Leur disparition est annoncée comme inéluctable, changement climatique oblige. Mais les scientifiques suisses sont prêts à tout pour ralentir la fonte des joyaux de leur pays.
En ce jour de mai, quelques clients bravent le froid sur la terrasse quasi vide du café d’altitude. La station de ski de Diavolezza, perchée à 3.000 mètres dans le canton des Grisons, est plongée dans la torpeur de la mi-saison. Autour de midi, tandis que deux skieuses de randonnée grimpent dans la télécabine pour redescendre au parking, Felix Keller, les mains dans les poches de sa combinaison rouge, avance dans la neige damée vers une plateforme métallique posée face aux montagnes immaculées. L’imposant sommet du Piz Bernina, qui culmine à plus de 4.000 mètres, est pris dans une épaisse mer de nuages. A ses pieds, quelques taches de soleil illuminent le blanc mat du glacier du Morteratsch, dont les séracs affleurent sous la couche de neige fraîche.
Le glaciologue de 59 ans pointe du doigt un rognon rocheux assez proche de la station, puis une vaste zone plate, bien plus bas. «Au niveau du rocher, nous aménagerons le réservoir d’eau de fonte, explique-t-il. Il alimentera six ou sept câbles à neige [en réalité des tuyaux] d’un kilomètre de long, que nous tendrons au-dessus du Morteratsch, là-bas en bas, sur une zone d’un kilomètre carré. L’eau débouchant des câbles sera ensuite changée en neige dans des canons spéciaux puis pulvérisée au-dessus du glacier. Le tout, sans électricité. Vous voyez, l’idée est assez simple. La réaliser sera plus compliqué!»
- Gorner, Zinal, Arolla… bientôt liquéfiés?
Né à Samedan, un peu plus loin dans la vallée de la Haute-Engadine, Felix Keller connaît ce glacier du sud-est de la Suisse depuis l’enfance. Il l’a descendu à ski la première fois vers l’âge de 5 ans, avant d’y emmener ses élèves, du temps où il travaillait comme moniteur. Il y a quelques années, l’homme au large sourire, aujourd’hui enseignant dans un institut de formation local, l'Academia Engiadina, s’est lancé un défi étonnant: sauver le Morteratsch de son inexorable recul. Pour cela, il compte donc récupérer l'été l’eau de la fonte descendue de la montagne, la stocker dans le réservoir, puis l’envoyer l’hiver dans les fameux tubes en aluminium géants suspendus au-dessus de la langue gelée et équipés de centaines de canons à neige nouvelle génération développés par une entreprise suisse.
Ces «câbles à neige» fonctionneront sans courant électrique, les 200 mètres de dénivelé entre le lac et le glacier suffisant à fournir la pression nécessaire. Un appareillage censé générer un manteau neigeux apte à protéger des rayons du soleil 10 % de la surface du Morteratsch, même au plus fort de l’été. Le glacier fondrait ainsi moins vite. Voire ressusciterait. «Avec le climat actuel, sans hausse supplémentaire des températures, il pourrait se remettre à grandir au bout de dix ans après l’installation», explique Felix Keller.
Le projet, baptisé MortAlive, peut sembler farfelu aux yeux des non-initiés. Il a pourtant reçu le soutien financier d’Innosuisse, l’agence publique pour l’innovation, ainsi qu’un large écho médiatique dans la confédération. Et pour cause, il apporte un peu d’espoir dans une perspective bien sombre pour la Suisse: la fonte à grande vitesse, et même la disparition annoncée, de ses 1.400 glaciers – un chiffre record dans les Alpes. Aletsch, Grindelwald, Arolla, Gorner, Tsanfleuron, Zinal… qu’adviendra-t-il quand tous ces géants se seront liquéfiés? Leur rétrécissement aura – et a déjà – des effets préoccupants en termes de tourisme, de ressource en eau, de risques naturels… Des dizaines de spécialistes helvètes les étudient et les surveillent de près, tentent d’anticiper les conséquences de leur recul – voire imaginent, comme Felix Keller, des solutions pour voler à leur secours. Mais le petit pays alpin a-t-il vraiment les moyens de sauver ses glaciers?
- Une fonte qui s'accélère fortement depuis 20 ans
Au Morteratsch, Felix Keller n’a pas besoin de fouiller sa mémoire pour donner la mesure du phénomène. Mille mètres plus bas que la station de ski de Diavolezza, un large sentier part d’une petite gare en pleine nature et mène jusqu’à l’extrémité basse du glacier. Il y a 170 ans, la masse gelée atteignait le niveau des rails. Aujourd’hui, il faut marcher trois bons kilomètres au fond d’une vallée bordée de moraines instables, traces encore fraîches du retrait, pour atteindre le front glaciaire. En chemin, des bornes matérialisent les replis successifs du glacier: 1850, 1860, 1900, 1920… jusqu’en 2015. La limite actuelle est située encore quelques centaines de mètres plus loin.
