Algérie

Panthéonade



Rêve' Ainsi, après l'homme à la rose avance en talonnettes, plume au vent, un livre sous la main, Nobel providentiel, missel sacramentel, seul dans la grande allée, solitaire et crispé, le souverain roi du passage à l'écran. Bulle infime et bavarde, un petit nain de jardin nous inventerait-il, pour conjurer reculades et dégringolades entre fanfaronnades et mascarades, nous inventerait-il la Panthéonade ' En ce cas, j'ai mission d'expliquer ce qui fut et ce que fit la victime et pour rester dans un ton à la mode, de signaler les dommages collatéraux. Pourquoi ' Parce que nous sommes, nous fûmes et nous étions du même pays. Un pays aussi lointain qu'inconnu où personne ne retourna jamais plus et qui devint ainsi le pays des légendes. Il s'appelait Camus et que nous soyons indigènes ou européens, selon la formule consacrée par l'administration ' avec un A aussi ha ut que la tour Eiffel ', nous avions un problème avec lui parce que ce qu'il écrivait nous engageait et que ce qu'il n'écrivait pas nous empêchait d'écrire. Il arrivait en mitre et gants blancs. Je le vois ainsi parce que le respect nous obscurcissait la vue et prêtait à confusion. Après avoir survolé la Méditerranée, il nous saluait alors en termes amicaux puis ' de droit divin ' nous conseillait le moyen terme et repartait chez lui en sens inverse. Il habitait en effet de l'autre côté avec toutes ces petites familles. Mais qui est-il donc cet homme si important puisque aujourd'hui certains veulent le mettre à côté de Victor Hugo 'Je l'ai connu et je vais vous en dire tout ce que j'en sais.Camus est né en Algérie à Mondovi en 1913. Moi, je suis né à Saïda en 1923. Je le dis pour que vous sachiez qu'il est mon aîné et que j'ai mis beaucoup de temps à balayer les décors, à réfléchir dans le vague et finalement à ne plus tenir compte que des faits et pas trop des écritures avant d'oser en parler. Les faits d'abord. Il n'a pas connu son père, mort à la guerre de 1914-18. Il devient donc « pupille de la nation » et sa mère, d'origine espagnole, l'élève seule. Ils vivent à Bab El Oued, quartier populaire que l'on appelle « La Cantère ». A dix-neuf ans, il est atteint de tuberculose pulmonaire. A cette époque, le pneumothorax n'existait pas encore et les antibiotiques non plus.En Algérie la tuberculose tue. Plus que le paludisme. Toutes les familles sont touchées. Phtisie galopante : la même année mon père voit s'éteindre son frère aîné, l'épouse de son frère et deux enfants sur trois. Mon oncle Roger, le frère de ma mère, est emporté à dix-huit ans, à l'époque de ma naissance. C'est pourquoi je porte son prénom. Il n'existe qu'un seul remède, le repos et une nourriture appropriée : beaucoup de viande rouge. La tante de Camus, c'est-à-dire la s'ur de sa mère est mariée à un boucher, M. Acault, qui tient une boucherie rue Michelet, quartier bourgeois, un ton au-dessus de « La Cantère ». Ils habitent à deux pas, rue du Languedoc. M Acault est un militant intellectuel genre « Front populaire ». Réputation d'homme généreux, le c'ur sur la main. Ils lisent Alger Républicain. Camus se retape puis entre au Parti communiste.A vingt ans, il a ainsi retrouvé sa santé et décide de se marier. Son oncle le trouve trop jeune pour fonder une famille. Il lui conseille d'attendre. Camus refuse de l'écouter, son caractère cassant prend le dessus, il quitte les Acault, se marie et divorce un an après. Ensuite on le retrouve en khâgne en 1941-42 à Alger, élève de Jean Grenier. En 2e année, Grenier s'intéresse à lui. Camus a monté une petite troupe de théâtre amateur avec deux comédiens chevronnés, Alec Barthus et Max Hilaire. A Alger Républicain, où il écrit épisodiquement, il doit connaître depuis longtemps