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Planète/Asie/Inde - Au cœur de l’Himalaya, des glaciers artificiels contre la sécheresse



Planète/Asie/Inde - Au cœur de l’Himalaya, des glaciers artificiels contre la sécheresse


Reportage: Sur le haut plateau himalayen du Ladakh, l’ingénieur indien Sonam Wangchuk érige des glaciers artificiels pour lutter contre la désertification provoquée par le changement climatique.

À 4.000 mètres d’altitude, Kulum est un petit village himalayen, au cœur de l’ancien royaume boud­dhiste du Ladakh. Dans le désert froid du Changthang, contrée lunaire de sable et de roches, les onze maisons imposantes du village trônent «depuis six cents ans», assure la doyenne, Phuntsok Dolma, qui peine davantage à calculer son propre âge.

La vieille dame a passé sa vie entière dans ce hameau perdu, auquel on accède par une piste accidentée. Avec une lueur amusée dans les yeux, elle assure que c’est une bénédiction. «Ici, nous vivons dans la paix et la sérénité», dit-elle, enveloppée dans un manteau traditionnel et assise sur un rocher pour profiter du soleil de l’après-midi. Son regard se perd dans le dédale des montagnes grandioses et désertiques, où passe à vive allure l’ombre d’un gros nuage.

On aperçoit les tentes de nomades, qui campent à proximité, avec leurs yacks et leurs chèvres. «Parfois, les léopards des neiges s’aventurent jusqu’ici», raconte Phuntsok, fière de témoigner de la vie sauvage de sa vallée. Mais le monde de Phuntsok Dolma n’est plus immuable. Il y a sept ans, une sécheresse a porté un coup de grâce à son village de Kulum.

Au milieu de montagnes hostiles, les villages du Ladakh sont traversés par des ruisseaux et ressemblent à des oasis, avec leurs champs de blé, d’orge et de légumes. À Kulum, l’eau a soudain manqué à la saison agricole d’avril et de mai. Les cultures ont périclité. «Il n’y a plus assez d’eau pour tout le village», explique Urgan, la belle-fille de Phuntosk, en servant le thé vert gardé au chaud dans un thermos. «Nous sommes la dernière famille à vivre encore ici.»

- Un village quasiment abandonné

L’une après l’autre, les dix autres familles sont parties travailler à Leh, la capitale du Ladakh, ou dans les villages en contrebas, moins isolés. Incapables de se détacher de leurs racines, certains marchent pourtant des heures pour revenir régulièrement allumer les bougies de prière, dans les maisons vides de leur village quasiment abandonné.

«Quand j’étais enfant, la neige d’hiver était abondante et les glaciers plus étendus», souligne la doyenne, en désignant les montagnes. Au Ladakh, les chutes de neige et les glaciers, qui font office de châteaux d’eau pour ces vallées, ne cessent de diminuer sous l’effet du réchauffement climatique. L’Himalaya, surnommé le «troisième pôle de la planète», est frappé de plein fouet. Si la trajectoire d’émissions de gaz à effet de serre se poursuit, les deux tiers des glaciers disparaîtront avant la fin du siècle, d’après un rapport retentissant du Centre international pour le développement intégré des montagnes (Icimod), basé à Katmandou. Une étude publiée cet été par l’université du Cachemire estime que, au Ladakh, les glaciers pourraient même réduire de 85 % et le désert froid du Ladakh de 22 %.

L’an dernier, la mort annoncée du village de Kulum a alerté l’ingénieur Sonam Wangchuk. «Pour les habitants, l’abandon du village est une tragédie», commente-t-il. Ses équipes ont alors lancé la création d’un glacier artificiel, comme ils le font déjà chaque hiver dans douze autres villages touchés par la désertification. Car depuis son premier prototype en 2013, il étend son projet et perfectionne l’étonnant procédé. «C’est l’harmonie entre la technologie et la nature», sourit-il en arborant son sweat-shirt qui porte l’inscription: «Nous fabriquons des glaciers.»

- Ingéniosité et beauté

Ingénieur, éducateur et inventeur, Sonam Wangchuk est un enfant du pays, qui a appris «à compter avec les chèvres et les moutons». Âgé de 54 ans, il vit sur le campus d’une école consacrée aux solutions alternatives (Himalayan Institute of Alternatives of Ladakh, Hial), qu’il a fondée en 2018 dans le village de Phyang. C’est là qu’il expérimente et transmet des idées innovantes, fidèle à sa personnalité créative qui a inspiré en Inde un film célèbre de Bollywood.

