Publié le 03.07.2023 dans le Quotidien Le Soir d’Algérie
Par Kennouche Tayeb, sociologue
«Le chemin des choses proches a de tout temps été pour l’homme le plus long et le plus difficile.»
(Martin Heidegger)
À la seule lecture de ce titre, beaucoup, certainement, sauront, rapidement, qu’il s’agit d’une sorte de refrain ou d’une ritournelle, plusieurs fois entendus dans le feuilleton El Batha.
En effet, il y a de cela plus de deux mois , nous avons fait, pour la première fois, connaissance avec L’Az, Rabéa, Bernou, Bonnar, Abssi et les autres, mais surtout avec ces simples petits mots de rien du tout chantés qui ont enchanté même les enfants qui, le lendemain, à l’école, les reprenaient, gaiement, dans les cours de recréation comme une brève récitation apprise par cœur. C’était durant les soirées du Ramadan, que des familles, juste après el-iftar, s’installaient, au salon, pour accueillir ce feuilleton, tout en sirotant le premier thé ou café de la journée.
Au-delà de sa dimension religieuse, le Ramadan est un mois où, ponctuellement, resurgit, chaque fois, très fort, le besoin d’un retour aux racines. Un retour particulier à des nostalgies communes au cours duquel les familles se «dé-globalisent», en tournant le dos aux satellites étrangers pour renouer avec leur culture locale qui reprend, fidèle, toutes ses saveurs et ses couleurs. Durant ce mois, où, préférentiellement, est recherché l’entre-soi, chez-soi, une mémoire d’enfance se réveille de ses lourdes somnolences pour se mettre à purifier les adultes de toutes les pollutions qui, durant l’année, ont pu les éloigner, quelque peu, d’eux-mêmes.
Le Ramadan est, en quelque sorte, une forme de pèlerinage que l’on entreprend chez soi et à l’intérieur de soi. C’est le feu qui s’allume, différemment, à la cuisine. Un feu qui, par sa chaleur et sa lumière, possède cette tendre magie de regrouper autour de lui toutes les ombres de la famille.
Les feuilletons ramadanesques viennent, opportunément, ajouter à cette douce atmosphère de retrouvailles, parfumée de coriandre, de miel, de menthe et de poésie, les musiques inédites de leur long générique.
Par le titre que nous avons choisi de donner à cette modeste contribution, nous voulons, particulièrement, souligner la spontanéité taquine des actrices et des acteurs de ce feuilleton qui avaient l’air de nous parler de vive voix dans une entraînante fluidité. Aucun écran n’était capable de nous séparer d’eux tellement ils avaient cette belle prouesse de parler vrai.
Tous, en effet, parlaient, couramment, leur langue et personne ne l’avait dans sa poche. Ils la portaient altière, mais surtout suave dans des expressions bien roulées qui donnaient à leur goguenardise de jolis sons et de bels accents. Une langue que tous manient claire et légère parce que dépouillée des nombreux clichés et des formules ampoulées que nous avions pour habitude d’entendre à la télé.
Mais, pour cette fois, et de telles occasions sont rares, nous avons, dans cette fiction, écouté, avec délectation, des comédiens nous parler, dans la réalité de leur langue. Cela suppose, pour le moins, que ce feuilleton a une meilleure écoute de ces figures de jeunes qu’il met en vedette que l’oreille que leur tend la sociologie quand il lui arrive de s’intéresser à eux.
El Batha nous a très vite fait aimer les mots. Des mots déjà entendus, mais peut-être rapidement oubliés. Des mots inventés. Des mots égarés. Des mots retrouvés. Des mots d’amour. Des mots de tous les jours. Des mots qui disent la relation d’une société au monde. Des mots qui confessent la difficulté de se sentir «chez soi». Des mots enrobés de désespoir, mais qui continuent de dire l’espoir avec entêtement.
