«Ces noms de
lieux à perte de vue, à perte de mémoire». (Lacheraf, Des noms et des lieux,
1999)
L'histoire et
l'étymologie du toponyme (nom de lieu ou nom géographique) Afrique auquel il
faudrait associer Afri / Ifri/ Afer / Afariq/ Africa / Ifrîqiyâ / Ifriqech /
Banû Ifran, etc. ont fait l'objet pour les historiens, depuis les Grecs, les
Phéniciens, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Espagnols jusqu'aux
Français de la période coloniale, d'explications et d'interprétations les plus
diverses et les moins inattendues. L'étymologie d'Afrique reste, quoiqu'on
dise, rattachée aux ressorts historiographiques des différentes hypothèses
formulées à chaque période de l'histoire de l'Afrique du nord et de l'Afrique
de manière générale.
D'excellents articles et de nombreuses
références bibliographiques concernant l'étude des origines de Africa : des
hypothèses savantes, des étymologies populaires ou imaginaires, mythologiques
comme celle des Grecs, des essais d'explication comme celles des auteurs
arabes, français ou maghrébins sont contenus, entre autres, dans l'Encyclopédie
de l'Islam, nouvelle édition (1990) et l'Encyclopédie berbère (1985).
S'il y a bien une
hypothèse qui, depuis sept siècles, commence à s'affirmer et à se construire
progressivement comme étant celle la plus plausible, c'est celle qui rattache
Afrique/ Afrika / Ifrikiya à la racine FR, au vocable lybico-berbère iFRi /aFeR
/ iFeR...
Nous verrons comment, à partir des résultats
des travaux de recherche menés depuis une vingtaine d'années par des
spécialistes maghrébins en toponymie et en onomastique (onomastique : science
des noms propres) commencent à avancer des explications, fondées sur des
traitements informatiques, notamment de gestion de bases de données, rejoignant
progressivement les interprétations d' Ibn Khaldoun, d'une lucidité et d'une
connaissance remarquables de la société maghrébine, du moins de ses systèmes de
nomination. Il est le premier à rattacher le nom d'Ifri, ancêtre - éponyme des
Banu Ifran («enfants d'Ifran»), au vocable berbère ifri avec le sens de
«caverne». Lewicky, célèbre historien polonais, spécialiste de l'époque
médiévale du Maghreb, dans l'écheveau des dissertations étymologiques données
par les Grecs, les Romains, les Arabes, les Français, opte pour celle d'Ibn
Khaldoun et ajoute quelques lignes: «si cette étymologie est juste, on peut
supposer que la confédération des Banu Ifran (ou plutôt son noyau) a dû son nom
au fait que les fractions zanâtiennes qui entraient, dans sa composition,
vivaient à l'origine, dans des demeures troglodytes (grottes)» (Encylop. de
l'Islam, 1990).
Pour Kotula, la notion d'Ifri a conservé à
travers les siècles «son sens ethnique et géographique; avec le temps, elle a
même été employée pour définir tous les habitants du continent africain, tierce
partie du monde antique (Salluste, Jug, 17,3; Horace, carm,III, 46), mais à
partir du milieu du II° avant notre ère, après la création de la province romaine
d'Afrique, elle a commencé progressivement à désigner sa population , prenant
une acception politique et administrative. Après la création de la province
romaine d'Afrique, elle a commencé progressivement à désigner sa population,
prenant une acception politique et administrative» (Encycl. berb, II).
Si des noms de ces grandes tribus de
l'Afrique du nord (ethniques ou ethnonymes) comme celles d' Ifren (Ifran),
Maghraoua, Ilouman, Ouémannou sont connues et facilement reconnues et
reconnaissables, il n'en demeure pas que d'autres, ayant vu leurs morphologies
altérées par le temps, sont également identifiables dans les formes usitées
actuellement. Nous pouvons rapprocher Maghraoua de la forme arabisée dialectale
Beni Wragh (Ouragh). Ilouman cité par Ibn Khaldoun, a vu sa forme arabisée en
Beni Louma, Louat, Levathe, Meghila, Meghiles, etc.
