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Planète (Afrique) - Expulsions, arrestations, saccages: «En Ouganda, Total brise nos vies»



Planète (Afrique) - Expulsions, arrestations, saccages: «En Ouganda, Total brise nos vies»


Pour contrer les projets pétroliers de TotalÉnergies en Ouganda, les activistes Maxwell Atuhura et Hilda Flavia Nakabuye se veulent le porte-voix des personnes affectées. À Paris, ils ont appelé l’État français à «sortir du silence». Rencontre.

Paris (XIIe), reportage

Expulsions, arrestations, destruction de parcs nationaux... «En Ouganda, Total brise nos vies», dit à Reporterre Maxwell Atuhura, opposant aux projets Tilenga et East African Crude Oil Pipeline (Eacop), portés par TotalÉnergies et la compagnie chinoise China National Offshore Oil Corporation (CNOOC).

Depuis le 11 mars et jusqu’au 24 mars, plusieurs représentantes et représentants de la société civile ougandaise sont en France et en Europe. De la marche climat parisienne le 12 mars — où ils ont étrenné un faux pipeline géant de plusieurs mètres — aux conseillers d’Emmanuel Macron à l’Élysée, en passant par des rapporteurs spéciaux de l’Organisation des Nations unies (ONU) à Genève et le pape à Rome, ils font entendre leur opposition à ces mégaprojets de la compagnie française.

Parmi les activistes : Maxwell Atuhura, directeur de l’organisation Tasha Research Institute, basé au plus près des communautés affectées dans la zone pétrolière, qui avait été arbitrairement arrêté et détenu en mai 2021; et Hilda Flavia Nakabuye, jeune fondatrice de Fridays For Future Uganda et l’une des figures internationales des grèves des jeunes pour le climat. Reporterre les a rencontrés mardi 15 mars, dans les locaux de l’association Makesense, dans le XIIe arrondissement de Paris.

- «Porter la voix des personnes affectées»

Les deux activistes dépeignent un projet pétrolier démesuré, «qui va complètement saper les efforts de réduction des émissions mondiales pour lutter contre le changement climatique», déplore Hilda Flavia Nakabuye, 24 ans. Avec Tilenga, la multinationale française prévoit de forer plus de 400 puits de pétrole situés dans les roches du rift albertin [1] et, pour un tiers d’entre eux, au cœur de l’aire naturelle protégée de Murchison Falls [2] en Ouganda.

L’équivalent de 6,5 milliards de barils de brut y reposerait, «qu’il faudrait laisser coûte que coûte dans le sol pour éviter d’aggraver la crise climatique», soupire la militante. La production sera exportée par le plus long pipeline chauffé et enterré du monde: Eacop, 1.443 kilomètres de tuyaux bâtis entre la grande ville d’Hoima et le port tanzanien de Tanga, sur la côte de l’océan Indien, en passant par des centaines de villages [3] et l’immense lac Victoria. Il sera maintenu en permanence à 50 °C, pour éviter la solidification du pétrole.

Ces infrastructures, en cours de construction, bouleversent déjà la vie des habitants. «Nous sommes ici pour porter la voix des personnes affectées, qui se comptent déjà par dizaines de milliers, et la voix du vivant qui se meure. Des voix que Total et le gouvernement français refusent d’entendre», explique Hilda Flavia Nakabuye, la tête haute. Elle cite les 100.000 personnes qui ont été ou doivent encore être «réinstallées», selon le vocable officiel, afin de permettre la construction du pipeline. «Ce sont principalement des agriculteurs qui sont expropriés dans des conditions insupportables», témoigne Maxwell Atuhura, d’un ton calme.

Ces populations devaient recevoir une compensation, financière ou en nature (de nouvelles terres ou une maison), selon la version officielle. «Dans la réalité, ces compensations sont largement sous-évaluées», observe le militant, qui approche les 34 ans et effectue son premier voyage en France. Il dénonce également l’injonction faite aux familles de cesser de cultiver leurs champs avant même de recevoir leur indemnisation, une règle imposée par TotalEnergies et Atacama, son sous-traitant. «Des gens sont privés de leurs terres avant même de recevoir un centime, déplore-t-il. Ils ne peuvent plus nourrir leur famille.»

- «Tous les moyens sont bons pour nous éteindre»

Cette situation constitue, pour une coalition d’ONG [4], une violation du droit à l’alimentation. Elles ont lancé en 2019 la première procédure judiciaire pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, qui impose aux grandes entreprises de veiller à ce que leurs activités à l’étranger — y compris leurs sous-traitants — respectent les normes sociales, environnementales et les droits humains. Mais le temps de la justice est long, et le projet prend corps. Le démarrage de la production est prévu en 2025.

«Chaque semaine qui passe, des dégâts irrémédiables sont infligés à des joyaux de notre pays comme le parc national des Murchison Falls, des espèces en danger comme les éléphants ou les chimpanzés fuient, et les marées noires pourraient finir par tout détruire», dit Hilda Flavia Nakabuye.