Le premier grand glacier a ainsi été formé à Phyang, au pied du monastère, et a permis le reboisement des alentours. Le principe est simple: il s’agit de détourner, entre novembre et mars, l’eau des ruisseaux en altitude, et de l’acheminer par des conduites en contrebas à un point précis, où elle jaillit en fontaine et gèle au contact de l’air, avec des températures qui peuvent atteindre – 20 °C. Le cône formé peu à peu devient un réservoir géant d’eau. «Ensuite, durant la saison sèche d’avril et mai, il se dissout lentement et permet d’irriguer les environs», explique l’ingénieur.

Les résultats sont stupéfiants d’ingéniosité et de beauté. Érigés entre 3.200 et 4.300 mètres d’altitude, ces édifices de glace peuvent atteindre jusqu’à 40 mètres de haut et stocker 9 millions de litres d’eau. Au printemps, les villageois les célèbrent et les décorent de drapeaux de prière; ils les ont baptisés les «stupas de glace», par analogie à la forme des monuments bouddhistes. En septembre 2018, le stupa du village de Shara mesurait encore 10 mètres.

Mais, à Kulum, les villageois ont été très déçus par la petitesse de leur stupa de glace. «Pourtant, on a travaillé dur. On se relayait tous les soirs en plein hiver durant trois heures pour entretenir les conduites et faire en sorte qu’elles ne gèlent pas», souligne Urgan, la belle-fille. «La première année est toujours expérimentale et les conduites posées à Kulum étaient trop petites. Les conduites sont le plus grand défi du projet et nous travaillons à les améliorer», explique Suryanarayanan Balasubramanian, un jeune et brillant chercheur de l’Hial. Lui poursuit un doctorat, en partenariat avec une université suisse, sur l’étude de l’optimisation du stockage de l’eau glacée. Il espère définir un modèle qui pourrait être répliqué dans d’autres pays.

L’urgence d’un changement de mode de vie

Pour sauver les villages du Ladakh de la désertification, Sonam Wangchuk estime que les glaciers ne suffiront pas. «L’agriculture est en train de s’éteindre, et il faut trouver d’autres sources d’argent pour les villageois, dit-il. Nous cherchons à développer un tourisme d’hiver autour des stupas de glace et à ouvrir des chambres d’hôtes dans les villages.» L’an dernier, un festival a été organisé durant trois jours sur les contreforts de Leh, avec escalade sur mur de glace et cafés-igloo. «Si les dix familles du village de Kulum pouvaient revenir, ce serait une belle victoire, poursuit l’ingénieur. Mais il va falloir associer d’autres techniques de conservation de l’eau et introduire l’irrigation au goutte-à-goutte pour compléter les apports en eau et soutenir l’agriculture.»

«Nous, les montagnards, en sommes réduits ainsi à protéger notre eau car les gens des villes polluent, rappelle Sonam Wangchuk. Notre travail n’aura pas de sens si les gens ne changent pas leur mode de vie.» Pour les éduquer, il a monté le mouvement «I live simply» (Je vis simplement), avec un site soutenu par les Nations unies et des conseils dédiés. «Ce n’est pas une question de rapport à la consommation, mais la question de réapprendre le sens du bonheur», affirme-t-il.

Phuntsok Dolma, la doyenne de Kulum, n’a jamais douté du bonheur. Elle s’accroche à l’idée qu’un stupa de glace pourra faire revivre un jour son village. Sa belle-fille lui rappelle qu’il leur faudra une grande motivation pour entretenir à nouveau les conduites durant les longs mois d’hiver. Mais pour ce village fantôme qui a traversé les âges sur le toit du monde, l’espoir renaît.


Par Vanessa Dougnac



. L’agonie des glaciers de l’Himalaya

- Les glaciers reculent de 50 cm en moyenne par an depuis 2000, en Inde, au Népal, en Chine et au Bhoutan. C’est le double du recul observé entre 1975 et 2000. (Source : Université Columbia, juin 2019.)

- L’Himalaya abrite 600 milliards de tonnes de glace. Les pertes atteignent 8 milliards de tonnes d’eau par an. (Source : Université Columbia, juin 2019.)

- La fonte a provoqué la formation de 3.624 lacs glaciaires en Chine, au Népal et en Inde ; 47 d’entre eux menacent de rompre à tout moment. (Source : Centre international pour le développement intégré des montagnes, Icimod, septembre 2020.)

- Au Cachemire et au Ladakh, la température pourrait augmenter de 6,9 degrés et les glaciers réduire de 85 %, d’ici à la fin du siècle. (Source : Université du Cachemire, juillet 2020.)

- Un tiers des glaciers himalayens est condamné d’ici à la fin du siècle, et deux tiers si l’on ne contient pas le réchauffement climatique à 1,5 °C. (Source : Icimod, février 2019.)

- 800 millions de personnes dépendent directement des glaciers pour l’irrigation, l’eau potable et l’hydroélectricité.

Vanessa Dougnac


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