Dans un jeu puéril qui consiste à vouloir courir derrière n’importe quelle rime pour l’attraper et s’en servir, il y a comme un souci jubilatoire mais artisanal de vouloir établir avec la langue appauvrie des «exclus» une sorte de rapport lettré. Dans cette délicieuse façon de faire quelquefois parler l’Az, nous croyons avoir capté le clin d’œil complice lancé au rap que beaucoup d’études en sciences sociales considèrent comme étant l’expression underground des jeunes de la banlieue qui, pour certains sociologues, est, souvent, considéré comme un «non-lieu».
Mais ce clin d’œil peut tout aussi bien passer pour être une référence audacieuse à une certaine forme d’atavisme grâce auquel arrive, encore, à s’exprimer une envie persistante, mais, cependant, latente de «poésie orale».
Dans un autre temps et dans un autre espace, l’occasion est comme offerte au «chiîr el malhoun», qui est la poésie du terroir, de se dire encore et autrement dans ce feuilleton.
El Batha est un bout de terre. C’est un morceau de territoire. C’est un éclat d’espace indéterminé dont l’histoire nous est racontée accompagnée de sa propre poésie.
Une poésie qui ne doit rien à la romance des boqalate qui continuent jusqu’à l’ennui d’agrémenter les longues nuits du Ramadan mais qui emprunte aux «haïkus» toute leur brièveté pour déclamer l’évanescence des mots que seule la voix est en mesure d’écrire.
Pour le plaisir rare d’entendre toutes ces comédiennes et ces comédiens parler, sans effort, dans la pertinence et la bienséante impertinence d’une langue qui, dans ce feuilleton, se révèle délicieuse par ses mots, nous aurions aimé nous retrouver au milieu d’El Batha, parmi eux, pour apprendre comment se récupère le ton d’une voix que l’on perd.
«El Batha», c’est d’abord un terrain généralement situé dans l’espace urbain qui n’est ni pavé, ni cultivé, ni clôturé. C’est un terrain vague que des bandes de jeunes se disputent, très souvent, comme une véritable terre promise pour en faire leur aire de jeu mais pour l’appropriation duquel se jouent, avec tension et animosité, des discours et des convoitises. «El Batha» n’est jamais un terrain vague ou un espace vierge car, très vite, il se peuple de «mondes» dont les visions sont divergentes. Aucune histoire ne l’identifie. C’est «une géographie» qui naît, fortuitement, d’un temps et d’un lieu par l’absence d’une planification urbaine qui, pour un temps, le laisse en friche ou à l’abandon.
Mais c’est avec une urbanisation rampante et, souvent, outrancière de la ville que finissent par disparaître de tels terrains qui sont autant d’assiettes spatiales juteuses très vite captées par les nombreuses promotions immobilières qui prolifèrent. Presque inexistante, aujourd’hui, dans les centres urbains, le destin d’El Batha est de se «périphériser» constamment, pour éclore, chaque fois, à l’ombre des extensions des villes. Jamais, pourtant, la sociologie en général et la sociologie urbaine en particulier n’ont eu un jour à porter leur regard sur ces terrains vagues. El Batha représente, pourtant, pour les garçons de chez nous comme pour ceux d’ailleurs un espace privilégié où se déroule une bonne partie de leur jeunesse.
El Batha, c’est le terrain oublié de cette sociologie qui semble se plaire à rester enfermée chez elle. Une sociologie un peu frileuse, mais certainement trop casanière qui se contente de rester attachée à la rue pour observer, quelquefois, à temps perdu, les enfants jouer dans le prolongement le plus immédiat de leur espace domestique. Pour cette sociologie qui s’est donné pour souci de questionner les modes de sociabilités, principalement, des garçons, le «dehors» s’est, alors, trouvé réduit à la seule rue, quelquefois évoquée dans certains travaux sous le vocable autochtone d’«El Houma».
