Algérie

PIERRE CHAULET À 'LIBERTE" 'J'ai trouvé naturellement ma place dans la Révolution"


PIERRE CHAULET À 'LIBERTE
Pierre Chaulet est mort. Il ne lira donc pas cet entretien qu'il a accordé à Liberté il y a quelques jours. Réalisée par mail, cette interview inédite, la dernière qu'il avait accordée à un média, est consacrée essentiellement à son dernier livre, co-écrit avec son épouse Claudine, qui porte ce titre évocateur : Le choix de l'Algérie. Une voix, deux mémoires. Mais il ne manque pas, à l'occasion, d'exprimer ses opinions sur certains sombres évènements de la guerre de Libération nationale, tout en se gardant de tout parti pris et, surtout, en affirmant haut et fort qu'il ne croyait pas à l'homme providentiel.
Liberté : Dans votre livre, Le Choix de l'Algérie. Une voix, deux mémoires (éditions Barzakh), co-écrit avec votre épouse, Claudine, on visualise facilement l'enfant, l'adolescent, puis l'adulte que vous êtes devenu. Comment définiriez-vous la nature de votre engagement, d'autant que l'on a le sentiment que vous êtes embarqué '
Pierre Chaulet : Mon engagement résulte d'une prise de conscience politique qui s'est faite progressivement entre 1951 et 1953, renforcée par les relations étroites établies avec des jeunes militants nationalistes de mon âge. Nous partagions les mêmes analyses politiques de la situation nationale et internationale. Ce cheminement est décrit dans le texte 'Parti pris", publié en annexe du livre. C'est l'évolution politique du mouvement national qui a déterminé mon engagement final. À aucun moment, je ne me suis senti embarqué, avec la signification péjorative attachée à ce terme. L'appel du 1er novembre répondait aux questions que je me posais, en posant clairement la question de l'Indépendance de l'Algérie. C'est consciemment que je suis devenu solidaire de ceux qui avaient engagé la lutte de libération nationale et d'un mouvement où je trouvais naturellement ma place, militant depuis longtemps pour l'égalité des droits et des devoirs de tous les citoyens se revendiquant Algériens.
Dans la période 1953/54 (page 94), vous restituez un dialogue avec vous-même, vous rendez compte notamment de la complexité de votre situation, et surtout vous dites qu''il n'y pas de 'problème algérien' (...)". Pourquoi cette insistance sur le 'problème colonial"'
Dans la citation que vous faites de la page 94, le texte mentionne mon état d'esprit au cours de l'été 1953 et marque une étape dans ma prise de conscience politique. Lorsque je dis qu'il n'y a pas de problème algérien, c'est pour prendre le contre-pied de la littérature coloniale de l'époque qui insistait, toutes tendances confondues, y compris celles des libéraux, sur le dogme du maintien de la souveraineté française en Algérie, c'est-à-dire exactement le maintien d'un statut colonial. L'abrogation de ce système était donc le préalable indispensable à toute évolution historique. Par ailleurs, la guerre de Libération algérienne s'inscrivait dans le mouvement général d'émancipation des peuples colonisés, qui, parti d'Asie, s'étendait maintenant au monde arabe, en particulier en Tunisie et au Maroc. C'est important de situer la guerre de Libération algérienne dans le mouvement général d'émancipation des peuples jadis colonisés.
En Tunisie où vous éprouvez un sentiment de sécurité, vous exercez en tant que médecin et travaillez à El Moudjahid, puis à l'APS. Lorsqu'Abane Ramdane est assassiné, il y a un communiqué mensonger concernant son décès. Aviez-vous pris conscience, à ce moment, que les choses commençaient à vous échapper, qu'il y avait des choses qui dépassaient peut-être la lutte contre le colonialisme '
Je n'ai jamais eu la prétention de contrôler la situation et d'avoir une idée claire des différentes composantes du nationalisme algérien. À la suite du communiqué qui nous a été imposé à El Moudjahid, annonçant le décès d'Abane, j'avais assez de culture politique pour savoir que ce genre d'évènement se retrouve dans toutes les révolutions. Mais, il importait de garder la tête claire et de situer l'enjeu principal qui était l'Indépendance de l'Algérie. Sans confondre cet objectif avec les péripéties internes du mouvement révolutionnaire, même si ces péripéties nous touchaient au c'ur, en faisant disparaître un dirigeant dont j'avais apprécié l'intelligence et l'ouverture d'esprit, et qui m'honorait de sa confiance. Ceci étant, bien avant l'assassinat d'Abane, je savais la méfiance de la base vis-à-vis des intellectuels. Son assassinat a été la résultante de conflits au sommet sur le leadership de la Révolution et sur l'orientation de l'Algérie après l'Indépendance. On peut toujours réécrire l'histoire a posteriori, mais je me refuse à ce jeu-là. Je ne crois pas en l'homme providentiel. Avec ou sans Ben Boulaïd, Ben M'hidi ou Abane, certaines dérives auraient pu être évitées, mais d'autres auraient pu apparaître. Chacun peut écrire un scénario à sa convenance, on est dans la politique fiction.