Le scientifique s’arrête près de la dernière balise, au milieu des caillasses, et exhibe la photo d’une gigantesque grotte de glace plongée dans une lumière bleutée. «C’était en janvier 2009, exactement à l’endroit où nous nous trouvons, se souvient-il. J’avais joué du violon dans la grotte, avec sept mètres de glace au-dessus de moi. Le glacier, lui, finissait 100 mètres plus bas.» Le Morteratsch, qui perd une quarantaine de mètres par an en longueur et six en épaisseur, fond littéralement à vue d’œil. Le retrait est plus ou moins continu depuis 1850, mais «il s’accélère vraiment depuis une vingtaine d’années», souligne Felix Keller.
Une tendance qui touche toute la planète et qui s’explique par le dérèglement – en l'occurrence, le réchauffement – climatique, d’origine humaine. Certes, les glaciers ont toujours gagné et perdu du volume selon l’évolution naturelle des températures et des précipitations, qui influe sur leur «bilan de masse» (la différence entre la glace créée par transformation de la neige, et la glace perdue par la fonte). Mais la vitesse de déperdition actuelle, elle, est inédite.
- L'évolution des fleuves de glace est scrutée depuis longtemps
A l’Ecole polytechnique de Zurich, Daniel Farinotti observe lui aussi ce processus avec inquiétude. Ce chercheur de 39 ans y dirige l’un des principaux laboratoires de glaciologie du pays, qui pilote aussi le Glamos (Glacier Monitoring in Switzerland), le système national de suivi des glaciers. La Suisse, pays pionnier de la discipline, scrute depuis longtemps l’évolution de ses fleuves de glace. «Les premiers relevés scientifiques remontent aux années 1820, à l’Unteraar, dans le canton de Berne, indique le spécialiste. Et nous disposons des séries ininterrompues de mesures de masse glaciaire les plus anciennes du monde, vieux de plus d’un siècle, aux glaciers de Claridenfirn et d’Aletsch. C’est important, car cela donne du contexte à ce que l’on observe aujourd’hui.»
Les glaciers suisses ont déjà été amputés de 60 % de leur volume depuis 1850, mais le rythme s’affole encore ces dernières décennies, confirme Daniel Farinotti. «En moyenne, nous perdons désormais tous les ans 2 % du volume restant», prévient-il. Et l’agonie ne fait que commencer. Son équipe a modélisé l’évolution des glaciers alpins d’ici à 2100, en fonction de la hausse des températures du globe: «Dans le scénario pessimiste, ils n’existeront plus que sur les cartes postales, ou à l’état de lambeaux, en altitude, détaille Daniel Farinotti. Dans le scénario optimiste, ils perdront quand même 60 % de leur volume actuel. Même si nous changeons aujourd’hui de trajectoire climatique, ils continueront à reculer car leur temps de réaction au climat est de plusieurs décennies.»
Dans tous les cas, un très grand nombre est voué à disparaître. A l’image du glacier du Pizol, dans le canton de Saint-Gall, réduit cette dernière décennie à l’état de morne plaine caillouteuse parsemée de quelques plaques de glace. En 2019, une bonne centaine de personnes, certaines tout de noir vêtues, ont grimpé en procession jusqu’à son pied, à 2.700 mètres d’altitude, pour des «funérailles» symboliques, avec dépose de fleurs et oraison de l’aumônier de la paroisse, au son déchirant d’un cor des Alpes.
Une mise en scène à la mesure de la perte : la mort des glaciers pourrait être lourde de conséquences pour la Suisse. D’abord sur le plan de l’eau.
- Des glaciers essentiels pour la ressource en eau
Le domicile du glaciologue David Farinotti se situe à Sion, dans le Valais: c'est la région la plus sèche du pays et celle qui concentre le plus de glaciers, dont le plus grand d’Europe, Aletsch, vingt-trois kilomètres de long. Ces étendues gelées assurent une régulation cruciale: elles stockent l’eau tombée du ciel l’hiver et la libèrent l’été lors de la fonte. «Ici, les glaciers sont essentiels pour la ressource en eau, note le chercheur. Ils fournissent sur l’année 15 % du flux du Rhône [qui prend sa source dans l’est du canton], et même 30 à 40 % l’été.»
Les paysans exploitent depuis longtemps l’eau de fonte grâce au vieux système des bisses, ces canaux d’irrigation qui sillonnent la montagne pour arroser les champs. Les centrales hydroélectriques, produisant 60 % de l’électricité suisse, tournent grâce à l’eau des barrages provenant, en partie, des glaciers. Dans un premier temps, la quantité d’eau coulant de la montagne l’été va augmenter, à cause de la fonte accélérée. Mais une fois les glaciers réduits à néant, elle déclinera, aggravant la sécheresse estivale.
A cette potentielle pénurie s’ajoutent les risques naturels: le retrait glaciaire déstabilise certains versants, et peut conduire à la création de lacs susceptibles de se vider brutalement dans la vallée… «A Moosfluh, au bord d’Aletsch, il a ainsi fallu intervenir sur des remontées mécaniques qui avaient bougé car le terrain n'était plus retenu par le glacier, illustre le scientifique. Et au glacier de la Plaine Morte, situé un peu plus à l’ouest, on a creusé en 2019 un canal dans la glace pour vidanger un nouveau lac ayant provoqué une crue importante dans une ville en contrebas.»