Les deux activistes tiennent aussi à mettre la lumière sur le sort qui est réservé aux voix dissidentes qui s’élèvent, sur place, contre le projet. Le sort, notamment, des neuf familles — sur 622 — qui ont refusé la compensation financière dans le cadre de la première vague d’expropriations décidée par TotalÉnergies, en 2017, et ont été traduites en justice par le gouvernement pour «entrave au développement du pays».

Le sort de deux agriculteurs, arrêtés et mis sous pression pour être venus témoigner à Paris dans le cadre du procès intenté à la multinationale en 2020. Le sort, aussi, des militants attachés aux droits de l’Homme comme Maxwell Atuhura. «Tous les moyens sont bons pour nous éteindre», souffle-t-il.

- «Les opposants aux projets pétroliers sont vus comme des ennemis du gouvernement»

Depuis des années, le jeune homme recense les irrégularités dans les procédures d’expropriation. Il a vu ses libertés fondre avec l’accélération du projet, à partir de mi-avril 2021 et la signature d’une série d’accords entre TotalÉnergies et le gouvernement.

Il raconte les appels téléphoniques anonymes qui se sont multipliés. Ses deux domiciles, «où l’on devrait se sentir en sécurité», qui ont été vandalisés à Kampala — où résidait sa famille — et à Buliisa, à l’ouest du pays — où il travaillait. Les organisations de la société civile qui ont été forcées à stopper leurs activités, «leurs locaux fermés les uns après les autres». De multiples intimidations qui le forcent à ne plus se déplacer seul, car il se sait suivi «sans relâche».

Et une «grande frayeur», le mardi 25 mai 2021, quand il a été arrêté avec la journaliste italienne Federica Marsi, alors qu’ils s’apprêtaient à rencontrer des personnes expropriées dans le district de Buliisa. Si la journaliste a été libérée au bout de quelques heures, lui a passé 48 heures en détention, officiellement pour «rassemblement illégal» dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Lors de son audition, la police «[lui] a demandé pourquoi il travaillait contre Total avec des étrangers». «Franchement, je ne sais pas ce que je serais devenu sans la mobilisation des organisations internationales», confie-t-il.

- «Soit ils sont avec nous, soit ils sont contre nous»

«Les opposants aux projets pétroliers sont vus comme des ennemis du gouvernement», regrette Hilda Flavia Nakabuye. Yoweri Museveni, le chef d’État ougandais, reconduit pour un sixième mandat en janvier 2021, a en effet fortement insisté sur la réalisation du mégaprojet pétrolier pour légitimer sa réélection. Mais aux yeux des deux activistes ougandais, la France est également complice.

Selon un rapport des Amis de la Terre et de Survie, publié en octobre dernier, «en mai 2021, Emmanuel Macron a écrit au président Yoweri Museveni pour le féliciter de sa réélection et affirmer son souhait que les projets pétroliers de Total, et notamment l’oléoduc Eacop, voient rapidement le jour». Ce rapport dépeignait aussi «la proximité» de l’ambassadeur de France à Kampala avec le groupe pétrolier. Un peu plus tôt, Africa Intelligence révélait également que les militaires ougandais déployés pour protéger les sites pétroliers avaient été formés, en partie, par des militaires français.

Malgré tous ces vents contraires, les pénibles efforts des activistes et des populations locales commencent à porter leurs fruits à l’international. Comme en Russie, où TotalÉnergies a tissé des liens si forts qu’il ne veut pas quitter le pays, la compagnie française est de plus en plus chahutée. La campagne StopEacop réunit désormais près de 300 organisations à travers le monde. Quinze banques, dont trois françaises — la Société générale, la BNP et le Crédit agricole — ont refusé de financer le projet.

En décembre dernier, la Cour de cassation a donné raison aux associations qui voulaient confier l’affaire pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales au tribunal judiciaire — et non au tribunal de commerce: une première victoire juridique.

Maxwell Atuhura espère ainsi convaincre le gouvernement français «de sortir du silence, d’arrêter de cautionner les agissements de Total en Ouganda. Ils sont au courant. Maintenant, c’est soit ils sont avec nous, soit ils sont contre nous»



Notes

[1] Branche occidentale de la vallée du Grand Rift, composée d’une vallée, de lacs, de forêts et de montagnes.

[2] Situé à l’extrémité nord du rift albertin, c’est le plus grand parc national d’Ouganda, où vivent des éléphants, des hippopotames, des girafes, des buffles, des babouins, etc.

[3] 178 villages ougandais et 230 en Tanzanie ont été détruits.

[4] Les Amis de la Terre et Survie en France, Afiego, CRED, NAPE et Navoda en Ouganda.





Photo: Maxwell Atuhura et Hilda Flavia Nakabuye lors de la marche climat à Paris, le 12 mars 2022. © NnoMan Cadoret/Reporterre

Voir l'article dans son intégralité avec plus de données: https://reporterre.net/En-Ouganda-Total-brise-nos-vies

Alexandre-Reza Kokabi et NnoMan Cadoret (Reporterre)



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