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Planète (Europe) - En Roumanie, à la rencontre des gardiens d'une des dernières forêts primaires d'Europe



Planète (Europe) - En Roumanie, à la rencontre des gardiens d'une des dernières forêts primaires d'Europe


Au pied de la célèbre chaîne des Carpates, ces femmes et ces hommes, activistes, avocats, scientifiques ou philanthropes, se battent pour empêcher une catastrophe écologique: la destruction de l'une des dernières forêts primaires d'Europe. Nos reporters sont allé·es à leur rencontre.

Il y a les forêts qu'on a dans la tête. Les forêts magiques de l'enfance, où l'on va se cacher, se perdre, les forêts qui nous font peur et nous enchantent. On grimpe aux arbres, on s'écorche les genoux, on redescend, ongles noirs et joues rouges, on érige des cabanes, on se fabrique des épées avec les branches arrachées sans savoir, le temps de l'enfance qu'on confond avec l'éternité.

Il y a les forêts qui nous font vivre. Sans les arbres, qui absorbent le gaz carbonique, rejettent de l'oxygène et purifient l'atmosphère, nous ne pourrions pas respirer, il n'y aurait plus de nuages, plus de pluie. Elles freinent les tempêtes, combattent la sécheresse et l'érosion, offrent un refuge à la faune et à des bactéries potentiellement dangereuses pour l'homme.

Apparues sur la Terre il y a 380 millions d'années, éteintes à l'âge glaciaire, ressuscitées il y a dix mille ans, rasées aujourd'hui. Cette année, la Roumanie a rejoint la liste noire des pays où ceux et celles qui défendent l'environnement sont assassiné·es.

- 1/4 Désastre écologique et assassinats de militants

Partout sur la planète, les forêts vierges disparaissent. À nos portes, en Roumanie, elles sont victimes d'une destruction planifiée. Chaque année, dans ce pays qui recèle les deux tiers des dernières forêts primaires d'Europe et 30% des grands carnivores du continent – ours, loups, lynx –, une surface de forêt vaste comme la ville de Bucarest est rayée de la carte. Toutes les 60 minutes, trois hectares disparaissent, l'équivalent de quatre terrains de foot.

Face à ce désastre écologique, des femmes et des hommes ont pris la forêt comme on prend le maquis. Parfois au péril de leur vie, comme le révèle le rapport Global Witness 2020.

Cette année, la Roumanie a rejoint la liste noire des pays où des défenseur·ses de l'environnement sont assassiné·es. Le bilan est lourd: six gardes forestiers tués entre 2014 et janvier 2020, et 650 victimes de violences.

Mais la forêt roumaine est une urgence, la résistance ne lâche rien pour sauver ces puits de carbone qui stockent jusqu'à six tonnes de CO2 par an et par hectare, une arme de pointe contre le réchauffement climatique. Militants, avocats, réalisateurs, scientifiques ou philanthropes joignent leurs forces dans un combat inégal contre des criminels en col blanc ou en tenue de bûcheron.

Nous mettons le cap sur les monts Fagara, à quelques heures au nord de Bucarest. Dans cette zone de la chaîne des Carpates, l'industrie forestière coupe en toute impunité des fragments de forêts primaires. Les gardiens de la forêt veillent, irréductibles.

Sur la route en lacets taillée à flanc de falaise, le cheval à pompons rouges tire une carriole qui ploie sous le foin. Perché sur l'herbe séchée, un type au franc sourire édenté guide son chargement. Devant, des camions emportant des troncs se lancent à l'assaut des virages.

Nous retrouvons Raluca Nicolae, cofondatrice d'Agent Green, et Catalina Radulescu, avocate environnementale, au pied de la forêt de Sâmbata. Elles vont nous montrer les prémisses d'un massacre annoncé.

Devant nous, s'étire une forêt à la canopée frémissante. Arbres séculaires sertis de mousse vert pomme, feuilles brunes, fougères flamboyantes, effluves d'humus, vieux troncs tombés d'avoir assez vécu, des gisants, grouillant d'insectes. Et le crépitement des branches, le glouglou du ruisseau. Et les loups, les ours, les lynx, pour l'heure invisibles, mais ici chez eux. La stupéfiante beauté d'une matrice multiséculaire.

