«Le goût qu'on a pour le pouvoir absolu est dans un rapport exact avec le mépris qu'on a pour ses concitoyens». (A. de Tocqueville) (1) Un nouveau chapitre de la vie politique du pays s'est ouvert avec les dernières élections législatives. Il doit peu à une abstention massive qui est de tradition. Dans les scrutins législatifs et locaux, la participation dépasse rarement en moyenne les 30% (2). Selon diverses sources, elle se situerait cette fois entre 12 et 20%, ce qui n'est plus une abstention mais un rejet sans appel d'un rite sans objet. Traduisant une 'maturité politique' dont a convenu aussi le ministre de l'Intérieur, il exprime un refus sans ambiguïté des sempiternels et stériles tours de passe-passe d'un système en panne, sans autre projet que celui de durer. En aucun cas un désintérêt pour la chose publique, cette rupture paisible avec le pouvoir et ses appareils se nourrit des réalités occultées du pays, de la désinvolture d'un récent remaniement autant que du mépris officiel manifeste pour ce que disent ou pensent les Algériens d'une façon générale et de ce dernier scrutin en particulier. Mépris au demeurant partagé par la classe politique portée au sein de l'APN. Â A en croire les voix officielles, le refus de participer à un rituel électoral vidé de sens ne serait dû qu'au trop-plein de candidats indépendants et de sigles agréés. Il suffirait donc, pour que le peuple retrouve les urnes, de revoir, avant le prochain scrutin local, la loi électorale qui permettrait à n'importe qui, mais néanmoins agréé, d'entrer au 'Parlement'. Selon le président de l'APN, il faudra ainsi interdire tout parti «sans assise sociale et sans programme». Ce qui aurait pour effet de dissoudre au moins un des partis de la 'coalition au pouvoir', sans compter la quasi-totalité des autres. Nous tâcherons, si possible, lors de l'approbation de l'ordonnance révisant cette loi, de voir de plus près l'ensemble du dispositif légal, électoral et de gestion du 'pluralisme politique', qui dépouille le droit de vote de toute substance et le peuple de «tout pouvoir» dont il est censé être «la source». (3). Â Cette séparation sans éclats mais non sans conséquences entre le pouvoir et de larges pans de la société, toutes tendances politiques confondues, est le résultat provisoire d'une évolution au cours des dernières années vers une monopolisation sans précédent de la décision par le sommet de l'Etat, l'autoritarisme qui en découle et une régression du droit par la limitation de libertés et protections fondamentales. Vers aussi ce qu'il faut bien appeler un mépris difficilement contenu des institutions de l'Etat. Cela tient lieu désormais de politique et de méthode de conduite des affaires du pays. Â Le recours systématique aux ordonnances hors des sessions sans ordre du jour d'un 'Parlement' de façade constitue l'une des illustrations d'un autoritarisme que ne bride apparemment, et pour la première fois à ce degré, aucune discussion sérieuse au coeur même des centres de décision. Ainsi, l'APN a dû 'adopter' «en matinée et en début de soirée» du même jour, et par conséquent sans débat et même sans avoir eu le temps d'en prendre connaissance, huit lois portant approbation d'autant d'ordonnances prises et signées par le chef de l'Etat. Elles concernaient des questions aussi importantes que, notamment, le Statut général de la Fonction publique, le service civil, la recherche et l'exploitation des hydrocarbures, la protection et la promotion de la santé publique, la loi de finances complémentaire dont la raison d'être, devenue systématique, est de 'compléter et de modifier' tout ou partie de la loi de finances déjà adoptée pour l'année en cours. Â Le dédain pour l'institution parlementaire et ce qu'elle est supposée représenter est d'autant plus gratuit et humiliant qu'elle ne demande qu'à approuver tout et son contraire et «avec les dix doigts de la main», comme dirait l'ancien Premier ministre. Elle a en effet approuvé l'ordonnance relative aux hydrocarbures aussi bien, peu après, que celle qui l'a sensiblement modifiée, dans les deux cas en une très brève séance. Â Il est vrai que 5 mois après, ils avaient pu débattre à loisir en particulier du «projet de loi