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Planète - Europe/France: Dans le Vercors, le vautour est de retour



Planète - Europe/France: Dans le Vercors, le vautour est de retour


Oiseau de malheur, tueur de bétail… Son injuste réputation a valu au vautour de disparaître totalement de France. Mais, depuis quelques années, il plane à nouveau sur le Vercors, attire les visiteurs, et est même devenu l’allié des éleveurs.

Paru en 2018 dans notre hors-série GEO Tour de France, ce reportage a reçu, le 17 décembre 2020, le prix Eco-reportages Auvergne Rhône-Alpes décerné en visio par le club de la presse Drôme Ardèche. Son auteur, le journaliste pigiste Guillaume Pajot, a également enquêté pour GEO sur la réintroduction du lynx dans l'Est ou la sauvegarde du saumon dans le Massif central. Son autre spécialité: la Birmanie. L'an dernier, il a publié une enquête au long cours sur le braconnage d'éléphants dans ce pays, dont l'ivoire et la peau sont vendus en Chine.

Dans leurs jumelles, les enfants viennent de repérer une ombre sur la paroi inondée de lumière. C’est un vautour qui plane lentement, longeant la falaise, sous les sommets coiffés des dernières neiges. Le groupe s’immobilise en silence, captivé par l’élégance du rapace. Nous sommes à 800 mètres d’altitude, sur les flancs du cirque d’Archiane, une enceinte naturelle dressée comme un rempart au sud de la réserve des Drôme. En cet après-midi d’avril, les jeunes visiteurs ont le regard rivé sur leur découverte. Ils attendent le verdict de Bruno Cuerva, le garde de la réserve. "Vous voyez sa queue en forme de losange? C’est un gypaète barbu!", s’exclame l’adulte.

Le groupe a de la chance. Ce rapace, pouvant atteindre 3 mètres d’envergure, reconnaissable à ses plumes noires formant une barbiche sous le bec, est extrêmement rare. La Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) recense une centaine de gypaètes barbus sur le territoire français, dont trois seulement fréquentent le Vercors. L’animal avait totalement disparu du massif montagneux en 1878. Il y est revenu grâce à de multiples réintroductions et le soutien d’un programme européen visant à reconstituer sa population, des Pyrénées aux Alpes. Grâce à ces initiatives, quatre espèces de vautours sont visibles dans la région. Une poignée de gypaètes barbus, de vautours moines et de percnoptères passent régulièrement, sans se fixer pour l’instant. En revanche, le vautour fauve, l’espèce la plus commune, niche par dizaines dans ses falaises pleines d’anfractuosités.

Le retour en France de ces grands nécrophages est inespéré. Au début du XXe siècle, ils s’étaient presque tous volatilisés, victimes de l’homme et de ses campagnes d’extermination. "A l’époque, l’image du vautour était déplorable, rappelle Michel Vartanian, maire du village de Chamaloc et artisan de la réintroduction de ces oiseaux. Jugés nuisibles et maléfiques, ils évoquaient la mort, un phénomène que la société voulait de plus en plus cacher, même pour le bétail."

- Une large partie de la faune avait disparu du massif

Dans le Vercors, l’oiseau n’a pas été la seule victime de l’homme. Chassée sans retenue, une large partie de la faune avait également disparu du massif. Il a fallu attendre les années 1960 et des dizaines de réintroductions pour que le cerf, la marmotte et le bouquetin des Alpes réinvestissent le massif. Les prédateurs, comme le loup et le lynx, sont revenus dans la foulée. Mais il manquait un maillon pour reconstituer toute la chaîne alimentaire: les charognards.

Dès 1994, Michel Vartanian propose au parc naturel régional (PNR) de réintroduire le vautour fauve sur cette terre de pastoralisme. Pour lui, c’est une évidence. "Ubi pecora, ibi vultures", dit un proverbe latin. "Là où il y a des troupeaux, il y a des vautours." Mais des paysans s’y opposent. Ils redoutent des attaques sur leur bétail. L’élu de Chamaloc, éleveur lui même, travaille alors à les convaincre. Avec sa carrure d’ancien rugbyman, il emmène les sceptiques en virée dans les Cévennes, déjà investies par les rapaces nécrophages. Les réticences tombent petit à petit. En 1999, les premiers vautours fauves sont relâchés dans le Vercors.

