Éthnocides, spoliations, maladies... Les peuples originels se retrouvent face au drame d’une histoire qui se répète. Leurs territoires, riches en ressources et biodiversité, sont menacés. Des tribus organisent leur propre confinement. Elles y jouent leur survie, prévient Fiore Longo, anthropologue et directrice France de l’ONG Survival International.
Entretien.
- «La pandémie de Covid-19 fait peser une grave menace sur la santé des peuples autochtones du monde entier», rappelait l’ONU en avril. De nombreux appels alertent sur un risque de «génocide». Pour quelles raisons ces peuples sont-ils plus vulnérables?
Fiore Longo: Le colonialisme et le racisme institutionnalisés sont à l’origine de leur vulnérabilité accrue. La colonisation les a privés de leurs terres, donc de ressources et d’identité. Des populations entières ont été marginalisées et sont devenues dépendantes. Une vie plus sédentaire, une alimentation industrielle ont provoqué de la malnutrition et des pathologies chroniques plus importantes qu’ailleurs : obésité, hypertension, diabète… Les Aborigènes ont six fois plus de risques de mourir du diabète que les autres Australiens. Lors de la grippe H1N1 de 2009, leur taux de mortalité a été dix fois supérieur au reste de la population. La situation est similaire au Canada et dans certaines régions des États-Unis. Imaginez alors ce que peut représenter le coronavirus multiplié par toutes les pathologies des sociétés industrialisées réunies!
- En quoi les peuples «non contactés» courent-ils un grand danger?
Fiore Longo: Nous sommes très inquiets pour eux. Ces populations n’ont aucun contact avec la société majoritaire et n’ont donc pas développé un système immunitaire et des résistances capables de faire face aux maladies extérieures. Il est vital de respecter la volonté de ces peuples de ne pas être contactés. Car, très souvent, quand il y a un contact avec la société majoritaire, plus de la moitié d’entre eux est décimée. Les peuples forcés au contact récemment, il y a à peine trente ans, ont perdu entre 50 % et 90 % de leur population. Les Ayoreo au Paraguay, les Yanomami au Brésil, les Nukak en Colombie. N’oublions pas qu’il y a cent ans, aux États-Unis, 80 % des autochtones sont morts de la grippe espagnole.
Il existe une centaine de peuples non contactés dans le monde. La très grande majorité se trouve en Amazonie (Brésil, Pérou, Colombie, Bolivie). Si leurs terres sont correctement protégées, ils devraient être à l’abri de la pandémie. Malheureusement, il est de plus en plus fréquent qu’elles soient violées pour l’exploitation forestière, minière et agroalimentaire, surtout au Brésil, avec Jair Bolsonaro au pouvoir. Les chasseurs-cueilleurs, dépendants de la forêt, sont particulièrement touchés.
"Là où des envahisseurs sont présents, le coronavirus pourrait anéantir des peuples entiers"
Le régime brésilien a réduit le budget de la santé pour les autochtones. Il a poussé au retrait du programme cubain «Mais Medicos» (Plus de médecins). Résultat: des milliers de personnes sont privées de soins dans les zones les plus reculées du pays. Dans le même temps, ce gouvernement encourage les missionnaires fondamentalistes à établir le contact. Ainsi, il a nommé l’un d’entre eux à la tête du département des peuples non contactés. Les évangélistes sont très puissants, y compris en Colombie et au Pérou. Ils ont acheté un hélicoptère et se déplacent seuls ou à deux pour pénétrer les territoires facilement. Là où des envahisseurs sont présents, le coronavirus pourrait anéantir des peuples entiers. C’est une question de vie ou de mort.
- Outre la grande fragilité immunitaire, quels autres facteurs expliquent-ils une telle mortalité chez les peuples récemment contactés?
Fiore Longo: Leur mode de vie communautaire favorise la propagation du virus. Lorsqu’une infection touche une communauté entière, quasi personne n’est épargné. Qui ira alors chasser, qui les nourrira, qui les soignera? On mesure ainsi les graves conséquences qu’une contamination peut avoir sur la capacité du groupe à continuer à survivre.
N’oublions pas le difficile accès aux soins, que ce soit pour des raisons géographiques ou parce que les ressources sont insuffisantes. L’accès aux ressources devient un vrai problème. Ainsi, la création d’aires protégées chères aux «naturalistes», aux touristes, amateurs de «nature sauvage» impose des restrictions à la chasse et la pêche, donc à l’accès aux moyens de subsistance, cela au nom de «la protection de la nature».
- Certains peuples résistent bien et maîtrisent la pandémie. Comment l’expliquer?
Fiore Longo: Tout est lié au statut de la terre, à leur niveau d’indépendance. S’ils contrôlent leur territoire, qu’ils sont autosuffisants et que l’État agit, alors ils sont protégés. C’est le cas des Orang Rimba en Indonésie, des Adivasis en Inde, «autoconfinés» dans leurs forêts. Leur qualité de vie et de santé est bien meilleure que celle des peuples qui en ont été expulsés. Encore faut-il pour cela que leurs droits territoriaux soient respectés. Le respect et la reconnaissance de leurs droits sont un vrai enjeu pour leur survie. Malheureusement, ils sont aujourd’hui en recul.
- Pour quelles raisons les peuples autochtones sont-ils de plus en plus menacés?
Fiore Longo: Leurs territoires sont convoités pour y exploiter des ressources et y développer des activités industrielles – mines, hydraulique, déforestation, agrobusiness – destinées à la population majoritaire. Dans le contexte actuel, l’orpaillage bat son plein en raison du confinement et du laxisme des États. Or, on sait que le mercure utilisé pour l’extraction pollue les eaux, les poissons. De plus, les orpailleurs peuvent être vecteurs de maladies.
L’autre grande menace vient des gouvernements racistes au Brésil et en Inde, des pays qui connaissent la plus grande diversité de population au monde. 8,3 % de la population indienne est issue de peuples autochtones. Jair Bolsonaro et Narendra Modi font la guerre à cette diversité. On parle d’eux comme ceux qui sont en train de mettre en place «un génocide institutionnel». Cette remise en cause des droits des autochtones porte aussi gravement atteinte à la biodiversité.
- Comment faire comprendre, concrètement, le lien entre peuples autochtones et biodiversité?
Fiore Longo: 80 % de la biodiversité du monde se trouve dans les territoires autochtones, et ce sont leurs peuples qui en sont les meilleurs protecteurs. Ils ont développé de nombreux médicaments utilisés aujourd’hui par les sociétés industrialisées et leurs connaissances botaniques sont inestimables. Les plantes ont joué un rôle essentiel dans le développement de près de 50 % des médicaments actuels.
Il est utile de rappeler que les peuples autochtones et tribaux ne sont pas primitifs. Ils ont des technologies, des lois, une éducation, des religions et des structures sociales, politiques et économiques. Nous devons saisir l’opportunité de la crise sanitaire actuelle pour les soutenir, faire entendre leur voix, reconnaître leurs droits et démontrer leur rôle essentiel dans la protection de la biodiversité.
Entretien réalisé par Latifa Madani
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Posté Le : 25/05/2020
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Entretien réalisé par Latifa Madani - Publié jeudi 14 mai 2020
Source : https://www.humanite.fr/