Les approches sociologiques n’ont fait, alors, que mythifier la rue dans l’oubli total de la «Batha». La rue, jusqu’alors perçue comme un lieu de sociabilité, ne repose sur l’administration d’aucune preuve. «El Houma» dans de telles approches est, en fait, une sorte de topos. Un faux cadrage du réel qui s’attribue une force illusoire qui contraste avec la faiblesse de ses appuis empiriques. Le pouvoir socialisateur de la rue reste, en fait, une simple croyance qui, en sourdine, réussit à s’imposer comme une tonitruante vérité.
Mais le feuilleton El Batha, c’est un peu l’histoire, à peine esquissée, des familles précarisées qui résident dans des espaces d’habitats collectifs dégradés qui trouvent dans cette similitude autant spatiale qu’économique une base solide pour développer une forte culture de la solidarité. Une solidarité qui a pour singularité d’être transgénérationnelle dans la mesure où ni l’âge et ni la fonction ne la déterminent.
L’Az est le jeune premier qui cristallise cette solidarité agissante à travers laquelle s’exprime davantage une association informelle de quartier plutôt qu’une bande composée exclusivement de jeunes désœuvrés. À la tête de ce groupe de voisins, L’Az doit faire face aux chefs de deux autres bandes rivales qui, comme lui, cherchent à s’approprier «El Batha».
Il s’agit là de quelques reflets de la vie d’un quartier englué dans sa quotidienneté où se donnent à voir un groupe de personnes où seuls ont l’air d’être, occasionnellement, occupés un épicier qui écoule l’essentiel de sa marchandise à crédit, un vieux cafetier dont le commerce est comme squatté par le chômage de quelques rares habitués qui s’en servent, durant la journée, comme d’un foyer pour se reposer de leur oisiveté, d’un artiste excentrique qui cherche à briller par des chansons célèbres détournées et un vague employé de mairie que personne n’a vu travailler. Et pour la protection de ce quartier semblable au Radeau de la Méduse, voguant sur la monotonie sans vague d’une vie sociale sans attrait, un jeune est juché en haut d’un mât pour surveiller les alentours à l’aide d’une longue vue.
Cette courte immersion dans la vie des gens d’en-bas fut pour beaucoup de téléspectatrices et de téléspectateurs une cure de désintoxication qui a pu les guérir, au cours de ce dernier Ramadan, de certains feuilletons qui ont pris depuis quelque temps la précieuse habitude de se donner comme décorum de grandes demeures à étages richement meublées au bas desquels sont stationnées de luxueuses voitures et où les personnages qui parlent de façon alambiquée étrennent de beaux habits.
Dans El Batha, le décor est épuré. Il est réduit à sa plus simple expression. Même s’il donne l’impression d’être fait de bric et de broc, de pneus et de ferraille, il ne se réduit pas cependant à un stand de brocante.
Il est, au contraire, fait d’un désordre esthétiquement organisé où, non seulement, les objets, mais le langage, la gestuelle, les corps et les habits participent à produire une rupture d’avec les vieilles manières prises par les caméras de construire par l’image des réalités fantasmées. Vu sous cet angle, le néoréalisme que certains ont relevé dans ce feuilleton apparaît comme un travail autant de déconstruction que de construction.
C’est avec ces quelques éléments sobres et lapidaires que se donne à voir la manière avec laquelle se réorganise «la misère du monde» dans ce quartier inconnu d’une ville sans nom où L’Az se sert de son «capital guerrier», riche de 17 séjours en prison, comme d’une arme pour éviter d’être dominé dans un groupe social structurellement dominé. Mais «El Batha» ne sera finalement à personne car tout le monde sera déplacé, par les pouvoirs publics, pour être relogé ailleurs.
