Depuis 2020, 650 «soldats verts» rattachés au ministère des eaux et forêts livrent bataille contre les activités clandestines qui détruisent le couvert forestier du pays
Trois véhicules tout-terrain avalent à la hâte les kilomètres de piste dans l’est ivoirien. Voilà quelques jours déjà que les indics du village d’Aprompron ont alerté les autorités. Une centaine d’orpailleurs clandestins seraient en train d’extraire de l’or au beau milieu de la forêt classée de Diamarakro. Un point GPS permet de localiser le site. En lisière de forêt, une douzaine d’hommes de la Brigade spéciale de surveillance et d’intervention (BSSI), autrement appelée «armée verte», s’approche.
Le lieutenant Jean Kouakou Kouassi, chef de mission, inspecte les environs à l’aide d’un drone. Les chercheurs d’or sont cachés dans une vaste clairière qu’ils ont eux-mêmes défrichée. Sur les images aériennes, la zone déforestée est nette: des dizaines de mares boueuses défigurent le couvert forestier. Seuls quelques arbres ont survécu. «Les orpailleurs sont à 300 ou 400 mètres seulement», indique le lieutenant.
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Visage camouflé, le commando poursuit l’opération à pied. Plusieurs équipes encerclent la zone. Les talkies-walkies s’emballent. De concert, l’assaut est donné. Des dizaines de jeunes orpailleurs torse nu détalent à toute vitesse. Intercepté, l’un d’eux est menotté face contre terre. «Ne bougez plus! Monsieur, couchez-vous!», lui ordonne le sergent-chef Gilles Bleu. Ils sont des dizaines d’autres à réussir à s’échapper. Mais pas question de tirer, sauf en cas de légitime défense. «L’idée, c’était vraiment de les dissuader. Pas de bavure», explique le lieutenant Kouakou Kouassi.
- «Le danger peut venir de partout»
Pourtant, le risque existe. «Ils peuvent être armés, soyez sur vos gardes. Sur un site d’orpaillage, le danger peut venir de partout», rappelle le sergent-chef à ses hommes. Au total, huit orpailleurs seront arrêtés et sept motopompes saisies. «Un bilan mitigé», concède le lieutenant. Une équipe de nuit prendra le relais pour surveiller les récidivistes. Les fautifs, essentiellement des petites mains, ont été présentés devant le procureur pour «délit d’extraction de minerais dans un domaine forestier protégé» et risquent jusqu’à deux ans de prison.
Créée par décret en janvier 2018, l’armée verte est opérationnelle depuis août 2020 et dépend du ministère des eaux et forêt. Ses 650 hommes formés par les forces spéciales ont même une devise: «La forêt est sacrée, je dois la protéger et m’engager à la défendre, même au péril de ma vie.» L’enjeu est de freiner l’avancée de la déforestation en luttant, par le renseignement, la prévention, l’intervention et la répression, contre les nombreuses activités illégales. Car l’orpaillage, l’abattage d’arbres, leur sciage «à façon» [sur place], ainsi que l’agriculture ont toujours cours dans les 232 forêts classées du pays.
«Nous avons perdu plus de 80 % de notre forêt depuis 1960, il y avait feu en la demeure», souligne Alain-Richard Donwahi, ministre des eaux et forêts depuis juillet 2017. La mise en place de cette armée est la réponse à un «constat pragmatique» et certainement pas «un aveu d’échec», assure-t-il.
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Depuis sa création, la brigade a dressé 232 procès-verbaux, condamné sept délinquants, démantelé seize sites clandestins d’orpaillage et saisi cinquante véhicules transportant des produits forestiers frauduleux. «Avec plus de moyens, on pourrait aller encore plus loin, mais c’est encourageant», estime un supérieur de l’armée verte. Il faut dire que la surveillance est délicate dans les zones forestières reculées, parfois hostiles et difficiles à quadriller. Et la collaboration n’est pas toujours harmonieuse entre les différents représentants des autorités.
- Complicités
Ainsi, quelques heures avant l’intervention de la BSSI, une opération similaire a été organisée dans la matinée, au même endroit, par un autre organe du ministère: la Société de développement des forêts (Sodefor). «En additionnant les forces, on en aurait arrêté plus», peste un «soldat vert». «On a été prévenus très tardivement, alors que ça se voit, le site existe depuis un moment déjà», souffle un autre.