Ce que les historiens modernes appellent
Berbérie Orientale, elle correspond, en fait, à la partie orientale du Maghreb
d'aujourd'hui, sous le nom d'Ifrîkiya / Ifrikich, terme adopté par les Arabes.
Afrique : entre
filiation et mythologie
Le terme Ifrîkiya
est, insiste le tunisien Talbi, «indubitablement - quoi qu'en disent les
auteurs arabes, emprunté au latin Africa ; le terme Africa, et les autres
formes dérivées d'un même radical Afer (pl. Afri) sont attestées dans les
sources latines avant bien la chute de Carthage».
Si les références
historiques, sont nombreuses en la matière, notamment sur le rapprochement
entre Africa / Africanus, c'est, sans contexte, en raison du sur / nom du grand
roi berbère Scipion : Scipion l'Ancien, Scipion l'Africain (235-183 av. J.-C);
«l'adjectif africanus est aussi maintes attesté à une époque antérieure à la
chute de Carthage, après (146 av. JC). Le territoire, annexé par Rome fut
appelé Provincia Africa ou carrément, d'après Gsell, Africa, par omission du
substantif, simplement Africa» (Hist. Ancienne,VII, 2). Le territoire des
indigènes était appelé Provincia Africa, pays des Afri, vivants sur le
territoire de Carthage».
Quant à l'origine d'Africa, si, pour Talbi, à
partir de ce moment, le terrain devient plus mouvant, pour Gsell, «il vaut
mieux confesser notre ignorance sur l'origine de ce nom» (Hist. Ancienne, VII).
Talbi réfute cette assertion et souligne : «pourtant, de l'antiquité à nos
jours, plusieurs théories, plus ou moins ingénieuses ou convaincantes, ont été
échaudées»
En effet, l'état actuel de la connaissance
que nous avons de la toponymie locale nous permet de dire que nous sommes,
d'emblée, et le cas n'est pas unique, en face de l'expression latiniste, ou
carrément de «thèse latiniste», pour reprendre l'expression de Foudil Cheriguen
(Toponymie des lieux habités, 1993). L'enjeu historique est lié, évidemment, au
type de rapports à r / établir entre la toponymie et le peuplement initial de
l'Algérie et du Maghreb, et par conséquent sur une de ses manifestations
historiques et idéologiques la plus saillante : «la continuité coloniale», mise
en oeuvre par les officiers - archéologues et linguistes de la période
coloniale : «... un certain nombre de vocables en usage dans les dialectes
berbères actuels sont issus du fonds indo-européen. ». Certains n'hésitent pas
à rattacher, à partir des noms de lieux, le substrat linguistique pré-berbère à
un «peuplement européen très ancien du pays». (Pellegrin, la toponymie alg.,
I956).
Toute une mythologie généalogique, à égard,
d'origine grecque, latine puis reprise par les Arabes, existe sur Africa.
D'après Gsell, Africa, pays des enfants d' Afer, serait le fils d'une princesse
Libye, soit fille de Jupiter, ou de Neptune ou d'Epaphus; ou encore le fils de
l'Hercule libyen; ou de Cronos et de Phylira; ou d'Abraham et de Cétura; ou
encore le petit - fils d'Abraham et chef d'une expédition en Libye, etc..
Dans le prolongement du mode de traitement
développé dans l'antiquité, il n'est pas difficile d'établir le rapprochement
aussi bien généalogique que linguistique adopté par les Arabes pour justifier
l'existence d'une filiation arabe, sémitique voire biblique inhérente à
l'origine d'Afrique (El Bekri, Ibn Abi Dinâr, Al Baladhuri), en ayant recours à
un ancêtre éponyme nommé généralement Ifrikis, ou encore quelquefois Ifrikish/
Ifrikich. Cette explication, reprise par la suite avec des variantes, par la
plupart des chroniqueurs et géographes arabes, fut rejetée par Ibn Khaldoun, la
reléguant au statut des «histoires creuses». Cela ne l'a pas empêché,
toutefois, par l'adosser à son compte, en relatant la fameuse légende présentée
par les chroniqueurs arabes selon laquelle Ifrikis ou Ifrikish est, faisant
écho, entre autres, à une légende gréco-juive, selon Tissot (Exploration I,
385) : il serait un héros purement arabe, un puissant roi du Yémen contemporain
de Salomon, et les Berbères des Orientaux cananéens himyarites. Ce dernier roi
aurait donné son nom à la région conquise.