Néanmoins, tempère Daniel Farinotti, «la fonte n’est qu’un risque de plus dans les montagnes. Il en existe bien d’autres, des avalanches aux éboulements, qui ne sont pas liés au changement climatique, même si celui-ci les influence. Notre pays est habitué à les gérer.»
- De nouveaux lacs de montagne
La grande nouveauté, c’est surtout la transformation des paysages suite à la disparition des neiges éternelles – ce qui va aussi affecter le tourisme. La fonte oblige à modifier le tracé de certains sentiers de randonnée et les accès à des refuges, ou à renoncer à des itinéraires d’alpinisme. Mais, surtout, elle ébranle un imaginaire bien ancré depuis le XIXe siècle. «Le tourisme, ici, s’est construit sur cette vision idyllique des montagnes immaculées, note Amédée Zryd, 60 ans, responsable du centre de Géologie et de Glaciologie, petit musée du joli village alpin des Haudères, au-dessus de Sion.
Par une sorte de hasard, les années 1850 ont été à la fois celles de l’avancée maximale des glaciers, de l’arrivée de la photo et des premiers touristes. On est resté avec cette image mythique des Alpes dans la tête. Mais cette vision va devenir obsolète.» Tout ne sera pas à jeter dans ce nouveau tableau : dans le futur, le recul fera par exemple naître des centaines de nouveaux lacs de montagne, attractifs pour les yeux… et pour les producteurs d’hydroélectricité.
- Sauver les géants blancs
La Confédération helvétique a beau multiplier les études sur l’avenir de ses géants blancs, sa marge d’action pour les sauver est réduite – à défaut de pouvoir réduire à elle seule les émissions de mondiales de gaz à effets de serre. A Diavolezza, en cette mi-mai, des ouvriers terminent de couvrir la partie supérieure d’une piste de ski de grandes bâches grisâtres. Déployées tous les étés, elles réfléchissent la lumière du soleil et limitent ainsi la fonte, au point d’avoir fait renaître un autre glacier, minuscule celui-là, qui se trouve au sein de la station.
Ce dispositif, spectaculaire et assez efficace, est utilisé depuis les années 2000 sur une dizaine de glaciers du pays. Mais seulement sur de petites surfaces, et à des fins touristiques, comme assurer la saison de ski ou protéger la grotte très visitée du glacier du Rhône. Pourquoi ne pas s’en servir pour ralentir le phénomène à plus grande échelle? L’idée fait sourire Daniel Farinotti. «En 2021, nous avons participé à une étude sur la question, raconte le glaciologue. Nous avons montré qu’en couvrant tous nos glaciers sur une partie suffisante de leur surface, nous pourrions éviter 40 % de leur recul actuel. Mais c’est difficilement faisable, et ça coûterait très cher, environ deux milliards de francs suisses par an [1,8 milliard d’euros], sans pour autant tout résoudre…»
Au Morteratsch, Felix Keller pourrait, lui, montrer une nouvelle voie. Pour l’heure, son plan de sauvetage, mené en tandem avec l’éminent glaciologue néerlandais Hans Oerlemans, n’en est qu’au stade des tests. Le duo vient d’inaugurer en 2021 un premier «câble» d’une dizaine de mètres équipé de canons à neige, fixé à un grand mât, qui accueille les skieurs interloqués au pied du téléphérique de Diavolezza. Suspendre une demi-douzaine de dispositifs similaires, d’une longueur d’un kilomètre chacun, au-dessus de l’immense étendue glaciaire, prendra encore au moins dix ans, pour un coût de 150 millions de francs suisses (138 millions d’euros).
- La Suisse au secours de l'Himalaya
Mais l’affable montagnard pense déjà à diffuser son invention, non pas dans les Alpes, mais dans l'Himalaya, où les problèmes liés à la fonte sont démultipliés. «Plus de 200 millions de personnes dans le monde dépendent directement de l’eau des glaciers, surtout dans cette région, insiste-t-il. Au Ladakh, par exemple, une zone de l’Inde très sèche, la ville de Leh, capitale régionale de 100.000 habitants, est alimentée par un tout petit glacier qui pourrait disparaître d'ici à dix ans. La situation pourrait y devenir vite critique.»
Le scientifique est moins inquiet dans l’immédiat pour son fief des Grisons, où l’eau du Morteratsch s’écoule vers la rivière Inn, un affluent du Danube. Mais autant se préparer au pire dès aujourd’hui, au cas où. «Nos rivières sont importantes pour toute l’Europe, rappelle-t-il. Si jamais elles se retrouvent à sec à certaines périodes, alors nous serons contents d’avoir cette solution pour certains de nos glaciers.» Et chacun pourra reconnaître à la Suisse d'avoir tenté l’impossible pour sauver ses géants de glace.
Photo: © Robert Haasmann / GettyImages
Volker Saux
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Posté Le : 15/10/2021
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Volker Saux - Publié le 13/10/2021
Source : https://www.geo.fr