Algérie

Perversions



Utiliser lespartis pour tuer le pluralisme, et les entreprises pour discréditer lacompétition : le pari est en passe d'être gagné.Rachid étaitplein d'enthousiasme. Débarquant de sa lointaine province, il partait à laconquête d'un monde nouveau, la tête pleine de projets et d'ambitions. Ilpensait en avoir fini avec la vie terne de cadre d'une administration locale.Il voyait s'entrouvrir devant lui le métier de journaliste, dont il avaittoujours rêvé. A trente-six ans, il pensait le moment favorable pour franchirle pas. Tout lui paraissait favorable. Un groupe de notables l'avait approchépour lancer un journal dans sa ville, une agglomération d'envergure suffisantepour assurer la prospérité d'une publication raisonnable. Les fonds étaientdisponibles, tout comme le lectorat. Il sentait autour de lui un engouementréel, et il se voyait déjà ouvrant les colonnes de son futur journal aux hommesde lettres et artistes, à tous ces agitateurs qui se désolaient de la mauvaisegestion de leur ville, et pourquoi pas, à ces illustres personnages natifs desa ville, mais qui avaient été contraints de la quitter pour s'installer àAlger ou à l'étranger, tant leur ville était étroite pour les contenir. Dans quelques jours, devait commencer pourlui la grande aventure de sa vie. Quelques jours durant lesquels il allaitdécouvrir comment les rêves se brisent et comment les illusions finissent parse fracasser contre la perversion d'un système politique destructeur. Ce jour-là, Rachid avait pris rendez-vousdans deux grandes entreprises, auprès desquelles il pensait trouver un supportpublicitaire. Les rencontres l'ont terrifié. Le patron de la premièreentreprise, une société d'Etat, l'a informé qu'il devait d'abord en référer àsa tutelle. Le flamboyant directeur qu'il connaissait jusque-là luiapparaissait sous un nouveau jour, celui d'un simple bureaucrate sans envergure,soucieux d'abord d'assurer ses propres intérêts. Et quels intérêts ! Après delongues palabres, le directeur avait fini par lui proposer un marché : il luioffrirait de la publicité contre une ristourne ! Il était sorti effaré de son premierrendez-vous, pour se rendre auprès du patron d'une grosse entreprise privée.Là, pas de ristourne, il en était sûr. Mais on lui a proposé un autre marché.On lui achèterait régulièrement un espace publicitaire, mais à une condition :que son journal n'écrive pas une ligne sur les entreprises concurrentes, quoiqu'elles fassent ! Le choc fut brutal. En une journée, Rachidvenait de découvrir le monde de l'entreprise. Et le choc était d'autant plusbrutal qu'il avait participé récemment, en Italie, à un séminaire sur l'organisationde la période transition, durant lequel il avait entendu de nombreux expertssouligner le rôle des entreprises, et en premier lieu les entreprises privées,dans l'instauration de la bonne gouvernance. Là, il venait de découvrir commentles entreprises privées tuaient la compétition, et comment, dans leur démarche,elles tentaient d'entraîner d'autres acteurs dans l'étouffement de la libertéd'entreprendre et des libertés de manière générale. Bien sûr, lorsqu'il travaillait dansl'administration locale, Rachid avait déjà vu comment les règles étaientfaussées.  Il savait que l'appel d'offres constituaitparfois une simple procédure destinée à avaliser des décisions prises ailleurs.Il se doutait bien que nombre d'entreprises privées n'étaient pastransparentes, ne publiaient pas leur bilan, et trouvaient toujours un biaispour ne pas payer leurs impôts. Mais il ne s'attendait pas à ce que les chosessoient allées aussi loin. Le choc venait aussi d'un autre constat : ilvenait de découvrir que l'entreprise, un des lieux les plus indiqués pourpermettre à la société de s'installer dans la compétition, s'était transforméeen un instrument servant à étouffer la concurrence. Mais en réalité,l'entreprise ne faisait que s'adapter à la perversion générale des règles etdes valeurs qui s'est imposée dans le pays. Dans les schémas élaborés par leslaboratoires occidentaux pour pousser les pays totalitaires vers la démocratie,une place de choix est accordée aux partis, aux associations, ainsi qu'aux élections.L'existence de partis politiques, leur nombre et leur activité sont considéréscomme des éléments clés pour juger l'ouverture d'un système politique. En Algérie, plus il y a de partis, moins il ya de libertés. Plus les partis sont nombreux à participer à une opérationélectorale, moins le scrutin est crédible. En outre, quand une initiativequelconque est soutenue par l'appareil syndical, cela signifie souvent qu'elleporte gravement atteinte aux intérêts des travailleurs. Enfin, le must est offertpar la « société civile », cette chose étrange qui gravite autour de Monsieurle Wali, et qui passe son temps à expliquer les initiatives lancées parMonsieur le Ministre, sous le Haut Patronage de Son Excellence le Président dela République ! Une journée avait suffi à Rachid pour subirle choc de toutes ces découvertes. Mais au bout du compte, il était partagé. Ilsavait bien que l'Algérie n'a inventé ni la société civile, ni l'excellenceéconomique, mais elle a tout de même réussi à transformer des instruments depromotion des libertés en instruments liberticides. Après tout, le FLN,instrument de libération du pays, ne s'est-il pas transformé, avec les années,en appareil répressif ?


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