mon ami Emmanuel Robles. Ce dernier, instituteur à Draâ El Mizan, a bien connu la Kabylie et vécu la famine de cette région. La famine est endémique mais l'occupation allemande n'arrange rien. L'Algérie crève de faim et toute la nourriture part en France occupée, tandis que des fonctionnaires à la Papon inventent le trafic de main-d''uvre pour compenser le départ des ouvriers français en Allemagne. Ils exportent ainsi la Kabylie en pièces détachées. Nous, à part les dattes de dernière catégorie, extraites par paquets à deux « douros » au démonte-pneu de sacs crasseux (j'en ai encore des filaments entre les dents), nous n'avions que des confitures de raisinés noirâtres en libre consommation et pour la viande, de temps à autre du chamelon au prix fort.Aux Chantiers de jeunesse, que j'ai été obligé de rejoindre après mon arrestation en tant que « résistant », les carottes bouillies sont de tous les repas agrémentés de temps à autre d'une daube au mulet de réforme. Le morceau de comté qui passe à la cuisine une fois par mois est réservé à la table des chefs. Travail. Famille. Patrie. Ne me parlez plus de ces trois-là ! Il m'a fallu des années pour me les repeindre sur mon mur personnel, au fond du c'ur. L'inscription en lettres de cinq mètres de haut figurera des années sur la grande digue du port d'Alger et personne ne l'effacera. Conards ! Comme dit celui qui s'en va faire le même discours à l'endroit même où ceux des Glières furent exterminés.Dernière image.En 1941, des cadavres d'hommes morts de faim, au bord du fossé, dans les gorges de la Chiffa. Ils remontaient du Sud.Camus laisse donc tomber la khâgne et rejoint la métropole. Il a vingt quatre ans et va rater ainsi le débarquement allié du 8 novembre 1942 à Alger. Les résistants d'Alger ' depuis 1941 comme moi ' ne l'ont jamais approché parce que les communistes restaient « neutres », donc « suspects » puisqu'ils n'entreront dans la clandestinité en métropole qu'après l'attaque de l'URSS par Hitler. Il vit donc l'occupation à Paris et s'en accommode. Il adapte au théâtre Les Possédés de Dostoïevski et obéit à la censure allemande en supprimant un personnage de la pièce qui leur déplaisait. Sartre fera la même chose avec Les Mouches d'ailleurs. Ô tempora ! Ô mores !A la Libération, après la grande distribution des journaux aux amis et aux amis des amis, il rejoint Combat, propriété de Henri Smadja. Ce « Combat »-là est la suite du « Combat » de la clandestinité, mais celui-là, Camus n'y a jamais appartenu' même si plus tard ses thuriféraires joueront sur l'ambiguïté du titre. A partir de là, il écrit, écrit et publie, publie. En 1945, il présente sa pièce Caligula, publie La Peste en 1947, Les Justes, autre pièce en 1949 et commence à se transformer en grande vedette internationale. Au théâtre Hebertot, il a connu Reggiani, Bouquet et Maria Casarès qui devient ainsi l'une de ses compagnes. Dans le programme de ce théâtre, il y a un texte de lui où il se situe dans la continuité de l'excellence de toutes ces pièces produites sur la scène de ce théâtre « sauf une dont il ne voulait pas dire le nom »' si ma mémoire est bonne, il vient de nous offrir les deux constantes de sa vie : les dents longues et l'absence de pardon. Amen.Aux « Temps Modernes », il est alors devenu « l'homme de la vertu » et fait désormais partie de ce visage glorieux d'une France qui a tout oublié des compromissions de l'occupation de cette France entrevue pour la première fois avec le retour de Marcel Cerdan. Il se souvient alors de son professeur, Jean Grenier, auteur des Iles et découvreur en 1937 de ce Lao-Tseu que tout le monde ignorait alors. Il entame avec lui une correspondance qui restera parce que Jean Grenier garde toutes ses lettres