Algérie

PATRIOTES 90


Par Mohamed Safar-Zitouni
Mercredi 3 mai 2000, un peu plus de seize heures. Je suis dans le cabinet du comptable de la société familiale. La discussion sur le bilan traîne en longueur.
J'interromps l'élan analytique dans lequel s'est engouffré le comptable, ramasse ma veste de cuir du dossier de la chaise et accompagne d'un geste de la main le «salam allikoum» conventionnel en direction de ceux qui allaient rester au bureau. Je descends, vite fait, la vingtaine de marches qui séparent le cabinet du comptable du palier de la tour d'affaires. Arrivé en bas, je regarde ma montre. Il est un peu plus de seize heures. C'est le moment de «descendre» à Alger. Je m'avance vers la Golf du Vieux, ouvre la porte arrière et y jette ma veste. La clef dans le contact, l'aiguille de la jauge à essence me dit de m'arrêter à la prochaine station. Sur la route, la luminosité intense du ciel me surprend. Quel beau pays, me dis-je ' Très vite, des pensées sombres me remplissent au point de former autour de moi une enveloppe étanche isolant mes sens de toute influence extérieure. Et ces pensées sont si soutenues, si envahissantes que je ne fais pas attention au fait que les véhicules venant d'Alger devenaient de plus en plus rares. Après quelques minutes d'arrêt et cinq cents dinars de carburant, j'engage la Golf sur la route semi-déserte. Je salue les gendarmes de la plâtrière. Il m'arrivait, en période de forte chaleur, de leur apporter une bouteille d'eau bien fraîche sortant d'un des frigos de la cafétéria de la station Tlemçani. Plus bas, je dépasse le groupement de militaires de l'oued Atelli. Tout est calme, anormalement calme. Aucune voiture ne me croise. Je me dis : «Tiens, il y a sûrement un camion qui bloque la route quelque part plus loin.» Je tourne à droite puis commence à grimper sur la gauche la petite côte vers le chantier abandonné de l'entreprise yougoslave qui réalisa la nouvelle route. Il est seize heures dix-huit, peut-être vingt. En haut de la côte, sur ma gauche, à une dizaine de mètres à peine, à la sortie du chantier, un adolescent (il ne devait pas faire dix-sept ans) maigre comme un clou, imberbe, vêtu d'une chemise et d'un pantalon kaki trop amples (ce qui me fit penser sur le coup à un militaire) et chaussé de vulgaires baskets, m'ordonne de m'arrêter en dirigeant vers moi le canon d'un Simonov. Je ne me souviens pas de ce qu'il a bien pu me dire. Par contre, son attitude menaçante ajoutée à ce que découvraient mes yeux, me fit comprendre que j'étais bel et bien tombé dans un faux-barrage. J'appuie sur la pédale du frein, me mets en point mort sans couper le contact. En face, à une centaine de mètres, venant dans le sens inverse, un bus Sonacome de couleur crème était couché sur le côté et de la fumée sortait de ses vitres latérales. Je comprends alors que les passagers étaient en train d'y être aveuglément canardés. A ma gauche, le Gosse (ce n'était qu'un gosse) met en joue son arme et la dirige dans ma direction. J'essaye de garder mon calme. Je me dis : «Qu'attend-il pour tirer '» Peut-être ne sait-il pas manier le fusil ' Ou peut-être voudrait-il faire mouche dès la première balle ' Dans ce cas que vise-t-il au juste, la tête ou le cœur ' Je reste figé et attend la balle qui allait mettre fin à ma vie. Le temps s'arrête. C'est fini. Brusquement, les événdements s'accélèrent. Le Gosse, en un geste brusque, réoriente le canon de son fusil vers le bus. Un passager grand de taille portant une chemise sombre et un pantalon blanc saute de l'arrière du bus et détale dans la direction de la casemate des gardes communaux, à quelque cinq cents mètres derrière. Un déclic dans ma tête. J'ouvre la portière de la Golf et me mets à courir de toutes mes forces en plein milieu de la route vers le groupement militaire d'oued Atelli, à cinq cents mètres plus loin. Tous mes sens sont concentrés sur un seul objectif : sauver ma peau. Comme un automate, je n'entends rien ni ne sents quoi que ce soit. La route est à moi tout seul, aucune présence humaine ni animale, aucune voiture, aucun bruit. «Vas-y, fonce, me dis-je, ils ne t'auront pas.» J'oublie le Gosse. Que fait-il ' Essaye-t-il de me tirer dessus ' Ça ne m'intéresse plus et c'est le dernier de mes soucis. Trois cents mètres et quelques minutes plus loin, mes jambes me lâchent. Je m'arrête et regarde derrière moi. Pas de Gosse. Rien ! Je sens alors mes poumons et mon cœur éclater. Je respire difficilement. Mes pieds me font mal. Mais j'entends et je vois. Je retrouve mes sens.
Je vis !
Et je le dois à l'homme en noir et blanc.


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