Dans la partie relative à votre retour après l'exil, vous évoquez de la 'concorde civile". Pourquoi vous montrez-vous critique vis-à-vis de la 'réconciliation nationale" que vous faites rimer d'ailleurs avec 'amnésie" '
Nous sommes critiques vis-à-vis de la concorde civile et la réconciliation nationale parce qu'aucune des dispositions prévues pour établir les faits, situer les responsabilités, obtenir une repentance réelle des bourreaux et le pardon des victimes n'a été mise en 'uvre. De plus, la réconciliation nationale fait appel à ce double mouvement des victimes et de leurs bourreaux, avec une phraséologie quasiment religieuse et en fait une amnésie obligatoire puisqu'on ne peut pas évoquer les évènements survenus durant la tragédie nationale. Enfin, l'absence d'instruments juridiques adaptés, tels que l'indignité nationale ou la déchéance des droits civiques pour une période donnée, permet à d'anciens responsables de l'assassinat d'hommes de religion, d'hommes de sciences, de journalistes et de cadres de l'Etat de se lancer dans une carrière politique. Cette amnésie légalisée aura des conséquences à terme et laisse prévoir de nouvelles fractures pour les générations futures : Melouza n'est pas encore cicatrisé. Pour comprendre notre position critique, il faut se référer au rapport écrit par Claudine en 1997, publié en annexe du livre intitulé 'Se guérir de la violence". Ce rapport lui avait été demandé par le président de l'ONDH. À l'époque, nous étions à Genève et j'avais accès à la documentation disponible à la Commission des droits de l'Homme concernant les procédures d'apaisement au Chili, au Rwanda et en Afrique du Sud. Ce rapport, publié dans les actes du colloque sur 'les formes contemporaines de la violence et la culture de la paix" en 1997, permet de voir les différences existant entre les propositions de Claudine et les mesures décidées dans les textes de la concorde puis de la réconciliation, et surtout les mesures réellement appliquées.
Vous posez la problématique de l'algérianité plusieurs fois dans l'ouvrage, et à chacune des étapes de votre vie. Avez-vous aujourd'hui trouvé la réponse à la question '
La problématique de l'algérianité, je ne la pose pas pour nous, puisque nous avons choisi la nationalité algérienne et accepté l'égalité des droits et des devoirs des citoyens. Ce choix répond aux conceptions des rédacteurs de l'appel du 1er Novembre. En fait, notre algérianité pose problème aux nouvelles générations d'Algériens enfermés dans le carcan idéologique d'une Algérie exclusivement arabo-islamique, et qui redécouvrent à l'occasion d'un évènement ou d'un décès les noms de Maillot, Iveton, Acampora et autres. Il y a un gros travail à faire pour expliquer la conception d'une Algérie moderne, à la fois enracinée sur son passé civilisationnel et ouverte à l'édification d'une société du XXIe siècle, capable d'intégrer dans la vie nationale des éléments allogènes se référant aux mêmes valeurs. Ceci appelle évidemment à un renouveau de la réflexion critique sur la nationalité et la citoyenneté.
Ce qui est frappant dans votre ouvrage est la grande vitalité de la jeunesse, du mouvement syndical, des étudiants, etc. Adhérez-vous à l'idée qu'aujourd'hui s'est installé un sentiment de rupture '
Il est difficile de comparer la jeunesse vivant dans deux époques différentes, avec les préoccupations différentes, et dans des contextes extrêmement différents. Si la plupart des jeunes d'aujourd'hui vous paraissent apolitiques et blasés, c'est le résultat d'une école qui les a décervelés et d'une pratique politique des adultes qui ne peut que les dégoûter. Ce qui me frappe, c'est que beaucoup sont très politisés, mais autrement que nous l'étions, et développent un sens critique, qui, je l'espère, aboutira à une rupture politique avec la génération précédente. L'histoire n'est pas finie. Je fais confiance aux nouvelles générations pour trouver des solutions appropriées : c'est leur intérêt et celui de leurs enfants.
M. Chaulet, vous nous restituez cinquante années de notre histoire à travers votre vécu. De votre point de vue, pensez-vous qu'aujourd'hui, nous avons évolué, et que reste-t-il des espérances des Algériens de 1962 '
À travers les cinquante années de l'histoire que nous avons vécue, je pense que l'Algérie ' nation et société ' a évolué, malgré les échecs et les reculs. Il y a une masse critique de gens instruits, la population dans toutes ses couches sociales mange plutôt mieux, les malades se soignent et les mères de famille connaissent la médecine préventive. L'espérance de vie à la naissance, qui était en 1962 celui d'un pays sous-développé, se rapproche de celle des pays d'Europe du Sud. Tout cela pour une population qui est passée de 9 millions à 37 millions d'habitants en 50 ans. L'évolution est saisissante. Les espérances des Algériens de 1962 étaient limitées à l'accès à l'école, aux services de santé et à un habitat décent. Aujourd'hui, les espérances se situent à un autre niveau et se sont différenciées selon les catégories sociales. Si l'aspiration au mieux vivre est général, cette aspiration revêt des formes différentes : accès à l'emploi, amélioration du pouvoir d'achat, apprentissage de la démocratie. Il reste un long chemin à parcourir pour apprendre à vivre ensemble.
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