tandis que lui, Camus, quand elles lui portent la contradiction, il les déchire ! J'ouvre une parenthèse. J'ai rencontré Camus une seule fois ' une idée de mon ami Gilbert Signaux ', quand il mettait en scène Hebertot.Gilbert souhaitait me voir rassembler ce que je lui chantais de temps à autre, des chansons spécifiques, pour ainsi dire, sur la vie des voyous, des Bat'd'Af et Cie que mon séjour aux Chantiers puis à la Coloniale et ailleurs m'avaient fait découvrir.A la fin du pot que nous avions partagé, Camus était d'accord pour signer, Gilbert pour faire paraître et moi pour travailler. Pourtant, je n'écrivis rien. Question d'instinct, je suppose. J'avais senti en Camus une demande implicite « d'allégeance ». Je ne vois pas un autre mot à employer, mais j'avais des antennes pour ce genre de constatation. Plus tardivement, Emmanuel Robles me fît comprendre que je ne m'étais pas trompé.Le maître était ainsi fait et Emmanuel l'acceptait. Je continue donc à penser que mes défenses naturelles avaient joué.Je reprends donc mon souffle pour retrouver la période Grenier en même temps que l'explication philosophique camusienne. En fait, il a déjà établi ses constructions internes en picorant ça et là notre éternel fonds commun, les Grecs. Il sera obsédé toute sa vie par le regret de ne pas avoir eu l'agrégation de philosophie. Cette obsession principale débouchera aussi bien dans ses romans, ses nouvelles que dans ses pièces de théâtre par la création de personnages totalement artificiels qui poursuivront ainsi, tout au long de son 'uvre, une discussion d'adolescents sur tous les mots à majuscules : Dieu, Bonheur, Malheur, Solitude, Grâce, Amour et la suite. La Peste elle-même n'y échappe pas.La ville forteresse algérienne, cernée puis occupée par les rats, avant de les détruire et de retrouver son « intégrité », représente avant tout une discussion entre occupants issus de l'extérieur menacés par une explosion démographique des propriétaires du sol et qui, si nous voulons bien découvrir la signification profonde de ces images, ne peuvent résoudre la crise qu'en appliquant le programme des enclaves espagnoles. Ceuta, Melilla et Oran, Alger, Bône adossées aux trois grandes plaines, selon les techniques israéliennes du grand mur, du sur-armement et de la guerre perpétuelle jusqu'à l'extinction des rats. Autrement dit, le programme de base de l'OAS. Quant à savoir qui étaient les rats, il suffit de retrouver l'Arabe de L'Etranger et de le voir mener sa non-existence agressive avant qu'il ne soit abattu par Meursault pour apprendre qui est qui, où et dans quoi.Mais avant que Camus ne s'arrête de faire des vocalises sur la coexistence pacifique, nous aurons droit à « la conférence d'Alger », salle des facultés, en 1956. Elle n'aura jamais lieu parce que les étudiants lui en refuseront l'entrée dans un chahut indescriptible, ici c'est-à-dire là-bas, et il y a longtemps nous appelions cela « une marche de zouave ». Le ministre Hernu, collaborateur des Allemands, blanchi à la Libération par le Parti communiste et correspondant du KGB à cette époque, aidé par Ceccaldi-Raynaud, repliera alors toute sa troupe au cercle du Progrès avec les figurants de l'UDMA, musulmans modérés pour permettre à Camus de payer sa dîme à la gauche « tout il est beau, tout il est gentil, embrassons-nous Folleville ! ». Et l'année d'après d'obtenir le Nobel avec l'aval de qui nous devinons. Le gouverneur Lacoste est lui aussi au courant, le « téléphone arabe » a fonctionné et les Russes sont très clairs : « On vous fout la paix en Algérie. Faites ce que vous voulez. » Quelques mois après, Camus redevient lisible lui aussi « entre les fellaga et ma mère, je choisis ma mère ». Fin de l'épisode.Le discours