Toute une littérature, cependant, existe sur
l'étymologie du toponyme Afrique. Nous nous limiterons aux plus récurrentes :
avrik de averkan, par sonorisation de la consonne bilabiale afrik / aferkan
«noir» en berbère, couleur, à l'évidence, de la majorité des habitants du
continent. La seconde établit un rapport Taferka, avec le sens de «terre»,
«propriété terrienne» à Aferkiw : «le terrien, celui qui vit sur la terre»,
pour aboutir à la forme latine africanus. D'autres possibilités font dériver
notre nom du grec aphrike («sans froid»), du latin aprica («ensoleillé, exposé
au soleil»), ou d'un autre terme latin africus (ventus) désignant en Italie, le
«vent pluvieux» en provenance de la région de Carthage, puisqu'à l'origine, les
Romains nommaient uniquement «Afrique» cette partie nord du continent. Pour
d'autres chercheurs, nous l'avons énoncé plus haut, le mot Afrique
proviendraient de la tribu des Banu Ifren (tribu Amazigh). L'ancêtre des Ifren
est Ifri et ce sont les Romains qui ont donné le nom Afrique aux habitants de
la région orientale du Maghreb actuel. Ifren est l'ancêtre de la tribu des Banu
Ifren, nom identifiable dans Iforen / Afer / Afar ou Ifuraces, nom que Corripus
utilise pour désigner ces Berbères Zénètes, habitants de l'ancienne
tripolitaine. De nombreuses études citent le rôle joué par les Banû Ifran ou Ifrenides
dans l'histoire des soulèvements contre les occupants étrangers qu'ils soient
romains, vandales ou byzantins. Les récits sur leur engagement avec la Kahina
et leurs révoltes contre les pouvoirs omeyyades, abbassides, fatimides,
zirides, etc. sont amplement relatés dans les écrits de nombreuses historiens.
Si nous résumons toutes ces données, nous
retiendrons que l'ethnique afri est la désignation portée par les populations
de l'Afrique du nord ancienne et particulièrement celles localisées dans les environs
de Carthage, par opposition aux Numides et aux Maures, établis plus à l'ouest.
La forme transmise par les Romains nous est parvenues sous sa forme latinisée,
arabisée, francisée : Afri / Afracanus / Africa/ Afrika / Afrikiya/ Ifrikiya /
Afrique. Les Grecs usitaient le terme de Libyens pour désigner de manière
générale les habitants de la région en question. Quant à l'alternance vocalique
dans les noms cités ifri / afri , Vycichl (Ency. Berb. II) la résume comme suit
: la forme afer est une forme refaite comme Poenus «Carthaginois» est refait
d'après poenicus, punicus : punique. On est en mesure de généraliser cette
articulation à plusieurs noms berbères (kabyle, beni Snous, zwawa, zénète):
aghil / ighil «bras, colline», asli / isli «fiancé», afer / ifer, etc.
Afrika entre
épigraphie et toponymie
Ainsi, nous
voyons bien que deux domaines de connaissance sont convoqués pour élucider
l'étymologie du terme afrique : l'épigraphie et la toponymie. Si le premier
domaine a fait l'objet de nombreuses études approfondies, il n'est pas exagéré
de dire que le deuxième est, pour reprendre l'expression de Salem Chaker
(1993), le parent pauvre de la recherche linguistique. Le constat peut être
aisément et malheureusement élargi au Maghreb (Benramdane et Atoui, Recueil
bibliographique, 2005). Pour Cheriguen (1993), l'influence du type de
traitement ethnologique dans les études lexicologiques françaises au Maghreb,
le statut actuel des langues locales ainsi que la «thèse latiniste» dans les
études coloniales, sont les principales raisons de la presque inexistence
d'études systématiques en toponymie et onomastique au Maghreb.
