain, dû à des pluies torrentielles. Douze personnes en sont mortes. Le drame, lui, est loin d’être isolé. Des événements comme celui-ci, l’Italie en subit régulièrement.
94 % des communes italiennes sont menacées par des glissements de terrain, des inondations et/ou par l’érosion du littoral, selon une étude de l’Institut supérieur de protection et de recherche de l’environnement (Ispra). Dans dix régions du pays, dont la Ligurie (la région de Gênes) et les Marches, toutes les villes sont concernées.
Ainsi, mi-septembre dans les Marches, au centre de l’Italie, douze autres personnes sont décédées dans des inondations. Le 4 novembre 2011, la rivière Fereggiano et le torrent Bisagno qui traversent la ville de Gênes ont débordé à cause de pluies intenses, provoquant la mort de six personnes. Assis derrière son bureau jonché de paperasse et trônant au milieu d’autoradios et d’équipements sono en tous genres, Roberto Carmignano s’en souvient comme si c’était hier. Il était dans la rue quand une grande vague a dévalé devant son magasin, emportant tout sur son passage. «Mon beau-frère m’a attrapé le bras et je me suis sauvé de peu. J’ai vu des personnes être emportées, d’autres qui pleuraient. Ce sont des souvenirs indélébiles. Je ne les souhaite à personne», raconte le commerçant de 60 ans, alors qu’une musique électro résonne dans la boutique.
- «Nous avons provoqué la plupart des dégâts»
Avec trois quarts de son territoire constitué de montagnes et de vallons aux versants instables, l’Italie a une tendance naturelle à s’effondrer, explique le rapport de l’Ispra. Ces glissements de terrain sont surtout provoqués par des précipitations courtes et intenses, des pluies persistantes ou des tremblements de terre. Dans ces conditions, difficile d’ignorer l’ombre du changement climatique. Selon les projections du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), les précipitations journalières extrêmes s’intensifieront d’environ 7 % pour chaque degré de réchauffement planétaire supplémentaire.
Toutefois, le changement climatique n’est pas le seul coupable, souligne le géologue génois Guido Paliaga. «Nous avons provoqué la plupart des dégâts avec notre manière de nous installer sur le territoire», explique-t-il. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Italie a été le théâtre d’une bétonnisation sauvage et à outrance. Aujourd’hui, malgré des plans d’urbanisme, le phénomène persiste, précise l’Ispra. En 2021, 70 km² de sols ont été artificialisés (plus de 2 m²/seconde). Soit l’équivalent des trois quarts de la ville de Paris.
Conséquences: les sols sont imperméables et les habitants vivent dans des zones à risque. Avec ses bâtiments construits les uns sur les autres, à flanc de collines ou au bord des cours d’eau, Gênes est un exemple flagrant de cette urbanisation désordonnée. Avec les normes actuelles «un tiers des maisons n’aurait pas eu le droit d’être construites», estime Giacomo Raul Giampedrone, conseiller régional à la protection civile en Ligurie.
Sans parler des cours d’eau dont l’espace a été réduit, voire recouvert, continue Guido Paliaga. Là encore, la ville portuaire fait figure d’exemple. Sous le régime fasciste (1922-1946), le torrent Bisagno, qui s’étalait sur 200 mètres de large, a été confiné sous terre. Il coule désormais sous la grande avenue qui relie la gare de Brignole à la mer, dans une sorte de tube large de moins de 50 mètres. Résultat: «Quand les pluies sont particulièrement intenses, l’eau déborde en amont [où le torrent est découvert], inondant une zone étendue», explique Guido Paliaga.
C’est ainsi qu’à quelques pas du torrent, dans le quartier antique du Borgo degli Incrociati, la trattoria d’Alessandro Di Oberti a déjà survécu à quatre inondations depuis 1958. Désormais «on le pressent tout de suite quand le torrent grossit. Pas besoin d’orage ou d’alerte météo», raconte le restaurateur. En 2014, une inondation a détruit tout son établissement. «Il y avait 2,30 mètres d’eau. Ça montait jusqu’au plafond... Heureusement, je venais de fermer et j’étais déjà rentré chez moi. Mais cette nuit-là, j’ai tout perdu», se souvient le Génois de 56 ans qui a préféré n’en garder aucune trace, aucune photo. Après cet épisode, presque toute la rue s’est équipée de portes étanches, comme sur les bateaux.
