Algérie

OSSIFIEE, L'UNIVERSITE A PERDU SA CHAIR



Par : TAYEB KENNOUCHE
ENSEIGNANT DE SOCIOLOGIE
UNIVERSITE D'ALGER
DECLASSEE socialement et mal classée sur l'échiquier international, l'Université algérienne est plongée dans un profond malaise jusqu'à perdre sa vocation. Des universitaires, chacun dans sa discipline, décryptent l'état des lieux et ouvrent des pistes pouvant lui redonner sa place de choix.
C'est depuis un demi-siècle que nous avons face à nous une université qui demande toujours à être faite. Nous sommes comme devant une page blanche sur laquelle de longues processions d'enseignants et d'étudiants passent, depuis longtemps, avec l'espoir de voir un jour s'y dessiner une institution publique capable de se hisser à la hauteur des légitimes ambitions de son public et des attentes réelles de sa société.
Si chaque année, des milliers d'étudiants y entrent, nombreux la quittent, au terme de leur parcours, avec en main un diplôme qui ne certifie presque plus rien ; alors que dans une grande solitude, les enseignants prennent leur retraite sans la moindre reconnaissance de l'administration à l'égard de leur longue carrière professionnelle.
Cette contribution n'a pas pour but de demander à la sociologie de nous permettre la mise en forme d'une analyse concrète de la situation concrète dans laquelle se trouve être, à l'heure actuelle, l'université algérienne.
Car, nous estimons que dans un passé, toujours récent, des universitaires de talent ont déjà eu à en dresser, inlassablement, le bilan. En effet, moult articles, rapports et études furent rendus publics pour dénoncer les dérives qui continuent d'éloigner l'université de ses principales caractéristiques, aujourd'hui presque toutes oubliées.
En effet, elle est de moins en moins l'endroit où s'exprime avec respect et ferveur le désir d'apprendre. Elle ne favorise guère ou très rarement la rencontre avec le savoir. C'est un espace en désordre perpétuel loin d'aider à la construction toujours lente des savoirs. C'est un lieu où la confrontation paisible et sereine des savoirs a abdiqué devant la violence des affrontements idéologiques.
C'est devant la cécité et la surdité aussi des autorités publiques chargées de son fonctionnement que nous nous demandons, presque ingénument, si tout ce qui a été dit et écrit a eu vraiment, un jour, à signifier quelque chose aux responsables de cette université dont l'état actuel de délabrement a grandement besoin de mobiliser l'attention de toute l'opinion publique.
Tout semble indiquer que la connaissance que nous avons de cette institution ne ressemble en rien à celle qu'en ont les responsables de sa gestion qui, depuis longtemps, sont pourtant chargés de veiller à sa bonne tenue. De quoi est le nom de cette catastrophe que certains collègues ont choisi, de diverses manières, de déplorer encore récemment dans les colonnes de ce quotidien '
L'université algérienne est à l'agonie. Sans assistance aucune, cette institution traîne sa très longue maladie dans une piteuse routine. Elle attend encore de voir se mobiliser autour d'elle la communauté universitaire qui est censée lui apporter le secours et les égards qu'elle est en droit d'attendre d'elle ne serait-ce que pour la remercier pour toutes les promotions sociales qu'elle a permis à beaucoup d'étudiants de connaître.
Indifférents ou inconséquents, beaucoup trop d'enseignantes et d'enseignants se sont, également, mis dans l'oubli qu'ils doivent leur salaire au contribuable à qui ils doivent, par un souci d'éthique, en rendre compte, mais non de rendre des comptes.
Les sciences humaines et sociales minorées
Aujourd'hui, l'université est menacée d'une véritable aphonie. Non seulement elle se départit, progressivement, des langues habituelles dont elle se sert pour transmettre le savoir mais encore, tout à la fois, elle désapprend, sans la moindre inquiétude, les langages qui permettent aux différents discours scientifiques de s'énoncer et de se dépasser au gré des saines ruptures qu'ils savent rendre possibles.
