C’est la lutte contre le réchauffement qui unit Hindou Oumarou Ibrahim, porte-voix des peuples sahéliens, et Nicolas Hulot, ambassadeur français pour la planète. Pour eux, l’urgence est là: à l’approche de la COP 21, à Paris, le monde doit prendre conscience de la dette écologique du Nord envers le Sud.
- Madame Figaro. - Sous quel climat vous êtes-vous rencontrés?
Nicolas Hulot. - J’ai connu Hindou à la conférence de Copenhague sur le climat, en 2009, elle y représentait les peuples sahéliens. Et j’avais gardé en mémoire une phrase qu’elle avait prononcée à la tribune : « Nous, les peuples sahéliens, nous sommes déjà dans le couloir de la mort. » C’est ce type de phrase qui a contribué à sceller mon engagement contre le réchauffement climatique.
Hindou Oumarou Ibrahim. - À Copenhague, j’étais très en colère, les négociations sur le climat n’avançaient pas et Nicolas m’a demandé: «Qu’est-ce qu’il te faut vraiment?» J’ai répondu: «Il faut que le monde entier voie ce qui se passe chez nous, au Tchad, avec le réchauffement climatique.» En 2010, Nicolas est venu pour un épisode d’Ushuaïa. J’étais tellement contente que mon rêve se réalise. Il a tourné dans ma communauté, là où je suis née.
- Justement, quelle est cette communauté que vous défendez partout dans le monde et dont vous serez encore la porte-voix en décembre à la COP 21 à Paris?
H. O. I. - Je viens de la communauté peule Bororo, au Tchad. Ce sont des éleveurs de vaches, une race particulière de vaches rouges avec de grosses cornes qu’on appelle des bororos. Nous sommes des nomades répartis dans cinq pays d’Afrique : Niger, Nigeria, Cameroun, Tchad et Centrafrique. Notre vie consiste à migrer à la recherche de pâturages. Nous vivons en vendant le lait ou en l’échangeant contre d’autres aliments.
N. H. - Le souvenir que j’ai de ce peuple - et c’est vrai pour d’autres tribus dans le monde -, c’est un sentiment de respect entre l’homme et la nature. On ne prend dans la nature que ce dont on a besoin. J’ai vu ça aussi dans les tribus amazoniennes. Si jamais on part à la chasse et qu’on a quatre cochons devant soi, on n’en tuera qu’un. C’est une économie de respect et non de prédation. C’est un enseignement dont on devrait se nourrir. Ils vivent ainsi depuis des millénaires, mais le réchauffement climatique et son accélération ont tout changé. Ils ne parviennent plus à s’adapter, et leur survie est en jeu maintenant.
- Hindou, comment le réchauffement climatique a changé votre vie quotidienne?
H. O. I. - Il y a encore dix ou quinze ans, l’eau était en abondance. Après la saison des pluies, des mares se formaient et elles restaient environ quatre à six mois. C’était suffisant pour faire boire le bétail, faire vivre la famille et attendre la prochaine saison des pluies. Maintenant, les mares se tarissent au bout d’un mois, maximum deux. Et certaines mares ont définitivement disparu.
- Pourtant, les inondations sont plus fortes qu’avant selon les experts…
H. O. I. - Oui, justement, les pluies sont moins fréquentes mais plus intenses, et l’eau s’évapore plus vite. Les inondations sont tellement fortes qu’elles ravagent les pâturages. Ces pluies intenses sont suivies d’une chaleur impossible. Cinquante degrés à l’ombre… Des arbustes, des arbres disparaissent et de nouvelles herbes sortent de terre. Nous, on les appelle les mauvaises herbes, car ces herbes sont toxiques pour le bétail, elles créent dans le troupeau des maladies qu’on ne rencontrait pas avant et qu’on ne sait pas soigner. Des éleveurs perdent leurs bêtes. Et donc leur moyen de vivre.
