INTERVIEW. Alors que se tient la COP16 en Colombie, Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS, alerte sur les risques liés au déclin de la biodiversité
Alors que la COP16 sur la biodiversité s'est ouverte lundi 21 octobre à Cali, en Colombie, nous avons interrogé Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS, directeur adjoint scientifique de CNRS Écologie et environnement (100 laboratoires, 7.000 chercheurs). Il est également fondateur et ex-directeur de l'Institut de systématique, évolution, biodiversité au Muséum national d'histoire naturelle et à Sorbonne Université. Il est l'auteur avec Claire Marc de Tout comprendre (ou presque) sur la biodiversité (CNRS Éditions, 2023).
- Le Point: Comment se porte la biodiversité aujourd'hui?
Philippe Grandcolas: Nous vivons un déclin global, un effondrement généralisé. On peut toujours mettre en avant quelques populations qui vont mieux, et tant mieux, mais ce n'est absolument pas représentatif de la tendance globale. Beaucoup de personnes pensent qu'il y a encore de vastes espaces sauvages, qui nous garantissent un accroissement et une liberté d'exploitation des milieux naturels, mais c'est faux! Il n'y a plus vraiment d'espaces sauvages sur la planète. Ce monde-là n'existe plus.
Personnellement, je fais un constat réaliste: j'ai fait le deuil de la biodiversité telle qu'on l'a connue il y a seulement cinquante ans. De la même manière qu'avec un parent très cher qui est décédé, nous pouvons chérir les souvenirs que nous en avons, nous savons qu'il ne reviendra pas, mais nous avons encore autour de nous d'autres proches, d'autres parties de la biodiversité, qui nous permettent d'espérer vivre. Et il faut se battre pour les sauver.
- Est-ce irrécupérable?
Sur le plan patrimonial, oui. Par exemple, quand des forêts tropicales sont rasées, même si elles sont replantées, on ne récupère pas les centaines d'espèces d'insectes ou de petites plantes habitant chaque hectare de ces forêts, mais 15 ou 20 % de ce peuplement au mieux au bout de quelques décennies. Donc si l'on raisonne à court terme, à l'échelle de la décennie ou du siècle, cette biodiversité est définitivement perdue.
En revanche, si l'on se place à l'échelle d'un million d'années et si les humains deviennent un peu plus raisonnables, la biodiversité évoluera et se diversifiera certainement à nouveau. Mais combien de services écosystémiques seront défaillants faute d'espèces adéquates, pendant des centaines de milliers d'années en attendant cette diversification!
- On parle beaucoup des risques d'extinction d'espèces, mais quels sont les autres risques?
L'extinction est un risque à terme, qui peut être plus ou moins fort. Tant que les espèces ne sont pas éteintes, on peut prétendre que tout va bien! Mais avant l'extinction, les populations ont des effectifs qui s'effondrent et elles ne jouent donc plus les rôles notamment attendus pour les humains.
Ces populations peuvent aussi perdre leur diversité génétique, et donc leur capacité d'adaptation aux changements de leur environnement, ce qui augmente le risque d'extinction. Et parfois, si vous tirez le mauvais fil dans la tapisserie des écosystèmes, vous courez le risque de la détricoter entièrement et rapidement… La crise de la biodiversité est très complexe, ce qui la rend difficile à concevoir dans son ensemble pour un cerveau humain.
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- Comment mieux comprendre?
L'important est de se rendre compte que les espèces interagissent entre elles, de manière antagoniste ou synergique au sein des écosystèmes. Il faut aussi comprendre que des espèces profitent momentanément de l'effondrement, que d'autres sont manipulées par les humains, et que d'autres encore présentent des biais car on ne les étudiait pas autant auparavant.
Une représentation globale de la situation a été récemment employée par l'IPBES [plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, le «Giec de la biodiversité», NDLR]. On y voit des barres horizontales avec des codes couleur, qui montrent la situation de grands groupes d'organismes: oiseaux, poissons, mammifères, coraux, etc. En rouge étaient représentées les espèces les plus menacées, en orange celles qui le sont un peu moins, en gris celles pour lesquelles nous n'avons pas assez d'informations, en vert celles qui vont bien. On constate alors qu'il y a beaucoup de rouge ou d'orange dans tous les groupes, mais cela ne veut pas dire que toutes les espèces s'effondrent en même temps.