S'il est inutile de parler de l'utilité des sciences qui passent pour être faussement molles comme les sciences humaines et sociales, qui, du reste, se trouvent être, ici, chez nous, politiquement minorées et dévalorisées, nous aimerions, entendre, pour une fois au moins, des collègues des sciences, prétendument, dures nous dire si l'herbe est vraiment plus verte dans leur champ d'études.
Car dans le cas contraire, en plus du "lait", nous aurons perdu aussi son "pot". Ossifiée, l'université a perdu sa chair. Elle s'atrophie. C'est une institution qui se vide de sa sève. Elle semble, désormais, être gouvernée par le refus de penser. Ce refus se consolide chez les étudiants qui, tout au long de leur cursus, l'héritent dans son intégralité. Au fil des années qui se succèdent dans un ordre imperturbé, il se cristallise.
Et pour parler comme Gabriel Tarde, les "lois de l'imitation", qui régissent le fonctionnement de cette université, finissent par le fossiliser. C'est ainsi que continue de tomber en ruine ce qui aurait dû être un véritable mausolée de la science et de la culture. L'université s'est réduite, avec les années, à n'être qu'une fabrique où se monte avec une intégration totale un produit local non fini.
C'est une sorte d'usine où les flux sont organisés en chaînes pour faire aboutir inexorablement à son terme ultime un long processus de scolarisation. Déshumanisée, c'est une université austère, triste et déliquescente, pour avoir fait table rase de tout ce qui est ludique, festif et onirique.
C'est dans cet espace asséché, dévitalisé qui favorise l'asepsie sociale, qu'enseignants et étudiants tentent, dans un dégout existentiel, d'être ensemble au prix d'un "conformisme logique" pour user de cette formule, quelque peu oubliée, de Durkheim. Mais aucun d'eux ne trouve dans ce lieu, censé être celui de l'épanouissement de l'esprit, la possibilité de s'éclater en une personne plurielle.
Chacun se retrouve comme égaré au sein de cette multitude que régit une cohérence toute erratique. C'est dans cette situation que naissent et se développent, alors, des solitudes grégaires incapables de par leur nature de rendre possible l'émergence d'un esprit communautaire qui, pour se manifester, a besoin de prendre appui sur une forte sédimentation pluri-générationnelle qui, malheureusement chez nous, ne s'est pas faite pour différentes raisons.
C'est, justement, dans cette forme vertueuse d'accumulation que se conserve entière toute l'expérience d'une communauté universitaire. C'est là où reste fraîche la source vive qui abreuve sa tradition ou mieux encore son ethos. C'est là où sa philosophie de la vie et de l'existence gardent solides ses fondements et forte la souplesse de ses ressorts.
C'est de cette manière et pas autrement que s'invente une communauté universitaire dont l'inexistence met à nu les difficultés de l'université d'advenir encore chez nous. C'est pourquoi, jamais les chiffres ne sauraient favoriser son "épiphanie", ni les statistiques capables de l'enfanter.
Elle a besoin, au contraire, de la puissance de nos voix pour naître dans la plénitude de sa vocation restituée. Elle a besoin de voir aujourd'hui se réveiller de leur profond sommeil toutes les enseignantes et tous les enseignants qui doivent revenir à leurs humanités, dont la plupart d'entre eux les ont désappris, pour se rappeler que l'humain est richement pétri d'humus pour faire éclore dans cet espace universitaire desséché toutes les fleurs que jamais nous n'avons vu pousser.
Si certains de nos collègues acceptent volontiers de rendre à cette sorte de supplication l'écho qu'elle mérite de recevoir, nous sommes conscients qu'elle peut surtout ennuyer, irriter et même énerver beaucoup d'être eux. Dans un geste d'agacement, certains préféreraient même poursuivre leur sommeil en se mettant sur l'autre côté.
