Algérie

Petite histoire de la Rue Tanger : une rue, une légende par Rachid Lourdjane



Petite histoire de la Rue Tanger : une rue, une légende par Rachid Lourdjane
En d’autres lieux, la rue Tanger aurait été classée «Patrimoine national». Exagéré ? Qu’on en juge par son passé fastueux et son
incroyable carnet d’adresses : Charlie Chaplin, la star mondiale du cinéma en 1931, Jean Gabin et Mohamed Iguerbouchène en 1937, Karl Marx en 1887, Sarah Bernhardt et Saint Exupéry.

Le défilé continue avec le cosmonaute qui a marché sur la Lune, l’Américain Buzz Aldrin en 1970, et aussi Albert Camus, André Gide, Kateb Yacine et le poète Jean Sénac ; ajoutons toutes les célébrités de la presse. La rue Tanger, de la belle époque à nos jours, a fasciné. Au départ, la rue Tanger était une concentration d’imprimeurs. L’ensemble des immeubles a vu le jour sur l’espace d’un cimetière algérois détruit au cours de la première décennie de la colonisation.

Dans certains commerces, on foule du pied des tombes enfouies sous le revêtement et le carrelage. Au début du siècle dernier, on comptait au moins cinq imprimeries dans cette rue si étroite. Nous retenons Léon Marcel et Jourdain. L’industriel de la photo Eastman, qui est à l’origine de la diapositive en couleur, avait installé ses ateliers sur cette artère de développement derrière l’hôtel d’Angleterre réduit en vulgaire parking à ciel ouvert. Le mensuel Paris Alger avait élu domicile dans cette rue ; il fut l’ancêtre des magazines de mode Elle et Femme Actuelle. Les imprimeurs ont toujours été des durs à la tâche et portés sur la convivialité. Les restaurants et débits de boissons ont flairé l’affaire avec la cohue de bouches à nourrir. Aussi, la vocation de restauration est venue d’elle-même.

Le consulat général d’Autriche était logé à la rue Tanger. A cette époque, Hydra n’était qu’une zone inconnue au milieu d’une nature sauvage. Le journal Le Moniteur, dans son édition de 1882, rapporte cet événement incroyable : «A Hydra, une lionne, qui a surgi des bois, s’est emparée d’un bébé couché dans son landau en pleine nature. La maman, une jeune Alsacienne, faisait sa lessive au bord du ruisseau.» Oralement, la rue Tanger s’agrippe à son ancienne identité. Pour l’écrit, elle se nomme Ahmed Chaïb.

El Hadj, le doyen mondial de la pâtisserie

Ce long couloir étroit, parallèle à la rue Ben M’hidi, subjugue les passants. C’est le lieu du mouvement perpétuel. La rue attire quotidiennement des dizaines de milliers de visiteurs avec un pic important vers midi. Cette magie ne date pas d’hier. Déjà, en 1930, un arrêté préfectoral interdisait la circulation automobile et les charrettes de 10h à 12h30 et de 16h à 20h. Dans cette rue qui tombe en ruine, la vie persiste avec beaucoup de ténacité. A toute heure, il est possible de se procurer une panoplie de produits. C’est ici que se trouve le fleuron de la pâtisserie algéroise chez El Hadj, sans doute le doyen mondial de la pâtisserie du haut de ses 86 ans. Hyperactif, El Hadj est le premier commerçant à ouvrir boutique tous les matins. Juste en face, chez Lamri, c’est la musique. C’est dans cette petite boutique, professionnels et amateurs mélomanes que vous trouverez l’instrument que vous cherchez.

Jean Gabin et Larbi Benbarek au «Bosphore»

L’un des plus célèbres restaurants sélects de la rue Tanger est sans doute le Bosphore. Il a été durant des années l’annexe officieuse du quotidien El Moudjahid et Algérie Actualité pour avoir été fréquenté par une cohorte de journalistes. Nombreux ne sont plus de ce monde, tels que Halim Mokdad, Abdelaziz Hassani, Omar Boudia, Mansouri, Othmane Oudina, Tahar Djaout, Rabah Afredj, Omar Zeghnoun, Maloufi de la rotative, ou Saci Haddad le photographe.

C’était le lieu de rencontres et d’échanges parfois bruyants. On y rencontrait des auteurs, des artistes ou les patrons de la médecine légale et de la psychiatrie. Ce petit patrimoine national, d’à-peine une trentaine de mètres carrés, a accueilli autrefois d’autres célébrités mondialement connues parmi lesquelles Jean Gabin et son metteur en scène Julien Duvivier. C’était en 1937 au cours du tournage de Pépé le Moko. Gabin était accompagné du musicologue Mohamed Iguerbouchène, auteur de la musique du film qui avait pour décor La Casbah. Notre compositeur avait subjugué le public de Vienne avec ses rapsodies.

Avant sa disparition en 1965, il habitait au 3, rue Blanchard, actuellement Seddik Ben Abdelaziz, perpendiculaire à la rue Tanger. Parmi les grandes célébrités venues au Bosphore, on citera maître Vergès, le boxeur Cherif Hamia, Larbi Benbarek, Kermali et de nombreux joueurs de l’équipe historique du FLN, Roger Hanin et Albert Camus, Issiakhem. Kateb Yacine se réfugiait le plus souvent au Coco Bar, ainsi nommé pour la tendance gauche de ses clients.

Paul Belmondo, Karl Marx et Aldrin

La rue Tanger était l’un des endroits préférés du célèbre sculpteur algérois, Paul Belmondo, décédé à Paris en 1982, père de l’acteur populaire Jean Paul Belmondo. Plusieurs œuvres de Paul Belmondo trônent au Musée national des beaux-arts. Les artistes de la belle époque se retrouvaient souvent au bistrot de Mme Laure Fass au 13, rue Tanger. Au n°14, c’était l’adresse d’une pension complète à «160 francs par mois, vin compris».

Le plus mystérieux, un établissement de cette rue bruyante et charmante était sans doute cette maison située au n°9 consacrée, dans les années 1920, à l’empaillage d’animaux et la vente de plumes d’autruches. L’obscurité et les odeurs de putréfaction des animaux donnaient à cette maison un aspect moins attirant. Deux ans après avoir marché sur la Lune, Buzz Aldrin a marché sur la rue Tanger en compagnie de Cherif Guellal, du MALG. C’était en 1970. Le cosmonaute américain, en visite en Algérie, avait été reçu en audience par le président Houari Boumediène en vue d’une intervention de l’Algérie auprès des Vietnamiens pour la libération de pilotes de B52.

Attention ça va tomber

De nombreux immeubles se sont écroulés ces dernières années par manque d’entretien. L’effondrement survenu en 2007 au n°11 a fait deux morts et 3 blessés graves. Juste en face, l’ancienne Maison Reine des années 1920 menace de s’affaisser à tout moment. C’est une redoutable catastrophe qui s’annonce. Ainsi, la rue Tanger fascine un peu moins de nos jours en raison du vieillissement prématuré d’un capital immobilier victime de mauvaise gestion. Il n’y a pas d’association de commerçants. Au problème de plomberie qui fait fissurer les murs, s’ajoute l’éclatement des égouts qui coulent à ciel ouvert. Le délai d’enlèvement des épaves peut dépasser largement 8 ans. Les ruelles perpendiculaires sont d’une saleté repoussante, les rats pullulent comme à l’époque de la peste, et les odeurs priment. Ce décor est planté au cœur de la capitale, à proximité de l’APC, du Sénat, de l’Assemblée nationale, du ministère de l’Intérieur, etc


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