Heureusement depuis une vingtaine d'années,
de nouvelles recherches concrétisées dans des thèses de magister et de
doctorat, des ouvrages, des dictionnaires plus ou moins spécialisés ont trait,
directement ou indirectement, à la dénomination des tribus, des lieux et des
personnes au Maghreb, mais c'est sans conteste l'Algérie qui est présente sur
le terrain de la toponymie, que ce soit à l'échelle régionale ou
internationale, notamment à travers le groupe des experts de l'ONU sur la
normalisation des noms géographiques. L'Algérie assure la vice-présidence du
présent comité depuis une quinzaine d'années. Les études menées jusqu'à présent
sur les noms de lieux algériens, maghrébins, voire méditerranéens ont permis de
saisir les mécanismes qui seraient à la base de la désignation spatiale.
Pellegrin (1949) note, et à juste titre, ceci : «les toponymes berbères ne se
présentent pas, en général, isolément, mais forment des séries étymologiques,
c'est-à-dire qu'on retrouve la même appellation, sous des vocalisations
différentes en plusieurs points de l'Afrique Septentrionale parfois fort
éloignés les uns des autres». Nous pouvons considérer que Pellegrin est le
premier, en dépit des présupposés idéologiques et historiques qui le
structurent, à jeter les bases d'une approche linguistique moderne, de l'étude
de la toponymie nord-africaine.
Tout le travail consiste, par conséquent, à
recenser les racines, c'est-à-dire l'élément de base irréductible, commun à
tous les représentants d'une même famille de mots à l'intérieur d'une langue ou
d'une famille de langues. Il faut identifier les plus fréquemment employées
dans la toponymie afin de fournir un outil susceptible de faciliter la
compréhension des noms de lieux de souche berbère. Les traitements
informatiques permettent, ce qui était impossible dans le passé, à dresser des
séries comparatives des racines, de leurs variantes phonétiques et graphiques
et même, parfois, de leurs étymologies dans l'imaginaire onomastique local.
Nous allons mettre à profit le caractère systémique de cette approche à l'effet
de montrer que tout travail académique, donc mené de manière minutieuse et
documentée, est d'un apport certain dans la compréhension du fonctionnement
linguistique de la toponymie algérienne et/ ou maghrébine.
Prenons un exemple du type de toponymes que
nous pouvons rencontrer en Afrique du nord : les noms exprimant le thème de
l'eau ; un des plus récurrents dérive de la racine NS «anesis» : «suinter
goutte à goutte. Etre imbibé». Ils désignent des endroits très humides.
Employés à l'état isolé, ils s'emploient, de manière générale, sous une
morphologie de l'arabe dialectal, exprimant le féminin collectif ou le pluriel,
avec des transcriptions assez variées: anessiss, nessis, nessissa, nsissa, en
nessissa, en nsissa, nssissa, en necisse, en nsanis, necissa, anessissa,
nesenissa, nsinissa, nesnissa, ouarsenis.
Ifri : la
dimension patrimoniale de la toponymie
IFRI ainsi qu'une
série de vocables dérivent de la racine FR. Au Maroc, dans le Haut Atlas, ifri,
pluriel ifran, ifraten, tifran a le sens de «caverne, grotte» mais aussi,
«bassin artificiel, destiné à recevoir l'eau des montagnes» (Laoust, 1942).