Intellectuel-fonctionnaire
C'est à la fois dérisoire et poignant, en effet, de nous voir chaque fois si peu en nombre en train de lancer des cris de coeur mais surtout des cris de colère pour une université qui, sous nos yeux, se meurt au quotidien. Nous voulons, aujourd'hui, que cette colère soit plus qu'un cri qui sort de nos poitrines pour déchirer le lourd silence dans lequel trop de femmes et d'hommes enseignants à l'université ont choisi d'emmitoufler l'aphonie de leur voix.
Cette colère nous sort des tripes mais aussi des veines où bouillonne notre sang pour la rendre précieuse, mais surtout saine. Nous la voulons généreuse pour la voir auprès de tous nos collègues se répandre et se mettre en partage, pour devenir moins solitaire, moins isolée, moins esseulée, plus collective, plus massive, plus communautaire et enfin plus libératrice.
Cette colère ne doit plus se contenter de s'adresser à leur conscience, depuis des années endolorie ou ensommeillée, mais à leur gorge que nouent d'invisibles trahisons ou qu'étranglent des béatitudes cachées nées des visibles promotions sociales, pour la plupart indues, que beaucoup n'ont jamais, un jour, osé rêver. Abdelkader Djeghloul disait que "là où l'on croit apercevoir des intellectuels en Algérie, on ne voit en réalité que des fonctionnaires".
Dans un article vieux de quelques années, mais qui n'a pas pris une seule ride, intitulé "Crise culturelle et fonction de l'intellectuel dans le monde arabe", N. Toualbi trouvait dans cette distorsion que c'est le concept même de l'organicité de l'intellectuel qui est dépouillé de sa substance, le fonctionnariat y devenant pour ainsi dire et à contrepoint de la fonction théorique de l'intellectuel le critère de sa "normalité identitaire et de sa normativité sociale".
En fait, dans cette sorte de "perversion", cet intellectuel-fonctionnaire participe à sa propre désacralisation en aliénant sa dimension messianique dans la subordination aveugle à son employeur. Par cette soumission, ce type d'intellectuel démissionne en fait de l'université dès lors qu'il répudie avec la même désinvolture aussi bien l'éthique que la morale. La crise qui semble, aujourd'hui, affecter l'intelligentsia dans cette étape de notre histoire permet de lire mais surtout de voir en miroir la crise qui macère depuis l'indépendance.
Inséparables, ces deux crises se superposent, même, dans la mesure où la pensée de la société reflète la pensée sur la société. L'intellectuel est le contemporain le plus immédiat non seulement du monde mais surtout de sa société dont il est le premier visionnaire. Bien plus ou bien mieux que les autres, il est celle ou celui qui est capable de voir plus vite et plus loin. Cette faculté l'engage, immanquablement, à prendre part dans l'histoire.
Il y a bien longtemps que nous avons appris avec Jean-Paul Sartre dans les Mouches, ce drame en trois actes, que l'homme reste, à tous les coups, responsable de la condition qui lui est faite. Sans résistance, il se plie à cette condition. Même contrit, il l'accepte sans formuler la moindre mauvaise humeur. Sans rechigner, il s'y complaît et s'y vautre avec une béate résignation. Voilà pourquoi la majorité des enseignantes et des enseignants resterait de marbre si tous les murs de leur université venaient à s'écrouler autour d'eux.
Rares se trouvent encore parmi eux de véritables individualités enseignantes qui, malgré toutes les contrariétés, ont su garder vigilante mais surtout prompte leur conscience pour exprimer, sans détour, la juste mesure qu'ils ont de la responsabilité de vouloir être des intellectuels. Face à ce désastre, ils refusent la fuite. Ils ne baissent ni les bras ni la voix. Et pour apporter leur part de colibri, ils brisent au moins le silence dans lequel ils ne veulent d'aucune manière conspirer contre leur université.


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