Algérie

"Pas de changements notables dans les rapports internationaux"



Nassima Ouahab est enseignante-chercheuse à l'université Paris-Nanterre. Elle analyse les changements de la donne dans les rapports internationaux sur les plans économique et géopolitique, dans le contexte de crise sanitaire mondiale.Liberté : Quelles seront les conséquences de la crise sanitaire mondiale actuelle sur les rapports internationaux ' Doit-on s'attendre à une redistribution des cartes sur le plan géopolitique '
Nassima Ouahab : La crise sanitaire que nous vivons a levé le voile non seulement sur les faiblesses du système économique mondial actuel, mais aussi sur un égocentrisme révélateur d'une perception erronée des relations entre Etats qui sont érigés en modèle. Or les Etats se préoccupent plutôt de leurs systèmes internes et de leurs citoyens que du système global les ayant réunis jusque-là. L'impact du Covid-19 est palpable en particulier dans le domaine économique, dans le sens où le ralentissement de l'économie chinoise a entraîné une stagnation importante de l'économie mondiale, du fait de l'interdépendance entre plusieurs entreprises et les centres industriels et technologiques chinois, particulièrement les métropoles de Wuhan et de Shenzhen, premiers foyers de la pandémie, qui constituent le c?ur battant de la production chinoise.
Quant aux rapports internationaux, je doute fortement qu'il y ait des changements notables, du moins à court terme, comme rapporté ici et là. Cette crise sanitaire a seulement changé les priorités actuelles sans toutefois remettre en cause ni anéantir les problématiques existantes et persistantes telles que l'immigration, le terrorisme, la guerre commerciale entre la Chine et les USA, etc. Ces questions reviendront sur le devant de la scène dès que la pandémie sera maîtrisée.
Sur le plan géopolitique, plusieurs entités fortes ont marqué pendant plusieurs années la scène internationale (USA, Russie, France, Turquie, etc.), qu'elles sortiront plus solides ou plus faibles de cette crise sanitaire, leur rôle demeurera substantiel dans la gestion des questions géopolitiques suspendues par le coronavirus.
La seule inconnue qui subsiste à l'heure actuelle c'est le rôle nouveau que la Chine sera amenée à jouer en tant que "superpuissance" mondiale, eu égard à son dynamisme et à sa bienveillance post-Covid-19 envers plusieurs Etats en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient.
La Chine semble avoir renforcé sa place de leader mondial, avec sa gestion de la crise sanitaire et l'aide qu'elle a apportée à de nombreux pays. Comment analysez-vous ce nouvel élan de ce géant asiatique '
La stratégie de domination de la Chine ne date pas d'aujourd'hui. Son ambition de première puissance mondiale remonte à la grande révolution culturelle prolétarienne de 1966 menée par Mao Tse-Toung et Lin Piao. Depuis, les mutations politiques et économiques internes avaient déjà dessiné les lignes d'une grande nation qui n'a cessé de s'affirmer après son accession à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.
L'industrie diversifiée des produits complexes et à forte valeur ajoutée a permis à la Chine de renforcer son hégémonie dans la chaîne des valeurs internationales tout en attirant une multitude d'entreprises de renom, y compris américaines. Il faut savoir que la Chine pèse aujourd'hui 18% dans le PIB mondial et consomme 15% de la demande mondiale en pétrole, soit 14 millions de barils par jour, ce qui confirme son rôle prépondérant dans l'économie mondiale.
Cependant, malgré sa gestion opaque du coronavirus, la Chine a su s'extraire de l'ambiguïté entourant les causes de l'apparition du virus sur son sol. Vous avez raison de le souligner : son soutien médical et logistique à l'Italie notamment, pendant que les pays de l'Union européenne s'individualisent, s'apparente à l'habileté de la stratégie chinoise post-Covid-19 en tant que partenaire infaillible au-delà de toute considération commerciale. Les exemples sont multiples et révélateurs de la fin du dualisme idéologique ayant pris en otage l'économie mondiale.