fraternel « Ensemble tout est possible, discutons » s'est évaporé. Le Meursault de l'année ne laissera pas le souvenir d'une grande année. La vie continue. Et la mort aussi. En 1960, le malheur frappe, c'est le terrible accident de voiture. Il meurt et nous devenons voisins de campagne. Sa mort le transforme en « star » de l'édition. Pourquoi un tel engouement ' Des idées simples. Un style dépouillé qui autorise toutes les traductions. Une fausse bonne morale, solitaire, élitiste, sévère. Une sorte de résumé-philo pour passer le bac. Nous mangeons des oursins entre un Platon tendance foot et un Kierkegaard d'école normale. Pas celle de la rue d'Ulm. L'autre celle de Finkelkraut. En fait, il applique le système Bofill, des façades grandiloquentes et interchangeables et à l'intérieur la découpe habituelle, les mêmes problèmes de tuyauterie, où ça va, d'où ça vient, la vie, la mort, du creux et l'inéluctable : tout cela est très compliqué à expliquer.Pour comprendre ses écritures, il faut admettre le personnage. Il est, avant tout, un « homme de posture ». Tous ceux qui ont travaillé et continuent à travailler sur sa légende forcent toujours son côté « Bartolomeo Colleoni sur son destrier ». Il suffit d'avancer d'un pas, d'un seul pas dans son discours pour le retrouver, in memoriam, figé dans son bronze. Chevalier éponyme d'une morale à retrouver, il arrive à une heure historique dans les derniers soupirs d'une époque en dehors de toute morale, autrement dit au meilleur moment pour dérouler son bréviaire. Et si tout cela aujourd'hui ressemble un peu à « du déjà entendu » et manque de cette vibration musicale qu'aurait pu lui apporter le début d'une théorie politique avec les totalitarismes que nous avons vécus, avec les facettes divergentes mais complémentaires des pouvoirs que nous avons subis et continuons à subir, c'est qu'il fallait peut-être du c'ur et un peu de poésie à ceux qui tentaient de nous faire comprendre notre époque. Alors Camus avait-il du c'ur ' Aimait-il la poésie ' J'en suis certain pour Arendt et Foucault mais pour lui, j'en doute.Biographie Roger Curel : Roger Curel est né sur les Hauts-Plateaux algériens. Etudiant, résistant, combattant à la 2e DB, il finit par intégrer le musée de l'Homme, rejoint la mission Griaule en Afrique et tourne 4 documentaires avec Jean Rouch. Tour à tour publicitaire, journaliste, écrivain, il publiera une quinzaine d'ouvrages. Il vivra à Paris, en Italie et en Espagne. Sympathisant de la cause algérienne, il retrouvera son ami Mohamed Boudia à Tunis avant de rejoindre Ghardimaou où l'état-major de l'armée algérienne l'autorisera à partager la vie d'une unité combattante du côté de Sakiet. Il en ramènera un reportage puis un livre qui, de manière détournée, seront empêchés de publication en France. Plus tard, dans ses 'uvres, cette période réapparaîtra dans L'Office des ténèbres, seul roman sur le FLN en guerre que Simone de Beauvoir ne réussit pas à faire publier en France et qui parut en Suisse, et en même temps qu'un hommage à Mohamed Boudia dans Insoumission et un reportage sur les Frontières en guerre. A l'Indépendance, il rejoint Alger où son épouse, médecin-anesthésiste, aidera à la renaissance de l'hôpital Mustapha. Lui, continuera d'écrire et apportera son concours à la création journalistique en Algérie nouvelle. Quelques années après, il rejoint la France après un passage en Espagne. Aujourd'hui, il vit et écrit dans le Midi. Il vient de publier chez l'Harmattan Caprices et Désastres et continue d'exprimer sa pensée d'homme libre à ses risques et périls. Risques et périls qui demeurent la note dominante d'un parcours aussi aventureux que sincère.


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