Près de vingt ans plus tard, la cohabitation se déroule de façon apaisée. Les légendes associées au vautour ont vécu. Les jeunes générations portent un regard neuf sur le charognard. "Ceux qui craignent le vautour ne le connaissent pas suffisamment, déplore Pauline Guillot, présidente de Graines d’éleveurs, une association constituée d’enfants d’agriculteurs tournés vers la nature. Ce ne sont pas de simples mangeurs de cadavres! Ils ont un rôle écologique important." La lycéenne de 17 ans sait que les agriculteurs, eux aussi, bénéficient des services des nécrophages.

- Un "cul-de-sac" pour les épidémies

Près de Die, au sud du PNR, une centaine d’éleveurs travaillent ainsi en partenariat avec les vautours pour l’équarrissage du bétail. Un écogarde, Michel Morin, y joue les intermédiaires entre l’homme et l’animal, redevenu une alternative naturelle à l’usine d’incinération. Il collecte avec sa petite remorque les carcasses de moins de 80 kilos dans des fermettes perchées sur des coteaux. Là sont gardées des brebis et des chèvres qui monteront ensuite à l’estive. Chaque année, l’écogarde parcourt, dit-il, 30.000 kilomètres et ramasse mille tonnes de nourriture pour les vautours. En cette chaude matinée d’avril, la tournée commence chez Mathias Richaud, 30 ans, un éleveur de salers, une race bovine aux longues cornes. Un veau mort gît devant son étable. "Un jumeau qui n’a pas survécu, explique- t-il, en le chargeant dans la remorque. Il y a des vautours dans le coin, alors autant en profiter!"

La tournée est avantageuse pour tous. D’un côté, elle garantit la survie des vautours – depuis l’apparition de l’élevage, il y a 8.000 ans, l’espèce dépend de l’homme pour se nourrir. De l’autre, les éleveurs engagés bénéficient d’une réduction de 60 % des cotisations finançant l’équarrissage industriel. Plus respectueuse de la nature et de ses cycles naturels, la collecte du parc est aussi plus fiable. "Nous sommes dans une zone montagneuse et les camions ne peuvent pas atteindre certaines exploitations… Sans parler de l’empreinte écologique des véhicules", explique Benoît Betton, chef du service biodiversité du parc. Le retour du vautour a contribué à mettre fin à certaines mauvaises habitudes. "Parfois, on enterrait rapidement les bêtes avec de la chaux', raconte une éleveuse. Au risque de contaminer les sources et les rivières… Le charognard, au contraire, est un "cul-de-sac" pour les épidémies, son appareil digestif, particulièrement efficace, bloquant la propagation des maladies.

Un veau, deux chèvres, des brebis, des agneaux et un sanglier. La récolte du jour est conséquente, et la remorque est presque pleine lorsqu’elle atteint le terme de son voyage: une surface plane et bétonnée, appelée placette, et qui sert d’aire de nourrissage aux vautours. Fidèles au rendez- vous, des dizaines d’entre eux planent déjà dans le ciel. Les nécrophages sont craintifs. Ils n’approcheront pas avant plusieurs heures. Alors seulement ce sera la curée. Les vautours fauves seront les premiers à se délecter des bêtes mortes, dévorant viscères et muscles. Suivront les vautours moines et les percnoptères, en quête de ligaments, de cartilages et de tendons. Enfin, les gypaètes barbus termineront le travail, nettoyant les os jusqu’à la moelle.

- Dans le Vercors, les tensions restent rares

Certains éleveurs disposent de leur propre placette. C’est le cas de Denis Rony. L’agriculteur veille sur 300 brebis dans un hameau haut perché. "Je n’ai pas installé ma placette par amour des vautours, prévient-il d’emblée. Mais, chaque matin, je les voyais voler au-dessus de ma ferme. C’était trop bête de faire venir la tournée d’équarrissage jusqu’ici." L’agriculteur nous conduit dans un pré où restent quelques squelettes. Denis Rony n’est pas encore convaincu de l’utilité de sa placette. Il pense que les renards et les corbeaux se régalent, mais que les vautours ne viennent pas. Quelques minutes plus tard, un sourire éclaire son visage. Pour la première fois, il vient de trouver deux longues plumes noires dans l’herbe.

