Le fondateur de L’Âge de faire revient avec un nouveau projet de presse, Demain en mains. Le but : construire un outil d’éducation populaire à destination du grand public. Portrait d’un autodidacte convaincu mais incompris.
Tel père, telle presse. Ce que L’Âge de faire est aujourd’hui à la presse écologiste française – un mensuel respecté pour son travail de valorisation des centaines d’alternatives qui essaiment sur le territoire –, il le doit à son fondateur, Alain Duez. Un sexagénaire qui a construit un journal à son image : dynamique car proche du terrain, optimiste car convaincu. « L’arme absolue des puissants, dit-il, c’est la désinformation et la manipulation des citoyens. Il faut lever ce verrou par une grande campagne d’éducation populaire ».
Le verbe est franc, le ton assuré, et le style,... un peu bourru. Alain Duez sait d’où il vient : « Mon grand-père était un paysan à l’ancienne, jamais passé au tracteur ; il a fini avec ses chevaux. Dans le jardin, on bêchait à la main et on s’éclatait ». Un autre temps, démodé, dans lequel nous replongent ses lunettes, avec monture à double-bande, modèle aviateur tendance années 1970 : « Je suis un enfant du baby-boom ». Né en 1945, troisième enfant d’une fratrie de six installée à Béthunes, dans le Pas-de-Calais.
Celui qui vit désormais sur les terres de Giono, près de Sisteron, n’a pas perdu son accent sur la route qui l’y a conduit par Reims puis Grenoble. Le parcours d’Alain Duez est laborieux, au sens littéral : « J’aime travailler, j’ai toujours aimé le travail », répète-t-il. Laborieux, aussi, car son travail n’a pas toujours été récompensé à la hauteur de ses efforts. Sorte d’incompréhension qui lui colle à la peau et prend racine dès l’école : « J’aimais bien y aller parce qu’il y avait les copains, mais j’ai eu une scolarité merdique alors que je travaillais vraiment ».
Après avoir sauté une classe, il redouble la 6e puis la 4e. « Une période triste ». Est-ce la scolarité chez les bonnes sœurs à l’école de Notre-Dame de Lourdes qui lui pèse ? « Non, je m’en foutais que ce ne soit pas laïque ». Il obtient son brevet mais rate le baccalauréat. Il obtient une place de pion dans une école religieuse, à Lille : « Le cadeau de ma vie. J’ai pu travailler par correspondance, tout seul ».
"Ingénieur-méthode"
Celui qui se rêvait architecte réussit le concours de conducteurs de travaux. Histoire de rester dans le bâtiment – « une vocation, j’ai toujours travaillé avec mes mains depuis tout petit ».
Après dix-huit mois de service militaire en 1966, il commence à diriger des chantiers, avec succès. Au milieu des années 1970, il réalise plusieurs chantiers de logements pour Bouygues, à Grenoble. À Meylan, dans la banlieue périurbaine, il en fait construire trois-cents.
« Un chantier qui était estimé à 210 000 heures de travail. On l’a fini en 170 000 ». Secret de la réussite ? « Une méthode. Je suis un ingénieur-méthode. On n’a pas fait courir les employés plus vite, il faut juste trouver la bonne manière d’opérer ».
Au début des années 1980, alors que la crise pétrolière frappe les grands corps d’activité, l’informatique transforme les habitudes. « Cela pénétrait tous les secteurs, sauf le bâtiment… », constate Alain Duez. Il décide de se mettre à son compte et répond à un appel à projet du ministère appelant à moderniser les techniques du bâtiment.
Un système innovant passé à la trappe
Il conceptualise le système « Artemis », un support de mécanisation qui doit permettre à trois ouvriers seulement de construire en un mois une maison à étages. Il remporte le concours, récupère cinq millions de francs pour mener à bien le projet et consacre huit ans de sa vie à un chantier expérimental sur dix-neuf maisons, « qui prouve la viabilité du système ».
Et puis… plus rien. Il ne parviendra jamais à revendre la technique. « Cela permettait de baisser le coût du logement social de 15 %... Mais au début des années 90, en France, cela n’intéressait personne ».
L’histoire dévoile un caractère, celui d’un entrepreneur passionné, peu ébranlé par le doute : « Cet échec, je ne l’ai pas vécu comme une galère, juste comme du gâchis : le système reste complètement d’actualité… ». Pas question d’abandonner : il prend un statut d’artisan et se remet au bâtiment, domaine qu’il connaît « de A à Z ». Et construit la ferme de sa fille, qui s’installe paysanne.
La révélation de l’écologie
L’expérience lui fait conclure au « mal franco-français de l’innovation, où l’on se bat seul contre tous ». Libéral, Duez ? Pas vraiment. Séduit dans sa jeunesse par les idées communistes, sans jamais adhérer au parti, il est venu à l’écologie grâce à une annonce dans Le Nouvel Observateur en 1974 qui « fait tilt » et le pousse à quitter Reims où il vit alors. Le projet de retour à la terre, autour d’une communauté élevant des chèvres, tombe à l’eau mais le voici installé à Grenoble.
Une révélation : « Grenoble était une ville intelligente, où le maire Dubedout avait une vraie volonté écologiste et citoyenne. Il y avait des comités de quartier et c’était pas bidon ! » Il y découvre le « bio » avec sa femme Annie, qui participera à la création d’une des premières coopératives bio (Le Blé en herbe). Le couple y fait ses gammes : « C’est de là que sont partis les premiers combats anti-nucléaires, qu’est née la FRAPNA qui a mené le combat contre Superphénix ».