La Chine s'est avérée plus résiliente et plus expérimentée par rapport aux Etats-Unis, tournés vers le protectionnisme au détriment de la coopération dans des circonstances exceptionnelles. En outre, les moyens technologiques et matériels de la Chine lui ont permis de résister à la crise malgré les conséquences sur son économie. Bien que les échanges commerciaux de la Chine aient été ralentis, sa capacité d'absorption des effets économiques de la crise est efficace, d'une part grâce à sa stratégie de confinement optimale, d'autre part grâce à son intervention sur le marché pour réguler les activités économiques et prévenir la faillite des entreprises, en particulier celles qui opèrent sur le marché financier. En conséquence, son mode de gestion de la présente crise sanitaire s'est avéré le plus réaliste et le plus judicieux au point d'être adopté dans la plupart des pays du monde.
L'exemple de l'Italie, quasi isolée au plus fort de la crise, a révélé les failles de l'Union européenne et de son système de solidarité entre Etats ! L'avenir de l'UE est-il vraiment menacé '
La solidarité intracommunautaire en Europe est en effet mise à rude épreuve. Elle risque à moyen terme de fragiliser l'UE, à commencer par l'Italie qui a manifesté son mécontentement face à la désolidarisation de ses voisins. Plusieurs incertitudes demeurent sur l'avenir de certains Etats européens qui sortiront à coup sûr fragilisés de cette crise sanitaire. L'imprévisibilité de cette cette dernière et la promptitude de propagation du virus ont restreint le champ d'action de bon nombre de pays.
Si certains pays comme le Danemark, l'Allemagne, la Norvège et l'Islande ont réussi à contenir la pandémie, d'autres comme la France, l'Italie et l'Espagne peinent à l'affronter malgré les mesures préventives mises en place. Aucune mesure collégiale n'a été prévue par l'Union européenne afin de parer à une telle crise que la génération actuelle vit pour la première fois. De plus, non seulement tous les pays de l'UE ne disposent pas des mêmes moyens financiers et d'équipements leur permettant de lutter efficacement contre un virus très contagieux, mais aussi la santé relève du domaine souverain de chaque Etat.
Et le secteur sanitaire a été très marginalisé au profit des autres estimés plus prioritaires et plus productifs par les gouvernements, tels la défense, l'industrie et l'énergie. Jusqu'en mars, les réponses apportées sont cantonnées au niveau national de chaque Etat de l'Union ; ce n'est que tardivement et face aux inquiétudes soulevées par l'Italie que l'UE a commencé à adopter des mesures progressives et communes pour lutter contre la propagation du virus, y compris celle de solidarité entre les pays de l'Union et la suspension des règles budgétaires, jusque-là sacrées.
Des mesures insuffisantes alors que plusieurs pays de l'UE appellent à une mutualisation des dettes souveraines "Corona bonds", ce qui a été refusé par les pays les plus riches comme l'Allemagne et les Pays-Bas.
Qu'en est-il des Etats-Unis où la crise sanitaire continue à ébranler en profondeur un système néolibéral ' Quels seront, selon-vous, les nouveaux rapports de force à l'échelle mondiale sur le plan économique '
Le modèle néolibéral que nous connaissons a abruptement révélé ses limites et est devenu un repoussoir à plusieurs égards. Ses contradictions entretenues jusque-là suscitent, à l'ombre de cette crise, beaucoup de méfiance aux Etats-Unis eu égard aux effets conséquents qu'il a engendrés sur les plus de 43 millions de pauvres, soit 13,5% de la population. L'accès précaire à l'emploi et aux services de base largement privatisés soulève des incertitudes non seulement par rapport au peu de garanties que ce système offre localement, mais aussi à cause de l'image qu'il renvoie aujourd'hui à l'échelle internationale dans la mesure où les autres pays ayant suivi ce système y perdront forcément à leur tour toute confiance.
En somme, la paralysie du système capitaliste actuel engendrée par le Covid-19 pourrait stimuler un retour progressif vers un interventionnisme plus large de l'Etat dans les activités économiques et, pourquoi pas, vers un mercantilisme corrélatif délié de toute emprise des marchés financiers. Les USA disposent certes de moyens milliaires et financiers dissuasifs, notamment le dollar qui constitue la première monnaie d'échange internationale, mais la Chine, leur premier concurrent, a su optimiser prestement sa notoriété de "soft-power" avant et singulièrement après la crise. Son retour véhément sur le marché mondial et l'interdépendance des industries mondiales avec la sienne serviront sa prépotence sur la scène internationale.


Propos recueillis par : Karim benamar


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