D'autres interprétations de cette racine ont été développées par Mercier (La
langue libyenne et la toponymie antique de l'Afrique du nord, 1924) et
Pellegrin (Les noms de lieux d'Algérie et de Tunisie_, 1949). Des spécialistes
en toponymie maghrébine (Laoust, Pellegrin, Cheriguen, Benramdane, Atoui,
Allati), mettent en évidence le rapport entre Ifri et Afrique, n'hésitant plus
à être catégorique, partant des formes attestées issues des sources latines
bien avant la chute de Carthage.
Durant la période espagnole et ottomane, ce
nom n'en est pas moins cité. Sous le règne du Bey Bechelaghem (1708-1732), à
Oran, «la ville connaissait quatre faubourgs, il s'agit de Yfri, situé sur le
flanc du Murdjadjo» souligne Benkada, un des rares spécialiste en topographie
historique (actuel maire d'Oran), dans un de ses nombreux écrit sur sa ville.
Durant la période espagnole, le nom d'Ifri est mentionné sous diverses
orthographes : Yfre, «ifre», Yeffri (Hontabat, Vallejo, Tinthoin) : (Korso et
De Eplaza, Oran et l'ouest algérien au XVIII° siècle d'après le rapport
Aramburu, 1978). Plus loin dans le Moyen Age, El Idrissi cite Cap Ifrân, situé
à l'est de Carthage. Despois (1935), reprenant les textes des chroniqueurs
ibadîtes (1018-9) mentionne dans l'oasis d'Ouargla un village appelé «Ifrân
(îfran, ifrân ou Farân)». Au Maroc, dans le Haut Atlas, Laoust relève qu'Ifri,
sans aucune épithète a donné son nom à cinq villages. Il ajoute une remarque
intéressante : «sans doute parce qu'elle est percée de grottes». Peyras
(Enclop.berb.) recense un autre représentant de notre toponyme : «il n'est pas
impossible que le toponyme espagnol actuel IFRE provienne du mot berbère IFRI.,
lieu d'implantation d'une fraction des Banu Ifran, dans les environs de
Mazarron, dans la province de Murcie, d'après les traditions de généalogistes
berbères médiévaux. (1069)». Pellegrin élargit le champ dérivationnel et cite :
ifri; pl. ifran et ifraten; dim. tifrit, pl. tifritin. Avec un vocalisme a :
afri, pl. tifran. En Algérie, Ain Tifrit, Oued Tifran, Tifra, Tafraoua (?) etc.
Ghar - Ifri, près d'Alger. «Il n'en est pas moins vrai que le nom des Beni Afer
et des Beni Afren de Tunisie, les Ait Ifri du Maroc, atteste que cet ethnique
n'est pas sans analogie avec ifri ou afri «caverne» afri «Africains»(1949).
Peut-on dater la
naissance du toponyme Afrique ?
Pour notre part,
la productivité lexicale de cette racine est attestée dans toutes les zones de
l'Afrique du nord, mais nous nous limiterons à deux niveaux d'exploitation que
nous maîtrisons actuellement : les noms des lieux-habités en Algérie (20 000
noms) et les toponymes de l'ouest algérien (21 500 noms). Le premier est le
fruit d'un travail collectif pluridisciplinaire (linguistique, archéologie,
anthropologie, géographie) mené dans le cadre d'équipe de recherche au CRASC
(centre nationale de recherche en anthropologie culturelle et sociale), le
second a fait l'objet d'une thèse de doctorat.
Tout ceci pour
dire que le relevé systématique, à un même niveau de représentativité du corpus
soumis à l'analyse toponymique, couplé à une opération de numérisation ciblée,
donne une visibilité à ce patrimoine dans sa dimension humaine, culturelle et
transculturelle la plus féconde. Et ifri/ifran, en somme les représentants de
la racine FR, n'en sont que l'illustration la plus fidèle.
Le sens de ifri, ifran «grotte, escarpement»
est attestée en chleuh, kabyle ; au Maroc central, il a aussi le sens de «trou,
abri sous roche». Pour l'Algérie, les résultats obtenus à partir de nos deux
nomenclatures sont éloquents. Nous noterons, en premier, les noms de lieux
ayant un rapport avec le thème FR, en fonction de leurs déclinaisons
morphologiques. Nous citerons ceux qui restituent intégralement ou
partiellement le nom d'ifri/ifran : Ifri, Forêt d'Ifri dans la région de
Tlemcen, Beni Ifrene, Douar Beni Fren dans la région de Mostaganem.