Si dans les nouveaux immeubles se diluent les quartiers et se dissolvent les bandes de jeunes, les dynamiques sociétales qui ont eu le temps de s’enraciner profondément disparaissent au profit d’une nouvelle existence qui s’inaugure sur une absence totale de repères. Le déplacement des familles dans une nouvelle zone de résidence n’en est pas un. C’est un euphémisme fragile qui cache mal la véritable mise à mort violente d’un univers et avec lui toute la vie sociale qu’il a rendue possible. L’histoire de L’Az et de ses acolytes est une histoire simple, comique, sûrement, mais surtout tragique. C’est le passage ordinaire ou banal mais, cependant, très angoissant, d’un espace large et ouvert à un espace exigu et fermé.
C’est là, dans un sombre sous-sol, que les frères ennemis d’hier qui ont grandi dans l’intimité d’une guerre autour d’une «Batha» inondée de soleil, se retrouvent, assis, dans une cave, collés les uns aux autres autour d’un plat de couscous dont le sel aura à les réconcilier pour toujours. C’est là où les «zhommes» d’hier, encore très jeunes, se trouvent remisés tels des objets ébréchés, fêlés, cassés.
En somme, comme des vieilleries jetées dans un lieu qui sent le renfermé et l’humidité. C’est là où L’Az, en touchant le fond, trouve l’ultime appui pour se relever dans une société qui n’a nullement besoin de sa virilité pour fonctionner mais qui attend de lui amour et humanité pour qu’elle puisse vivre apaisée. Une société virilement bloquée où seules les femmes semblent faire quelque chose pour s’en sortir et s’en émanciper.
Rabéa dans les avions parcourt le monde pour les besoins de son travail et Habiba est parvenue par faire le mur qui, pendant longtemps, l’a empêchée de voir l’horizon. Aujourd’hui, depuis l’Ailleurs, elle parle au téléphone avec sa mère. Alors que pour la première fois L’Az se retrouve seul, avec lui-même. Ne lui parvient, dans le silence des souvenirs qui l’envahissent, de partout, que la voix paternelle de Bernou, mort dans un accident de voiture il y a de cela quelques petites années déjà. C’est dans un profond recueillement qu’il l’entend lui dire par-delà le temps : «Passez, passez, rojla mal placée, dossier classé.»
Le culte de la virilité ressemble bien souvent à une large trappe maintenue ouverte par les soins d’une société au fond de laquelle, allégrement, tombent les garçons avec le pressant souhait d’en sortir, avec la marque élogieuse d’être, précocement, devenus des «Zhommes».
Beaucoup tombent dans ce piège et personne n’en sort indemne. Tous remontent de cette fosse avec une masculinité cabossée. Avec une masculinité estropiée. Une masculinité douloureuse.
L’apologie de la virilité ne consacre pas seulement l’infériorité des femmes. Ce discours stigmatise, également, celle que la société croit, faussement, déceler chez certains hommes qui ont fait le choix de s’opposer ou de combattre toute forme de misogynie ou de phallocratie. C’est dire que l’oppression des unes comme celle des autres s’en trouve ainsi légitimée. Mais, à la longue, c’est un piège dans lequel la virilité finit par tomber elle-même. En voulant cloîtrer les femmes dans une prétendue infériorité sociale, c’est toute la société qui, à rebours, conspire pour enfermer les «Zhommes» sur eux-mêmes.
À l’écoute de ces paroles qui lui parviennent d’outre-tombe, L’Az semble se réveiller d’un rêve d’enfant que beaucoup comme lui continuent de faire à l’âge adulte. Il ne porte ni sa casquette ni son survêtement sur le veston duquel il arborait fièrement ces 17 séjours passés en prison comme autant de décorations. Dans cette dernière scène du dernier épisode de ce feuilleton, il s’est mis en civil juste après sa 18e sortie d’El Mouessassa. Se trouve-t-il dans un besoin de repentance ? Cherche-t-il une voie qui le conduirait à la rédemption ? Il n’est déjà presque plus le «guerrier» de l’urbain. Il laisse tomber son nom de guerre. Il vient de renaître à lui-même. Mounir est son prénom.
K. T.
kennouchetayeb@yahoo.fr
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Posté Le : 16/07/2023
Posté par : rachids