relatif à la gestion et à la protection des espaces verts» (4). Cette attitude cavalière n'épargne aucune des institutions, 'élues' ou nommées, réduites au rang d'exécutants muets et dociles. Le tout se traduit par une remise en cause de libertés et droits constitutionnels fondamentaux que l'on croyait acquis. Â Il s'agit notamment du principe de l'égalité de tous devant la loi et du droit au respect de sa vie privée. Jusqu'à il y a peu, ils ne paraissaient pas poser de problèmes particuliers. En application d'un 'privilège de juridiction', dont tout un chacun parle comme s'il allait de soi, la justice est désormais rendue dans des conditions différentes selon que le justiciable appartient à tels ou tels catégories et niveaux professionnels et politiques. A l'exception de ses rédacteurs, nul n'a l'air de savoir de façon précise qui relève de ce 'privilège' dont il est tant question, en quoi il consiste et au nom de quel principe de justice il a été décidé. L'habileté est d'en avoir fait bénéficier, semble-t-il, des magistrats et des avocats. Il n'a pas été possible de retrouver les références ni les journaux officiels dans lesquels les dispositions de cette innovation juridique ont été publiées (5). De la même façon aussitôt que des 'cadres' sont inculpés, à tort ou à raison, mais souvent de manière spectaculaire qui les condamne avant même d'être jugés, il est question non de faits et de justice mais de 'chasse aux sorcières'. Personne ne sait, là aussi, à partir de quel niveau de qualification et/ou de responsabilité cette notion élastique de 'cadre' s'applique, ni désormais à partir de quels critères il pourrait bénéficier du 'privilège de juridiction'. Un corporatisme d'autodéfense et une justice à la carte remplacent peu à peu l'exigence du renforcement des droits de tous et de chacun ainsi que ceux, essentiels, de la défense, inséparables de la protection statutaire effective des magistrats. Â Une autre innovation de taille, peut-être unique et aussi peu commentée, a consisté à transformer la Cour suprême - dont la mission était, comme partout ailleurs, de dire le droit et non de juger du fond des affaires soumises à la justice - a été transformée en catimini à la fois en parquet responsable de l'accusation et en tribunal de première et dernière instance pour supercadres professionnels et politiques. Dans ces deux entorses graves au principe d'égalité de tous devant la loi, le flou de la rédaction autorise tous les arbitraires (6). Ce principe n'exceptait que le chef de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions. Ne relèvent plus donc des tribunaux ordinaires que la masse des Algériens et les 'ex-cadres' en disgrâce. Il est vrai que si l'on en croit même celui qui a la charge de présider la commission nationale pour la promotion des droits de l'homme, «la justice est un devoir mais la raison d'Etat le surpasse» (7). Â C'est dire l'ampleur des risques de régression en cours en matière de droit dans ce domaine comme, entre autres, en matière de libertés et droits individuels et collectifs. Il en est en effet de même de la décision de la justice de «donner carte blanche à la police en matière d'écoutes téléphoniques et de perquisitions à domicile pour combattre le crime organisé - terrorisme, blanchiment d'argent et trafic de drogue». Ainsi, «la police pourra réaliser des écoutes téléphoniques, intercepter et contrôler le courrier de malfaiteurs présumés». La décision «autorise» en outre «les perquisitions à tout moment et donne de larges prérogatives aux juges d'instruction et aux procureurs généraux. [Ces] amendements aux codes de procédure pénale ont été voté par le 'Parlement' (8). Â Il semble admis de nouveau que la lutte légitime de l'Etat contre toutes les formes de crime organisé ne puisse être menée que dans le cadre de règles et procédures exceptionnelles, avec tous les risques de dépassement contre lesquels les hommes et les femmes de ce pays ne peuvent pas grand-chose. Si l'on en croit les informations dont dispose la presse, rien dans les dispositions prises ne limite cette carte blanche aux seuls malfrats divers, prouvés ou présumés. Il n'est pas sûr que ceux-là règlent leurs affaires au téléphone ou par lettre. Il n'est pas inutile de rappeler que l'égalité devant la loi, l'inviolabilité du domicile et le «secret de la correspondance et de la communication privées sous toutes leurs formes» sont garantis par la Constitution (9). Â Après tant d'années de combat vital contre le terrorisme, qui vraiment peut en ignorer les difficultés. Faut-il pour autant lutter contre toutes les formes du crime organisé - corruption comprise ?