L'expression du féminin ou du diminutif est contenue dans la même région : Aine
Tifrit, Chabet Tifrit, Hamr Tifrit dans la région de Sidi Belabes. Tifrit a le
sens de «dalles», «pierres plates» de «trou (cavité, grotte, terrier)». En
Ahaggar tifirt a le même sens que tifrit : «grande dalle rocheuse en tachelhit;
et aiguille rocheuse (...) iferi, pl.iferân (Naït Zerrad, Dictionnaire des
racines berbères, 1998). D'autres séries marquant soit l'appartenance, soit le
pluriel collectif en arabe maghrébin sont à relever dans le paysage toponymique
national :Tafaraoui (Ain Hadid, 276), O. Tafaraoui, Tafraoui dans les environs
d'Oran et de Frenda ; Tafraoua, Djebel Tafraoua (Medrissa), Oued Tafraoua
(Nedroma, Bounaâma, Tiaret, Saïda), Kef Tafraoua et Ain Tafraoua (Frenda),
Douar Tafraoua, Mare de Tafraoua (Saïda), Tafraout (Medrissa), Bled Tafraout
(Tlemcen), Douar Tafraout (Chlef), Djebel Ferrara (Mechraa Sfa), Mechta Tifouria
(Oued EL Fodda), Sidi Tifour (El - Bayadh), Sidi Mohamed El Foyar (Oran), Sidi
Yahia Ben Frioua, Touafria (Chlef), Friouat Morghad (Saïda), Tifritine, Tifrit,
Tifrit N'Aït L'Hadj (Bedjaïa), Ifri (Illizi), Frina (Souk Ahras) Ifri
Issegouane, Tifra, Laazib N'Tifra, Tizi Tifra (Bedjaïa), Tifraouane (Jijel).,
Tifraoui (Oued), Boulfri (B.B.Arreridj), etc.
Certaines formations toponymiques peuvent
suggérer la racine FRN avec le sens en touareg de «choisir/ efren/ (en
choisissant ce qui est le meilleur et optant pour lui), tefren, être l'objet
d'une sélection» (Dict. De Foucauld). Cependant, au Maroc, tafrent (Figuig)
veut dire «col, passage entre montagnes» (Naït Zerrad) Pour Cheriguen, Tafrent,
racine FR «se cacher, cacher» ou racine FRN, «choisir, trier», cette seconde
hypothèse est plus probable car elle explique le n comme élément de la racine
du terme» (Cheriguen, 1993).
Le Dictionnaire des Racines Berbères (formes
attestées) de Kamal Naït Zerrad (2002) rend compte de la polysémie de cette
racine, en croisant des domaines sémantiques différents : monde animal,
végétal, domestique, armement Effectivement, on peut attribuer, en fonction des
régions et des déclinaisons dialectologiques, plusieurs significations à la
racine FR :Ahaggar, Chaoui, Chenoua, Chleuh, Djerba, Adrar, Figuig, Beni
Iznacen, Kabyle, Maroc central, Mzab, Nefousa, Ouargla, Rif, Beni Snous,
Zenaga. Mais celles que nous recensons ont un rapport à l'espace et à sa
dénomination. Ainsi, nous relèverons, toujours dans le même ordre d'idées : Tafrent
(Batna, Belabes, Constantine, Mascara, Ain Defla), Douar Tafrent (Mascara),
Bled Tafrent (Arzew), Bled Tafrent (Sidi Belabes), Djebel Tafrennt
(Tissemsilt), Djebel Tafrinte (Mechraa Sfa, 215), Koudia Tafrennt (Theniet El
Had), Oued Tafrennt (Saida, Bounaâma), Tafrent (Mascra), Ras Tifrane (Tlemcen),
Frenda (Tiaret), Tefrent (Bord Bou Arreridj)
Ain Tiferine , (Bounaâma), Djebel Feriane (Tiaret), Douar Feriane
(Nedroma), Béni Ifrane (Mostaganem), Franine (Oran, Mascara), Frane (Ouargla),
Oufrane (Adrar), El Frine (Tarf), Tafrount (Tiaret), etc.
