Bogota (Colombie), reportage
Il veut «écœurer» et, reconnaissons-le, l’effet est plutôt réussi. La porte d’entrée sombre et étroite ouvre sur une mezzanine saturée d’objets épars où un gros téléviseur à tube cathodique flirte avec un tube à dentifrice vide et un bidon d’herbicide. Il faut trouver son chemin parmi la poussière, en prenant garde de ne pas déséquilibrer les combinés téléphoniques qui reposent adroitement sur une montagne de chaussures et de bouteilles en plastiques. Mais attention à la tête: les cheveux pourraient bien s’accrocher dans l’une des guirlandes de sachets de chips qui décorent le bas-plafond du rez-de-chaussée.
Le seul recoin de lumière se trouve près d’un tout petit escalier artisanal qu’il faut grimper précautionneusement – il semble que le bois pourrait craquer d’un moment à l’autre. En haut, un lit fait de coussins troués suggère l’existence qu’un autre être que les rats vit dans cette pièce. Dissimulé derrière un talus de boîtes à mouchoir en carton, l’hôte est devant un écran d’ordinateur, seul appareil électro-ménager visiblement en activité. Antonio Casafus vous accueille avec un sourire bienveillant: bienvenue au musée des ordures – le «dépotoir» comme le surnomme affectueusement le commissaire de l’exposition.
Le Museo de la Basura n’est certes pas la collection la plus reluisante de Bogota. Mais ce drôle d’endroit est très officiellement reconnu sur Google Map, coincé entre le campus de l’Université nationale et le Musée d’Art Moderne, dans le quartier de Santa Fé. Une sculpture difforme, constituée de CDs, de boîtes d’œufs et de pneus, signale d’ailleurs l’emplacement du lieu qu’Antonio Casafus a ouvert il y a plus de vingt ans.
«Asi esta el mundo» y est-il inscrit sur une planche en bois: «Ainsi va le monde».
«Je rassemble tout ce que l’homme produit» explique l’artiste.
«C’est une manière de montrer ce que nous commettons en étant des consommateurs irrationnels».
A l’écouter, les conséquences sont multiples: le changement climatique, la radioactivité, l’électro-magnétisme, les ordures en mer, qui créent «un septième continent de plastique», etc.
La conclusion ne fait aucun doute: «On est en train de détruire la planète».
Lunettes portées à l’envers, nœud tissé dans sa barbe de plusieurs années, cheveux en phase avancée de dread locks, Antonio Casafus a le look du savant-fou devenu hippie – ou l’inverse. Ses convictions puisent à la source d’expériences fondatrices. Etudiant, il claque la porte de sa formation en administration des entreprises, dégoûté par le «capitalisme sauvage» qu’on lui inculque.
«Je devais changer ma forme de vie, être conséquent avec la vie que je voulais mener» explique-t-il de sa voix calme.
Il part pour un tour du monde, et s’arrête à Paris où il s’engage aux Beaux-Arts, section dessin. En prospectant des lieux alternatifs pour réaliser ses œuvres, celui qui n’a pas d’argent pour payer d’atelier rencontre le milieu des squats: «C’était rue Fontarabie, dans le XXe arrondissement. J’y ai découvert un espace de liberté, un espace de réflexion aussi. C’était très fécond pour la création» se souvient-il dans un français irréprochable.
C’est là qu’il fait ses premières «récup’»: «Des chaises, des livres, du bois pour faire le châssis des tableaux: on ramassait tout ce qui pouvait être ‘‘utile’’ ». Rapidement, il tombe envoûté par la «magie des ordures»: «On s’est mis à collecter des choses qui ne servaient à rien, et c’est là qu’on s’est rendu compte qu’il y avait des déchets partout…». Le déclic s’est opéré: «C’est comme ça que j’ai pris conscience qu’on utilisait beaucoup de choses qui n’étaient pas nécessaires».
De retour en Colombie, il a eu d’autres vies, avec un bar à Medellin, puis un autre à Carthagène. Mais jamais, il n’a cessé d’amasser les déchets qu’il croisait sur sa route: «J’en accroche partout, c’est le meilleur moyen de raconter la m**** que l’on produit». S’il interpelle de temps à autres par le biais d’expositions, le musée reste selon lui le meilleur moyen de secouer les consciences. Même s’il est peut-être déjà trop tard: «On est en train d’en finir avec l’Amazonie, non seulement pour le bois, mais aussi pour le coltan et pour l’or».
La boucle est bouclée: «Pour consommer, il faut produire, et pour produire, il faut détruire».
Source : Barnabé Binctin pour Reporterre (Voir site pour plus d'illustrations photographiques)
Photos : © Barnabé Binctin/Reporterre
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Posté Le : 06/01/2016
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo et texte: © Barnabé Binctin/Reporterre du lundi 4 déc 2016
Source : reporterre.net