Selon eux, difficile de croire que les membres de la Sodefor, dont certains travaillent sur place, n’étaient pas au courant depuis déjà longtemps. «Lorsque les sites s’établissent, il y a certainement des complicités, nous en sommes conscients et nous devons lutter contre cela», concède le ministre, qui s’engage à «réparer toutes les dérives que nous avons constatées», et veut faire bouger les lignes. Au point de supprimer la Sodefor, réputée peu efficace et corrompue? «C’est envisageable», répond-il.
M. Donwahi souhaite tripler les effectifs de l’armée verte. Deux autres brigades de 650 personnes chacune seront bientôt créées: une consacrée aux ressources en eau, dont beaucoup sont polluées par l’orpaillage et l’agriculture, l’autre dédiée à la protection de la faune, mise à mal depuis des décennies par les braconniers et la déforestation. Une politique environnementale «qui va coûter cher», poursuit le ministre: 616 milliards de francs CFA, soit environ 1 milliard d’euros à mobiliser sur dix ans.
Pour trouver les financements, le ministre compte aussi sur le secteur privé. «Les acteurs de la cacaoculture et les industriels du bois ont pris conscience de leurs responsabilités et doivent participer à la reconstruction du couvert forestier», souligne M. Donwahi, qui envisage de confier une partie de la surveillance des forêts classées aux entrepreneurs lorsqu’ils s’engagent à financer le reboisement.
Ibrahim Lakiss se verrait bien jouer un tel rôle. Avec sa quarantaine d’indics en brousse, le directeur de la plus grosse scierie d’Abengourou court depuis des mois après les scieurs clandestins, «souvent originaires du Ghana voisin», affirme-t-il. L’entrepreneur, propriétaire de plus de 250.000 hectares de forêts, vient d’apprendre que des dizaines d’arbres de son périmètre ont été tronçonnés et transformés sur place en planches de bois «revendues 3.000 francs [environ 4,5 euros] l’unité». Rattrapés par le jour, les scieurs n’ont pas réussi à tout emporter. «Vous avez vu le massacre, peste-t-il: des framirés qui ne sont même pas arrivés à maturité. Et ça, c’est quasi quotidien, le sciage clandestin est un fléau.» Au loin, la forêt résonne du vacarme d’autres tronçonneuses qui poursuivent le travail de déforestation, au grand dam de l’industriel. A l’oreille, les membres de l’armée verte se lancent à leur recherche. En vain.
- Laboratoire d’agroforesterie
A quelques kilomètres de là, un lieu donne toutefois un peu d’espoir: la forêt classée de Béki est depuis plus de vingt ans le laboratoire agroforestier de la région. Si les plantations de cacao les plus récentes y sont automatiquement rasées, la Sodefor y a semé des graines de fraké, de tiama et de bété sur les anciennes parcelles clandestines pour développer le couvert forestier de la zone et sensibiliser les planteurs de cacao aux bienfaits de l’agroforesterie, censée rétablir les sols et stopper le ruissellement des eaux de pluie.
Une stratégie qui vise à contrecarrer au plus vite les effets du changement climatique. «Les saisons sont bouleversées avec des mois très arides et des périodes de précipitations très violentes. La forêt doit continuer à jouer son rôle de régulateur», insiste le commandant Gnago Charbel, directeur régional des eaux et forêts.
Ces initiatives semblent avoir un impact positif. L’ONG Mighty Earth note en effet un recul du taux de déforestation dans le pays en 2020. La brigade verte n’en est qu’à ses débuts, mais c’est surtout «la convergence d’actions qui permet d’aboutir à ce résultat», selon le ministre.
La Côte d’Ivoire s’est engagée à augmenter son couvert forestier, passant de 11 % à 20 % de son territoire d’ici à 2030 et lance, pour y parvenir, des opérations de reboisement à grande échelle. Après avoir planté un million d’arbres en 2019, cinq millions en 2020, le ministère vise les 50 millions en 2021. Encore bien loin, toutefois, de l’objectif officiel de 3 milliards d’arbres sur dix ans.
Photo: Vue aérienne prise en avril 2021 d’une zone déforestée de la forêt protégée de Diamarakro, dans le sud-est de la Côte d’Ivoire. JEAN KOUAKOU KOUASSI
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Youenn Gourlay (Diamarakro, envoyé spécial)
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Posté Le : 22/07/2021
Posté par : akarENVIRONNEMENT
Ecrit par : Youenn Gourlay (Diamarakro, envoyé spécial) - Publié le 23 juin 2021
Source : https://www.lemonde.fr/