N. H. - C’est partout ainsi en Afrique. Le cycle des pluies qui permettait d’avoir plusieurs rendements agricoles ne s’opère plus. Il pleut moins souvent et quand il pleut, il pleut trop. J’étais au Bénin récemment quand un homme m’a résumé le phénomène: «On est noyé dans le sud du pays à cause de la montée des eaux, et on brûle au nord sous la sécheresse.» Ils ont donc l’eau et le feu, mais au mauvais endroit et au mauvais moment. À Madagascar, c’est pareil, ils avaient quatre récoltes de riz sur les hauts plateaux, ils n’en ont plus qu’une par an. La tension alimentaire qui était déjà excessivement importante dans ces régions s’aggrave.
- Et l’enjeu climatique, c’est aussi un enjeu de sécurité alimentaire.
H. O. I. - Tu sais, il y a quelques années, une vache bororo donnait deux litres de lait le matin et deux litres le soir. Aujourd’hui, elle donne à peine un verre matin et soir. Ce n’est pas assez pour nourrir les enfants.
Comment votre peuple parvient-il à survivre?
H. O. I. - Nous devons parcourir davantage de kilomètres pour trouver de l’eau, des pâturages verts, migrer vers des zones où l’on n’allait pas avant. C’est une grande source de conflits. Autour du lac Tchad, il y a par exemple trente millions de personnes, des agriculteurs, des pêcheurs et nous, les éleveurs nomades, qui venons car il y a l’eau, la vie. À cause de cela, de grandes tensions éclatent entre ces communautés pour traverser les champs, accéder au lac.
N. H. - À partir du moment où il faut changer d’itinéraire de transhumance pour trouver de l’eau, ça dégénère en guerres de territoire. C’est ce qui s’est passé au Darfour. Les éleveurs nomades de chameaux ont dû aller chercher de l’eau dans de nouveaux territoires. Ils sont entrés alors en compétition avec des pasteurs nomades. C’est aussi ce qui fait le lit de tous les intégristes, qui vont exploiter cette misère. Et ce qui prépare le terreau pour Boko Haram.
- Vous affirmez tous les deux que le réchauffement climatique fait le lit du terrorisme…
H. O. I. - Oui, quand les ressources se raréfient, les hommes ne peuvent plus nourrir leur famille, ils se sentent inutiles. Vous savez, dans la tradition, la femme s’occupait de la maison, des enfants, et l’homme emmenait le bétail au pâturage. Aujourd’hui, le bétail meurt et beaucoup d’hommes n’arrivent plus à subvenir aux besoins de la famille. Alors ils migrent vers les villes pour trouver un travail. Partout au Sahel, des hommes très fâchés rejoignent Boko Haram pour l’argent ou pour avoir le sentiment d’exister, d’être un homme.
N. H. - On ne soupçonne pas les conséquences en cascade que peut avoir le réchauffement climatique. Ces sociétés ont une économie de pénurie, excessivement fragile. Un degré d’élévation de la température de la Terre, qui peut sembler anodin chez nous, a des conséquences dévastatrices. Moi, j’ai vu des femmes qui étaient obligées de quitter trois jours leur foyer pour aller chercher de l’eau en laissant leurs enfants. De leur côté, ces hommes, ces pères de famille vont tenter de trouver une aide illusoire à la ville. Ils vont se heurter pour finir à une autre misère, car la ville ne pourra pas les absorber. Et parfois ils ne reviendront jamais dans leur famille, par honte le plus souvent, laissant un fardeau considérable aux femmes.
H. O. I. - On dirait que tu vis chez nous, Nicolas…
N. H. - L’Afrique, je la connais bien. Ces hommes, que vont-ils faire? Ils vont soit devenir des cibles à recruter pour les intégristes, ou bien ils vont rencontrer ces filières de migration vers le Nord, vers l’Europe. C’est ce qu’on appelle les réfugiés climatiques, même si le nom n’est pas reconnu. C’est ceux-là qu’on voit déjà en Méditerranée frapper aux portes de l’Europe. On le voit, le réchauffement a déstructuré ces sociétés et leurs modes de vie millénaires.
- Comment allez-vous parvenir lors de la COP 21 à faire passer ces vérités dans des négociations très politiques, où les experts négocient à la virgule près ?