- En parlant de biais, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a publié le 10 octobre une étude focalisée sur la période 1970-2024, qui laisse donc de côté les évolutions d'avant 1970…
Effectivement, ce choix est discutable, même s'il est probablement lié à la disponibilité de certaines données et amène à rendre l'évaluation plus conservatrice et au final le message du WWF encore plus alarmant.
Le problème du référentiel est crucial! Se limiter à 1970, c'est comme si pour le climat on ne regardait pas avant 2015. On aurait l'impression que cela va beaucoup moins mal qu'en réalité, puisque la température avait déjà largement augmenté en 2015 par rapport à l'ère préindustrielle.
- Quelles sont les bonnes nouvelles pour la biodiversité?
En Europe, certaines populations de grands mammifères ou vertébrés ne se portent pas trop mal, au moins momentanément. Mais pour d'autres, dont de nombreux oiseaux, insectes ou plantes, cela va plutôt mal, voire très mal. De manière générale, on peut multiplier des constats positifs sur certaines espèces, notamment celles qui ont fait l'objet de protection, mais c'est du court terme. Par exemple, les populations de tigre du Bengale montrent un petit rebond en Inde qui est une fausse bonne nouvelle, une embellie momentanée.
Et quand bien même, si l'on trouvait que la moitié des espèces vont bien alors que les autres s'effondrent, est-ce que cela voudrait dire qu'il n'y a pas de problème? La vraie bonne nouvelle est que nos représentations culturelles sont en train de changer. Au-delà de leur forte empathie pour le vivant, les Français se sont en partie approprié le concept de biodiversité et se rendent compte de leurs dépendances à cette biodiversité.
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- D'autres choses ont-elles changé ces dernières années?
Le clivage. La biodiversité est devenue un enjeu sociétal, donc politique. C'est positif, mais il faut constater que l'intérêt pour la biodiversité est un objet de luttes politiques. On confond science et opinion personnelle, et on voit fleurir des termes stupides comme écoterrorisme, et cela provoque des comportements plus du tout rationnels.
Comme nous vivons dans un monde très densément peuplé, en Europe, les conflits d'usages pour les habitats et les milieux naturels se multiplient. Et au lieu de chercher des compromis et des cobénéfices intelligents, nous souffrons des clivages.
- Que répondez-vous à ceux qui vous qualifient d'«écoterroriste»?
Je suis un scientifique qui essaie d'expliquer des enjeux importants sur un plan sociétal! Mais le discours scientifique sur l'environnement est trop souvent assimilé à un discours politiquement engagé.
- Les COP sont-elles encore utiles?
Les COP sont pénibles, nécessitent énormément d'efforts et apportent finalement trop peu de résultats tangibles, mais elles sont nécessaires. L'accord obtenu à la COP15 à Montréal en 2022 n'est pas juridiquement contraignant comme l'était l'accord de Paris sur le climat. Si la COP16 débouche sur pas grand-chose, le risque n'est pas seulement de faire un pas en arrière, mais aussi de faire perdre en crédibilité toutes les politiques environnementales.
Les avancées des COP sont fragiles, les stratégies nationales comme celles de la France ne sont pas assez contraignantes, trop souvent contradictoires entre elles (biodiversité versus alimentation versus énergie), et souvent démenties par des décisions de court terme aux conséquences potentiellement gravissimes sur le moyen ou long terme (plan écophyto, zéro artificialisation nette, etc.).
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- Qu'est-ce qui serait un bon signal?
Il faudrait des avancées fortes, ou un parler vrai sur l'éventuel manque d'avancées. Si l'on se complaît dans des bilans trop diplomatiques à propos de résultats insuffisants, cela risque d'occasionner une rupture entre le monde politique, le monde scientifique et le monde militant. Avec la biodiversité, on parle de bien commun qui ne nous appartient pas et qui est en outre indispensable pour notre alimentation, notre santé et le climat! Si les parties prenantes humaines ne sont pas capables d'avoir une expression collective à propos des futurs souhaitables, la situation est très grave.
- En juin 2025, Nice va accueillir la troisième Conférence des Nations unies sur l'océan (UNOC3). Quelle importance revêt-elle?
Elle est très importante, à la mesure des COP, car elle présente l'état des lieux des océans dans le monde et permet de propulser des initiatives telles que l'Ipos, le projet de panel international pour la durabilité de l'océan.
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Photo: Philippe Grandcolas, directeur de recherche au CNRS et expert de la biodiversité. © CNRS
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Propos recueillis par Guerric Poncet
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Posté Le : 08/11/2024
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Propos recueillis par Guerric Poncet - Publié le 25/10/2024
Source : https://www.lepoint.fr/