- avec les mêmes armes que contre une sédition armée dans le but d'établir un ordre totalitaire ? La lutte contre celui-ci n'est-elle pas l'indispensable répression, mais aussi et tout autant économique, sociale, politique et idéologique ? Â Faut-il ajouter que cela se fait au moment où il est dit par ailleurs que les conditions de la «paix et de la réconciliation» ont déjà été réunies. Il y a dans ces décisions du plus haut de l'Etat concernant des droits et libertés de base qui étaient acquis, le terreau de dérives dont tout le monde un jour pourrait se mordre les doigts de l'avoir fait et de l'avoir toléré. Cela avait déjà commencé avec le recours banalisé aux tribunaux pour sanctionner des journaux, interdire des grèves de travailleurs pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts, ou encore pour interférer dans le fonctionnement interne de partis politiques, y compris de la 'coalition au pouvoir'. Â Apparemment, rien de tout cela et du reste n'apparaît mériter l'intérêt de la classe politique agréée, ¦#39;au pouvoir' ou d'opposition démocratique, ou donner sujet à y redire. Il est vrai qu'en matière d'autoritarisme, de pratiques démocratiques internes et d'indifférence à l'égard de l'opinion publique, elle n'est le plus souvent différente du pouvoir que par l'évidence qu'elle n'en a aucun. Â Ses 'analyses' des attentats d'Alger en donnent une autre illustration. Si un «relâchement sur le plan sécuritaire» expliquerait, selon le chef de l'Etat, cette abominable tuerie, pour le chef du RND, il s'agit d'attentats «commandités de l'extérieur», et précisément par les Etats-Unis, ajoute la direction du PT, l'objectif étant de «viser la souveraineté nationale». Les auteurs seraient pour leur part des «gens égarés», d'après l'ancien Premier ministre, dont, deux jours avant, il disait qu'il était du «devoir de la nation de [leur] tendre la main». Â Le chef du gouvernement croit, lui, qu'ils «recherchaient un impact médiatique», ni plus ni moins. Il ne s'agirait en outre que de voyous de bidonville, plus ou moins drogués et 'suicidés' par leurs chefs. Quand le président du MSP avance la possibilité que peut-être «la pauvreté nourrit le terrorisme» mais «ne le justifie pas», elle est aussitôt rejetée (10). Â Le souci est de dépouiller le crime et ses auteurs de tout sens autre que crapuleux. C'est plus commode, mais cela n'a pas empêché leur récupération politique. Routinière elle fut, au mieux d'effet nul (11). La solution, quant à elle, passe par 'plus de fermeté', rappellent des voix autorisées (12). Elle relèverait plutôt du peuple, comme le rappelle le Président: «Il faut, dit-il, qu'il réagisse, il doit bouger, tout va s'arranger» (13). Ainsi, tout ne serait qu'affaire ¦#39;d'égarés' à la recherche de publicité en cachant nom et visage. Après 15 ans de tragédies et de piétinement sans perspective, la classe politique agréée n'a rien appris ni rien oublié. Â Dans un tel contexte, il serait pour le moins incongru de disserter sur 'l'alternance démocratique au pouvoir', nul ne sachant quelles forces sont supposées alterner, ni de 'l'Etat de droit', là où il n'y a pas une seule institution autonome, ni encore de 'l'indépendance de la justice', quand des principes et droits essentiels sont remis en cause, alors qu'ils semblaient aller de soi. Pas plus d'ailleurs que sur le galimatias 'des problématiques', 'dysfonctionnements' et autres 'insuffisances' de la 'gouvernance en Algérie, quand tous voient où en est l'état de ses cités et bourgades ou la 'gestion' de ses finances, de ses hôpitaux ou des affaires de l'Etat. Â Il importe donc d'en revenir à l'essentiel, à la seule question qui vaille pour le moment et qui est celle de la reconnaissance des revendications politiques fondamentales de la société. Elles concernent