N. H. - C’est très simple. Il faut d’abord reconnaître notre responsabilité historique dans ce phénomène, comme le pape François vient de le faire avec son encyclique (Laudato si', publiée le 18 juin, NDLR). Et je m’en réjouis. Les pays du Nord ont une dette écologique vis-à-vis des pays du Sud. Il ne faut pas s’en culpabiliser mais s’en responsabiliser. Ma mission, c’est d’appeler l’Occident à assumer cette responsabilité historique. Ça veut dire aider ces pays à s’adapter, par de la technologie, des moyens importants, donc de l’argent. Et pas des promesses d’argent.
- Mais les pays du Nord traversent aussi une crise économique et sociale importante…
N. H. - Les Africains et tous les pays vulnérables savent très bien que si on leur promet 100 milliards par an, ce que nous n’avons pas, ça ne marchera pas. On dit que nous sommes des pays riches - nous sommes évidemment plus riches que le Tchad -, mais nous sommes aussi très endettés. Et ça n’est pas par des impôts supplémentaires que l’on va honorer nos promesses de financement. Si on ne met pas au point de nouvelles sources de financement, comme une taxe sur les transactions financières, si on ne précise pas aux pays du Sud d’où va venir de l’argent, ça ne marchera pas. C’est sur le financement que se jouera le succès de la conférence de la COP 21. Pas sur des paroles de compassion.
- Comment comptez-vous vous y prendre?
N. H. - Il y a plusieurs pistes, comme cesser par exemple de subventionner les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz, NDLR). Les 650 milliards de subventions que le monde accorde chaque année à ces énergies peuvent être réaffectés aux énergies renouvelables.
- Hindou, avez-vous de l’espoir quand vous entendez Nicolas Hulot et la tâche qui reste à accomplir?
H. O. I. - Je vais vous faire une confidence. Récemment, lors d’une conférence à New York, où les experts se chamaillaient sur des détails, pour la première fois, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je me suis dit: les gens de mon peuple vont mourir de soif, de faim ou s’entre-tuer et j’ai l’impression que l’on fait semblant d’agir. Mais je garde espoir sur la capacité des femmes à être solidaires. Les Peules Bororos ou les femmes occidentales ne veulent qu’une chose: assurer l’avenir de leurs enfants. Vivre, c’est très simple et compliqué: on mange quand on a faim, on boit quand on a soif, et on dort quand on en a envie. Alors pour nos enfants comme pour les vôtres, l’eau et l’air, c’est sacré, il faut les préserver.
N. H. - Hindou a raison. Chacun doit comprendre en Europe que le temps est révolu où l’on pouvait penser son avenir indépendamment de celui des autres continents. Ou nous nous épanouissons tous ensemble, ou nous souffrirons tous ensemble. Si l’on ne s’engage pas pour l’Afrique et pour tous les pays vulnérables, faisons-le au moins pour nous, parce que nos destins sont liés.
Hindou Oumarou Ibrahim: "Je dois tout à ma mère"
Cette déclaration d’amour n’a rien d’une formule de gentillesse. En toute logique, Hindou Oumarou Ibrahim, 31 ans, née à N’djamena (Tchad) ne devrait pas être là, devant nous, à interpeller l’Occident sur les ravages du dérèglement climatique. Chez les éleveurs peuls Bororos, les filles sont mariées à 12 ans, elles n’apprennent ni à lire ni à écrire. Leur existence est vouée aux enfants, au bétail, à la survie de la famille. Mais la mère de Hindou Oumarou Ibrahim, contre l’avis de sa communauté, contre l’avis de son mari, a décidé que ses cinq enfants iraient à l’école. Pour payer les frais et les fournitures scolaires, elle vend ses vaches une à une. Forte de ce modèle, Hindou Oumarou Ibrahim prend conscience que la solidarité entre femmes et l’action concrète peuvent tout changer. En 1999, à l’âge de 15 ans, elle crée l’Association des femmes peules autochtones du Tchad (AFPAT). Grâce à elle, pour la première fois, des communautés nomades sont représentées dans les négociations internationales sur le climat. Elle parcourt aujourd’hui le monde pour représenter les peuples sahéliens. En décembre, Hindou sera bien sûr à Paris, en coulisses de la COP 21. «Aujourd’hui, mon père est très fier de moi, et ma mère ma complice éternelle.»
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Posté Le : 24/08/2015
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: Justin Creedy Smith ;texte: Entretien par Corinne Thébault | Le 23 août 2015
Source : madame.lefigaro.fr