Une simple étude de la ventilation spatiale
de ces toponymes formés soit avec FR, soit avec FRN montrent que ces noms
précèdent ou succèdent, de manière générale, un nom de relief ; ils peuvent
également se situer sur des zones montagneuses.
Nous avons affaire, dès lors, dans les dites
régions à un peuplement très ancien dont IFRI et bien d'autres, sont les
vestiges et les témoins les plus vivants et les plus authentiques, d'autant
plus authentiques que le sens échappe à nos contemporains et même aux anciens,
et dans la mesure où l'étymologie n'a été relevée, à l'exception d'Ibn
Khaldoun, par aucun témoignage de la période antique et médiévale.
Ne serait-il pas imaginable pour nous de
formuler l'hypothèse de la formation historique du nom Ifri et de ses dérivés,
comme Afrique. Ces vocables, produits linguistiques locaux, témoins et vestiges
authentiques des pratiques onomastiques des populations autochtones, dans la
période préhistorique. Une étude plus poussée confirmerait, à une échelle plus
étendue, ce que nos travaux ont découvert : chaque fois que le nom d'Ifri ou
une de ses formes dérivées est relevée, une grotte préhistorique n'est pas
loin. En termes plus précis, il n'est pas exclu que ces noms de lieux
dateraient de la préhistoire, probablement de la période néolithique (3.000 à
10.000 ans avant notre ère). Les caractéristiques du milieu naturel, les
vestiges archéologiques, les données ethnographiques, anthropologiques et
culturelles seront prises, de manière très sommaire, à notre compte.
D'après les spécialistes (Balout, Camps),
deux grands ensembles culturels, du point de vue anthropologique, sont
nettement distingués par les caractéristiques de l'Afrique du nord, dans la
préhistoire : l'ibéromaurusien et le capsien. Très riche en calcaire, certaines
régions le sont aussi en grottes et abris sous roches : «Dans cette même zone
ibéromaurisienne du littoral et du Tell maghrébins, les hommes de la race de
Mechta-el-Arbi se maintiennent au Néolithique. Leur présence est attestée
surtout dans le Maghreb occidental» souligne Balout, dans Préhistoire dans
l'Afrique du nord. (1955). Cette présence est également attestée, dans cette
zone ibéromaurusienne du littoral et du Tell, dans le maintien néolithique et
de la continuité de peuplement des hommes de Mechta-el-Arbi, à Columnata... Les
musées existants en Algérie et au Maghreb, regorgent de vestiges, des traces
concrètes des «industries lithiques osseuses et poteries fabriquées par les
hommes qui vivaient» dans les grottes néolithiques. La méthode linguistique
consiste aussi à relever sur un territoire donné l'aire des racines
linguistiques en établissant des comparaisons avec les données
anthropologiques, archéologiques, historiques, géographiques, ethnologiques.
Mais là, c'est tout un autre programme !
Enfin, comment on est passé d'un nom propre,
donc d'un toponyme, précisément de relief IFRI, à un nom de peuplement (nom de
tribu) : tribu d'Ifri, Banû Ifran, puis à un nom de continent : Afrika,
Ifrikiya, Afrique ? Peut-être, cela va dans le sens de l'originalité qu'occupe
dans le champ maghrébin et africain, les rapports entre toponymie, ethnonymie
et généalogie. Mais là aussi, c'est toute une autre problématique !
*
Enseignant-chercheur (Université de Mostaganem)Chef de projet CRASC
-
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Posté Le : 16/07/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Farid Benramdane
Source : www.lequotidien-oran.com