- 2/4 Corruption

De la boue, des ornières profondes, le sous-sol défoncé, la roche éclatée, des souches fraîchement coupées, les méthodes de l'industrie forestière n'ont rien d'un conte de fées.

Pendant le confinement, une voie illégale d'un kilomètre de long a éventré l'écosystème de la forêt de Sâmbata. Un accès pour les bulldozers et les broyeuses qui, dans quelques semaines, vont la dépecer.

C'est un activiste-enquêteur documentant les infractions dans les forêts primaires roumaines qui a fait cette découverte. Il souhaite rester anonyme. Appelons-le Tomas. "Non seulement, ce site, classé Natura 2000(1), est protégé, mais c'est un fragment probable de forêt primaire, non répertorié dans le Catalogue national."

Cet inventaire donne des migraines aux écologistes. "Pour eux, les critères pour qu'une forêt figure sur cette liste et bénéficie de plus de protection sont trop stricts. Seules quelques forêts sont concernées car préservées d'intervention humaine depuis plus de trente ans." Pour Tomas, cette classification est un piège. Tous ces précieux écosystèmes ont certes déjà été impactés, mais renoncer à les sanctuariser encourage les coupeurs de bois. "C'est une stratégie délibérée."

Alors que l'État roumain reconnaît 218.000 hectares de forêt primaire et ancienne, Greenpeace estime que plus 300.000 hectares supplémentaires devraient être répertoriés à l'Inventaire national.

. "Toute la chaîne de commande [du bois] est corrompue"

"Toute la chaîne de commande est corrompue, estime Tomas, des politiciens aux autorités locales en passant par la police et les administrateurs des forêts, les bûcherons. Les voleurs de bois sont protégés."

Au contraire des parcs nationaux, qui eux non plus, n'échappent pas à la déforestation massive. En Roumanie, plus de la moitié du bois qui arrive dans les scieries a été coupée illégalement. Pour finir en meubles, planches, papier mais aussi en tonnes de pellets, ces granulés que nous utilisons comme combustible supposé environnementalement correct dans nos poêles à bois.

- 3/4 "Un drame de l'Union européenne"

Les Roumains ont-ils conscience du cataclysme qui frappe leur pays? Pas sûr, à en croire Georgeta Corca et Alexandra Gîrbea, deux danseuses roumaines qui ont fait de la hêtraie de Sinca, une forêt vierge classée au Patrimoine mondial de l'humanité, le théâtre de leurs performances.

Elles y dansent sur une musique composée des sons de la forêt, dans des clips postés sur YouTube, le projet artistique s'appelle Love For Forest. Pour ces trentenaires, la déforestation est un mythe inventé par les activistes pour générer de l'émotion et lever des fonds. "Un drame Facebook, rien de plus!" Vraiment? "Un drame de l'Union européenne plutôt", répond l'avocate Catalina Radulescu.

Sur son bureau à Bucarest, une soixantaine de dossiers s'accumulent: des plaintes contre le département des Forêts et le ministère de l'Environnement, des requêtes adressées à la Cour européenne de justice. Derrière les campagnes de sensibilisation des ONG, c'est auprès de l'administration et dans les tribunaux que les gardiens de la forêt mènent leur guerre. Une lutte sans fin, faite de dossiers en attente depuis des années ou égarés par les commissions gouvernementales.

L'avocate compare le système à un dragon: "Tu coupes une tête, deux autres repoussent."

Faire repousser des arbres, préserver la faune, restaurer la biodiversité et créer un sanctuaire européen sur le modèle du parc Yellowstone, c'est justement le défi que se sont fixé Barbara et Christoph Promberger en créant la Foundation Conservation Carpathia (FCC).

Cap au sud et la vallée Dâmbovi a, où ils vivent. Barbara est biologiste spécialiste des loups. Pourquoi les forêts roumaines quand on est autrichienne? "On était venu étudier les populations de loups, et nous nous sommes installé·es."

