Nostalgie lucide et tendre, mélancolie et admiration de cette grande fresque historique.
Cet essai de Boualem Sansal sur le passé de l’Algérie et plus largement du Maghreb étendu jusqu’aux confins extrêmes de l’Egypte est une reconquête de l’Histoire, à la façon de Michelet, sur le néant. Il est conçu en forme de récit, autour d’un je-narrateur qui meurt et renaît tel le Sphinx, à travers les âges, depuis les débuts de l’Egypte Pharaonique jusqu’à aujourd’hui. Ce personnage mythique permet à Boualem Sansal de nouer, de l’intérieur, un rapport de nostalgie à la fois lucide et tendre, de mélancolie et d’admiration tout aussi vive, avec cette grande fresque historique, tragique ou glorieuse, brossée par un esprit au regard ironique d’une acuité impitoyable.
D’un seul coup, Boualem Sansal ouvre le présent et le passé immédiat de l’Algérie à des perspectives plus lointaines devenues comme étrangères, pour les refaire siennes et proches. Cela est opéré sans fabrication ni falsification à des fins idéologiques de glorification patriotique. Les faits sont là dans leur réalité nue. Vécus de l’intérieur d’un esprit, ils prennent un sens dans la durée longue d’un personnage mythique qui traverse toutes ces morts et ces renaissances, ces naufrages et ces résurrections. Ce personnage mythique est sans doute l’Algérie et ces femmes et ces hommes qui ont peuplé le Maghreb depuis des temps immémoriaux jusqu’à aujourd’hui. On soupçonne que c’est aussi le romancier lui-même en quête de sens.
Parmi les traits reconstitués de ce passé immense , l’un d’eux semble souligné fortement par l’auteur : la longue histoire du Maghreb jusqu’à l’Egypte est traversée de périodes alternées de réalisations spirituelles et matérielles prodigieuses et d’ effondrements massifs et soudains : le temps de la Malédiction voit sombrer corps et bien la splendide civilisation des Pharaons, l’invasion des Vandales détruit la non moins superbe civilisation de la Numidie romanisée qui avait succédé à l’orgueilleuse Carthage d’origine phénicienne, elle-même réduite à néant par Rome avant de resurgir de ses cendres.
Le narrateur pointe au passage le rôle d’Augustin, apôtre de la fidélité à Rome auprès d’une Numidie rebelle, mais aussi, note le narrateur d’une sévérité impénitente, premier initiateur de la justification des moyens au service d’une guerre juste. L’instauration de l’Empire turc s’accompagne d’une perte du souvenir des lumières éclatantes de la civilisation arabo-berbère avec Ibn Khaldun, Ibn Batuta, Averroès, il est vrai assombries par la perte des splendides royaumes de Grenade et de Cordoue, leurs jardins merveilleux , leurs philosophes, leurs artistes et leurs hommes de lettres.
C’est ainsi que les tribus berbères perdent la mémoire de leur passé et jusqu’au souvenir des noms de leurs plus grands héros, Massinissa, Jugurtha, Juba, ou Maxime Sévère, de la Kahina, la reine berbère sans doute juive, qui mit en déroute et chassa l’envahisseur arabe musulman avant d’être vaincue et décapitée par eux. La venue du colonialisme français est l’occasion de quelques pages hautes en couleurs : en particulier la meurtrière prise de Constantine où furent défaits et tués Clauzel et Damrémont.
Elles sont suivies du récit ironique de l’accueil des français entrés par la grande porte, avec une débauche de drapeaux et de roulement de tambour. « Les notables, pachas, bachagas, et gros marchands avaient enfilé leurs plus beaux habits et semblaient vivre le plus beau jours de leur vie. » Le narrateur commente : « Depuis toujours le pays appartenait aux étrangers, que l’un remplace l’autre, quoi de plus normal …le Maghreb pendant des siècles tourné vers l’Orient se tourne alors vers l’Occident chrétien, qui, déjà, jadis, avait été son ami, complice, ennemi et qui avait fait oublié l’Egypte. » p.118. La peinture de la colonisation française est sans concession. La trahison par la France suscités par elle-même est traitée avec une ironie désabusée mais féroce.
Cette profonde et émouvante mais toujours sobre, évocation du passé de l’Algérie et au-delà s’achève sur une très brève peinture du présent où se bousculent avec les horreurs du XXème siècle, « le discrédit de l’humanité et des Lumières ». Le narrateur semble à la fois retourner à la nostalgie du passé pour y puiser des forces et vouloir s’en arracher pour se retourner vers « le présent qui le requiert ». Cependant, la splendeur du passé semble le submerger jusqu’à l’ultime ligne.
Le lecteur s’interroge : les Lumières sont-elles discréditées pour lui aussi ? L’énergie puissante qu’il met en lumière dans ces millénaires suffira-t-elle à ouvrir à nouveau les portes de l’avenir ? Les leçons oubliées d’Ibn Khaldoun concernant la lecture de l’histoire et de la société sont-elles être reprises aujourd’hui ? Le rationalisme d’Averroès, hérité d’Aristote et enrichi par le philosophe arabe, va-t-il porter des fruits théologiques ou philosophiques nouveaux ? La pensée d’Augustin sera-t-elle être inclue dans l’héritage ? L’Algérie d’aujourd’hui va-t-elle puiser dans l’Occident comme dans l’Orient ?
L’auteur semble être tout à la joie de redécouvrir les richesses de son passé, des cultures et des langues qui le constituent indistinctement, de les savourer, de les explorer et de les connaître. C’est là pour lui tout son présent.
Comme si l’auteur rendu sceptique par les errements ou les trahisons de la Modernité, dans sa version des Lumières ou dans celle de Frantz Fanon ou de Sartre, s’était détourné de son souci. Comme si le ressourcement dans l’histoire et dans l’identité véhiculée par elle était le seul sujet digne d’investissement. Si l’histoire et l’identité .d’un peuple, comme il le suggère, doivent être pensées dans le respect de la vérité des faits, peuvent-elles être méditées, comme il le fait aussi, en dehors des valeurs qui fondent son vivre ensemble, et d’abord celles de la citoyenneté, de la liberté, des droits et des devoirs du citoyen, de l’égalité entre les hommes, du lien qui les unit ? Bref dans sa dimension de démocratie politique et sociale dans la tradition des Lumières ?
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Posté Le : 01/11/2007
Posté par : nassima-v
Ecrit par : Max Véga-Ritter
Source : www.dzlit.free.fr