Peu importe si les écolos finissent par virer Hubert Dubedout – « Ils ont déconné » –, son éducation à la cause est faite. Reste à convaincre les autres, ce qui va devenir son obsession : « On n’arrivera à rien si on ne sensibilise pas le grand public. C’est la grosse erreur des réseaux militants, de s’être toujours désintéressé du grand public. Créer un journal, c’était fou pour les militants. C’est comme ça que l’opinion publique se retrouve abandonnée aux grands médias ».
La presse, il n’en connaissait pas grand-chose si ce n’est Le Canard Enchaîné, qu’il lit depuis ses vingt ans et dont il dit qu’« une presse comme ça devrait être mise gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres ». Au début des années 2000, deux événements le poussent à se lancer dans l’aventure.
En septembre 2001, d’abord, le réseau Sortir du nucléaire sort un journal en modèle unique, un pastiche de Libération : L’Aberration. Seize pages de format A3, sur papier ordinaire 45 grammes, imprimé à un million d’exemplaires, financé par les associations. Première leçon : fabriquer un journal ne coûte pas si cher. « 44 centimes de franc pour le papier et le coût d’impression ! Je me suis alors demandé ce qu’on attendait pour profiter d’un tel support plus régulièrement ». A cinq francs l’exemplaire, il en vend six cents en un mois sur les marchés de sa région. Deuxième leçon : « Il y avait une demande ».
Son intuition est confortée par la campagne de Pierre Rabhi quelques mois plus tard, aux élections présidentielles de 2002. Alain Duez s’investit personnellement pour chercher des signatures de maire, mais n’en récolte que deux en trois mois. Une question de tempo, selon lui : « Rabhi s’y est pris trop tard. S’il avait commencé six mois plus tôt, il aurait eu ses cinq cent signatures ». Mais la centaine de comités de soutien à Pierre Rabhi qui se crée alors confirme son intuition : c’est le moment de lancer un journal qu’il veut orienter sur « les bonnes alternatives, les choses qui marchent, pour que les gens aient la volonté de faire ».
Ainsi naît L’âge de faire. Quid de la prétendue crise dans le secteur ? « C’est facile, la presse, répond le fondateur. Tu prends une calculette et tu as vite fait le tour ; il y a trois postes : l’impression, l’acheminement et la rédaction ». Son pari, c’est de faire supporter le coût des deux premiers postes sur le « coopérateur », c’est-à-dire le lecteur-diffuseur. Il apporte l’investissement de départ et représente en même temps l’outil de diffusion : c’est le modèle de la coopération citoyenne appliqué à la presse.
Duez imagine un journal tiré à 100.000 exemplaires reposant sur 4.000 coopérateurs qui en achèteraient vingt-cinq exemplaires chacun. A cinquante centimes d’euro le numéro, l’investissement est raisonnable et permet de mailler le territoire. Alain Duez rêve alors d’une grande campagne d’éducation populaire où chaque coopérateur distribue les numéros dans les boîtes aux lettres de son quartier, avec l’effet-boule-de-neige qui doit s’en suivre automatiquement…
Finalement, le premier numéro est lancé en octobre 2005, avec 450 coopérateurs et 400 abonnements. La cagnotte est suffisante pour payer la poste et l’imprimeur, pas le coût du travail. Les 60.000 exemplaires sont vendus en trois mois, et six mois plus tard, l’association compte mille coopérateurs. Au maximum de sa phase de développement, devenu mensuel, L’Age de faire tirera à 70.000 exemplaires.
Aujourd’hui, L’Age de faire, qui s’est transformé en coopérative de production, est édité à près de 30.000 exemplaires, au prix d’un euro. Alain Duez a quitté l’aventure en reconnaissant à demi-mots un échec : « Nous avons manqué notre cible, en restant trop militant et pas assez grand-public ». Pour celui qui s’était improvisé rédacteur en chef, la faute incombe surtout au système : « Etre écologiste aujourd’hui, c’est aller dans le sens de la déconsommation. Or, on ne nous pousse qu’à la consommation. Donc c’est de modèle économique qu’il faut changer ». Une antienne qui justifie à ses yeux un nouveau projet de média, Demain en Mains (voir ci-dessous l’encadré).
Bis repetita ? Ainsi vont la vie et les projets d’Alain Duez, entrepreneur-autodidacte de presse écologiste, ingénieux et incompris, tenace et ambitieux mais contrarié, et parfois peut-être, à contre-courant.
"DEMAIN EN MAINS", LE NOUVEAU PROJET D’ALAIN DUEZ
Puisqu’il faut changer de modèle économique, Alain Duez a déjà pensé son alternative : le plan ESSE, « avec un E, pour bien rappeler que l’économie de demain sera aussi écologique, et pas seulement sociale et solidaire ».
Il rappelle que cette économie représente déjà près de 10 % du PIB actuel. Problème, elle n’intéresse guère les grands médias et n’infuse donc pas l’esprit du dit grand public.
- Le numéro zéro de Demain en mains -
C’est pourquoi Alain Duez a imaginé un outil papier qui se fasse le relais de son plan ESSE : Demain en mains. Sous-titré « Le magazine de l’économie juste », le mensuel ambitionne de faire savoir au plus grand nombre qu’un autre modèle économique est possible.
Il se construit à partir des mêmes ingrédients qui ont fait la recette de L’Âge de faire : la coopération citoyenne comme relais de diffusion et de maillage du territoire. Avec un prix de vente symboliquement fixé à 0,20 euros, chaque coopérant est invité à s’abonner pour six euros et à revendre ou distribuer les trente exemplaires correspondants auprès de son entourage.
Objectif : 300.000 exemplaires.
L’opération est en plein lancement. Pour y participer, un site a été créé pour l’occasion.
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Posté Le : 10/09/2014
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Photographié par : Photo: reporterre.net ; texte: BARNABÉ BINCTIN (REPORTERRE) du mardi 9 sept 2014
Source : reporterre.net