d'abord les droits et libertés élémentaires d'une citoyenneté d'emblée confisquée et qui reste plus que jamais à conquérir. Elles concernent aussi une participation plus adulte des Algériens à la gestion de leurs affaires et à la conduite de celles de leur pays dans le cadre d'institutions plus crédibles. Le droit de vote, clé de la citoyenneté et de la souveraineté du peuple, en est la première des exigences. Il n'a de sens qu'avec la liberté de candidature, le bulletin secret et la garantie de la probité du scrutin. A tout cela, l'obstacle du pouvoir n'est pas le seul, même s'il est le plus évident. S'y ajoute, porté par le vide politique, celui de l'écho de l'alternative théocratique au sein de la société. Contre celle-ci, l'alliance tacite entre la mouvance démocrate et un pouvoir dont la protection est vitale, achève de faire de la conquête de la citoyenneté une longue marche indispensable. Le premier handicap reste à cet égard l'absence d'une classe politique, de pouvoir et d'opposition, à la mesure de l'état du pays avec un système à bout de souffle et du défi central du fondamentalisme religieux au service d'un projet d'Etat théocratique. Notes: 1) 'Les dossiers de la Seconde Guerre mondiale'. H. Bernard - G.A. Chevallaz - R. Gheysens - J. de Launey. Marabout Université, 1964, p. 91. Â 2) Les résultats des législatives de 1991 furent vigoureusement contestés et annulées et le 2e tour annulé, au soulagement de beaucoup, y compris hors des milieux démocrates. Â 3) Article 6 de la Constitution. Â 4) Le Soir d'Algérie (25-10-06 et 27-03-07). Â 5) Il nous a été impossible, pour nous assurer de la formulation précise de ces dispositions, de trouver les références et le texte des J.O. concernés sur le site du Journal Officiel, en principe en vente libre mais introuvables. Cf aussi El-Watan du 25-01-07. Â 6) Il semble que «l'affaire du maire de Ouled-Fayet, sous mandat de dépôt pour viol sur mineure, création de lieu de débauche et proxénétisme, a été déférée devant le tribunal de Blida en raison du privilège de juridiction dont il jouit». Le Soir d'Algérie du 21-05-07. Il reste à espérer que le quotidien a été mal informé. Â 7) Le Président de la Commission nationale consultative pour la promotion des droits de l'homme, Liberté du 01-09-05. Â 8) Liberté du 17-10-06; El Watan du 22-11-06. Â 9) Notamment art. 28, 37 et 38 de la Constitution. Â 10) Presse du 17-04-07, Liberté des 16-04-07, 28-04-07 et 12-04-07. A. Ouyahia: presse nationale (09-04-07) et S. Bouguerra (El Watan 17-05-07) Le Soir d'Algérie (17-04-07). Mais à Constantine, lors d'un bain de foule, la masse des jeunes rappelle au chef de l'Etat, d'ailleurs sans animosité, ce que sera l'avenir de la plupart: «Bouteflika, chabiba daïâa». A Alger, au meeting de la Coupole du 5 Juillet organisé en soutien à la politique du gouvernement, d'autres jeunes scandent: «Ni harraga ni kamikazes, on veut juste du travail» (Le Q. d'Oran du 17-04-07; El Watan du 18-04-07). Â 11) L'autorisation de manifester (contre le terrorisme) rappelle que ce peuple n'est pas autorisé à marcher pour d'autres raisons comme le pain, le travail, l'argent de la Relance ou les réformes politiques et le refus de la misère»: K. Daoud: Le Q. d'Oran du 17-04-07. Â 12) Durant «la décennie noire..., 17.000 terroristes abattus, 7.100 disparus, dont 3.000 ont déjà fait l'objet d'un jugement de décès, et 2.200 libérés». Evaluation d'une commission présidée par le chef du gouvernement A. Ouyahia. «Ces chiffres rejoignent dans l'ensemble ceux de la Commission de la promotion et de la protection des droits de l'Homme (CNCPPDH). Ils sont contestés par les associations des familles des disparus qui situent leur nombre entre 15.000 et 20.000. Â Par contre, très peu de chiffres, pour ne pas dire aucun, sont donnés sur toutes les victimes du terrorisme. Il est fait état de «plus de 2.000 victimes de la tragédie nationale indemnisées», tandis que «6.000 ayants droit recensés» étaient en voie de règlement. Source: Liberté du 24-04-06 et El Watan du 23-10-06. Â 13) El Watan du 18-04-07, lors d'une visite à quelques-uns des blessés.
Posté Le : 21/06/2007
Posté par : sofiane
Ecrit par : Mohamed Nabi
Source : www.lequotidien-oran.com