De son côté, le gouvernement a finalement investi dans la création d’un canal de dérivation dans la ville, permettant de diminuer le débit des cours d’eau. Une solution efficace contre les inondations à condition que l’infrastructure soit entretenue correctement, prévient Santo Grammatico, président de Legambiente Liguria, une association environnementale. Mais surtout une solution arrivée trente ans trop tard: le projet lancé dans les années 1990 avait été annulé car trop coûteux (160 millions d’euros). Depuis, la ville a connu trois des plus grosses inondations de son histoire. Et rien que pour 2014, «les dégâts ont été estimés à plus de 200 millions d’euros», souligne le géologue Guido Paliaga.
- «On en a marre des mots, on veut des actions»
À une centaine de kilomètres de Gênes, au cœur des Cinque Terre, ce sont les habitants de Manarola qui ont décidé de reprendre en main leur territoire après l’une des plus grandes inondations ayant frappé le parc national, patrimoine mondial de l’Unesco, en octobre 2011. Ce jour-là, par chance, Manarola a été épargnée. Mais les risques planent sur le petit hameau touristique de 400 habitants, coincé entre deux collines aux versants raides et instables.
Si les cultures élevées en restanques à flanc de colline font la beauté de cette région, elles représentent surtout un danger. Depuis cinquante ans, près de 70 % des 11 hectares de terres sont laissés à l’abandon. Résultat: les canaux de drainage, qui acheminent l’eau, et les murs en pierre sèche tombent en ruine. «Un glissement de terrain et c’est l’effet domino: un mur cède, emporte celui de dessous, qui emporte celui de dessous...», jusqu’à atteindre le village, explique Eugenio Bordoni, vice-président de la Fondation Manarola Cinque Terre. Des habitants se sont donc mobilisés pour récupérer les terres abandonnées dans le but de reconstruire les murs en pierre sèche et de relancer l’agriculture. Un projet désormais soutenu au niveau européen.
En Italie, l’abandon des terres, associé à la bétonnisation, a provoqué la perte d’un tiers des terrains agricoles en cinquante ans, selon l’association d’agriculteurs Coldiretti. Des territoires qui se dégradent et, surtout, qui ne sont plus sous la surveillance des paysans, rappelle Guido Paliaga. «Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est une évaluation des risques de glissements de terrain et de ce qui peut être détruit, sur tout le pays», continue-t-il. Un travail de surveillance à associer à une meilleure information. «Les personnes doivent savoir à quels risques elles sont exposées, c’est la première chose pour se sauver», explique-t-il.
Après onze ans, Roberto Carmignano ne se sent plus en danger, le canal de dérivation jouant pour beaucoup. En revanche, il confie avoir sombré dans le «désespoir». À cause de l’inondation, le commerçant a cumulé près de 200.000 euros de dettes. Et seulement 28.000 euros d’aides de l’État. «Il y a eu des moments difficiles, j’ai eu envie de mourir. C’est encore dur d’en parler», se livre-t-il. Au sud de la ville, Alessandro Di Oberti, lui, évoque la désillusion: «Ici, les gens ne veulent plus en parler. On en a marre des mots, on veut des actions.» Pour Guido Paliaga, le problème étant que «le sujet revient toujours quand il y a un drame. Puis on oublie». Jusqu’à la prochaine tragédie.
Photo: Alessandro Di Oberti devant sa trattoria équipée de portes étanches, contre les inondations et glissements de terrain, à Borgo degli Incrociati, en Italie. - © Caroline Bordecq / Reporterre
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Par Caroline Bordecq
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Posté Le : 22/12/2022
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Par Caroline Bordecq - 15 décembre 2022
Source : https://reporterre.net/