L’inquiétude des éleveurs face au vautour n’a pas complètement disparu. Certains soutiennent que l’oiseau est capable de s’attaquer à du bétail en bonne santé. "J’ai vu une trentaine de vautours s’en prendre à un agneau vivant, assure Daniel Mars, agriculteur retraité et président de l’association des chasseurs de Die. Il faut gérer leur population, sinon ils vont causer des ennuis." Les organisations de protection de la nature assurent pourtant que les nécrophages n’attaquent que des bêtes blessées ou inanimées. Dans le Vercors, les tensions restent rares. Les éleveurs sont beaucoup plus préoccupés par le loup, revenu dans les Alpes françaises par l’Italie en 1992.

L’engouement naissant autour du vautour est de toute façon plus fort que ces réserves. De nombreux éleveurs louent ainsi des gîtes à des vacanciers venus dans la région pour admirer l’animal. Les professionnels de ce nouveau tourisme multiplient les initiatives: randonnées d’observation, bouteilles de vin frappées du gypaète barbu… "Les visiteurs posent de plus en plus de questions et veulent les observer", explique-t-on à l’office du tourisme de Die. Un sentier consacré aux oiseaux nécrophages vient justement d’être inauguré dans le cirque d’Archiane. "Le vautour est une ressource, abonde Benoît Betton. Pour l’instant, les retombées économiques sont difficiles à évaluer, mais il permet déjà de créer des emplois."

- Des associations de grimpeurs aident à identifier les oiseaux

Les passionnés d’escalade ont accueilli le vautour avec plus de méfiance. Leur liberté de mouvement en a pris un coup. Des itinéraires ont été interdits afin de respecter la nidification des oiseaux, la présence humaine pouvait faire échouer la reproduction. Les parois du cirque d’Archiane ont donc été réparties entre hommes et oiseaux, ce qui n’empêche pas quelques surprises. "Parfois, un grimpeur tombe sur un nid, raconte Manu Ibarra, qui a inauguré plusieurs voies d’escalade dans la région. Il essaie alors de l’éviter et le signale aux autres. Le partage des lieux se déroule en bonne intelligence." Les associations de grimpeurs aident même les autorités à identifier et baguer les oiseaux dans les aires escarpées.

Cette cohabitation réussie est scrutée par des naturalistes d’autres pays, en quête de solutions pour protéger des oiseaux menacés chez eux. "La France fait figure de modèle en matière de protection des vautours, affirme Pascal Orabi, qui supervise la conservation des grands rapaces pour la LPO. C’est aussi une exception. L’Inde a ainsi perdu 95 % de sa population nécrophage à cause d’un médicament présent dans les carcasses. En Afrique, elle meurt en absorbant des appâts empoisonnés."

- "Beaucoup d’oiseaux sont intoxiqués au plomb"

Néanmoins, des menaces subsistent dans l’Hexagone. Les débris de chasse ingérés par les vautours inquiètent particulièrement la LPO. "D’après nos examens post-mortem, beaucoup d’oiseaux sont intoxiqués au plomb", constate Pascal Orabi. Vivre aux côtés des hommes est une source de danger permanent. Les drones et les planeurs empiètent sur l’espace vital des vautours. Et des visiteurs imprudents peuvent compromettre la reproduction.

La présence des vautours dans le Vercors reste donc fragile. Le discret gypaète est encore en sursis. Les dernières réintroductions, qui datent de 2017, ont tourné court. Deux individus ont été relâchés, mais aucun n’a survécu plus de quelques mois. Le premier est mort électrocuté sur une ligne à haute tension, une menace récurrente. Le second a été retrouvé en bord de route, sans que la cause du décès soit identifiée. "Ces échecs m’ont mis un coup au moral", confie Bruno Cuerva, qui suit les gypaètes pour le parc. Mais le sexagénaire ne perd pas espoir. Une nouvelle réintroduction pourrait avoir lieu en 2019. Un vieux rêve l’habite: voir, avant de partir à la retraite, le gypaète barbu faire son nid dans le Vercors. Que le vautour disparu ne soit plus un oiseau de passage, mais qu’il reprenne pour de bon sa place, entre les hommes et les sommets.




Photo: Parmi les quatre espèces de nécrophages réintroduites en France, celle du vautour fauve, reconnaissable au duvet clair de sa tête et à sa grande taille, se porte mieux que les autres. © Sylvain CORDIER/Gamma-Rapho via Getty Images.

Par Guillaume Pajot


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