En 2005, c'est le choc. Les forêts nationalisées par le régime communiste sont restituées aux propriétaires privés, les permis d'abattage délivrés à l'industrie forestière. Jusqu'à 2012, la Roumanie connaît un pic de déforestation "On entendait les tronçonneuses en continu", se souvient-elle. Seule une fondation pouvait acheter des forêts et les protéger.

Depuis 2009, grâce à des fonds privés et publics européens, la Fondation a acquis en pleine propriété 75.000 hectares de forêt. L'objectif est d'en acquérir le triple et de restituer à l'État roumain un sanctuaire non fragmenté de 250.000 hectares, peuplé de grands carnivores, de bisons et de castors. "La restauration passe aussi par la gestion de la faune. Nous avons réintroduit soixante-quinze bisons, et des castors."

Avant de rencontrer Barbara, nous nous sommes renseigné·es. Après tout, le projet de FCC est tellement idéaliste qu'il pourrait cacher des ambitions moins nobles dans ce "far east" où le crime paie.

Du côté des ONG, Greenpeace et Agent Green cautionnent le travail de la Fondation. Les membres des conseils municipaux locaux, en revanche, sont carrément insultants: "Nazis", "voleurs de terre", "blanchisseurs d'argent", nous avons entendu les pires horreurs.

Ahanant après l'escalade d'un pan de montagne à pic, reboisé par FCC, nous interrogeons Barbara. "Nos statuts sont transparents. Bien sûr, nous entendons des choses blessantes. Mais c'est une tactique bien connue de manipulation."


- 4/4 Reforestation par des fondations

Barbara a passé des nuits seule dans la forêt avec des loups. Elle a le cuir épais. Pour compenser la déforestation et la destruction des écosystèmes, il faudrait replanter 90 milliards d'arbres natifs dans les forêts sinistrées. Même si le botaniste Francis Hallé a calculé qu'il faut environ dix siècles pour fabriquer une forêt primaire, la reconstruction écologique est nécessaire.

Après une visite aux pépinières de FCC où de jeunes plants autochtones bénéficient d'un coup de pouce avant de repeupler la forêt, nous grimpons à 1.800 mètres au-dessus de la vallée de Vâlsan, où 400.000 arbres ont été plantés. En face, la montagne est jonchée d'arbres morts. Une tempête, qui a tout dévasté.

Le vrombissement des tronçonneuses insulte le silence des cimes. Des bûcherons débitent les troncs à la chaîne. "Une aberration écologique, déplore Mihai Zotta, le directeur technique de FCC qui gère le reboisement. Le bois mort(2) et les milliers d'espèces qu'il abrite, champignons, insectes, sont garants de la biodiversité de la forêt, avant même le début de la décomposition. Sans lui, la forêt meurt."

Quelques survivants isolés dressent lamentablement leurs troncs gris et décharnés vers le ciel. Pour les protecteur·rices de la forêt, rester les bras croisés n'est pas une option. C'est ce que s'est dit Nicoleta Carpineanu , une DJ qui a émigré au Royaume-Uni. Elle a fondé Forests Without Frontiers, une association partenaire de FCC qui finance une partie de la reforestation. "Ces forêts que nous plantons, je ne les verrai jamais, mon fils de 16 ans non plus, sourit-elle dans un anglais parfait. Mais je donne une forêt à ses enfants."

Utopique ? Comme le dit Francis Hallé, 'ceux qui n'ont pas d'utopie ne vont nulle part'.



1. Réseau rassemblant des sites naturels ou semi-naturels de l'Union européenne ayant une grande valeur patrimoniale, pour leur faune et flore.

2. Ce bois mort représente 30 % des ressources écosystémiques.




Photo: Nicoleta Carpineanu , une DJ qui a émigré au Royaume-Uni. Elle a fondé Forests Without Frontiers, une association partenaire de FCC qui finance une partie de la reforestation.

Par Catherine Castro


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