Oranitudes

Le barde des cafés Cette fois, la rencontre s’est faite dans un café de la Résidence Hasnaoui, de Sidi Bel Abbès. En ce moment, il est absorbé par la préparation d’un hommage à Ghaouti Faraoun, un grand homme de théâtre, issu de la ville et oublié par elle. Il peut passer des heures, voire des journées entières, assis à la même table d’un café où il tient table ouverte. Pendant longtemps, ce fut au Café Khaldi, mitoyen du Théâtre. Il est tout le temps entouré d’un cercle d’auditeurs et, tout le temps aussi, il vous présente tel ou tel artiste en herbe, méconnu mais promis à un grand avenir, qu’il a découvert et pris sous son aile. Peu importe la pertinence de son jugement et son choix; la vérité qu’il porte réside dans cette faculté à trouver du génie dans le geste artistique, fut-il modeste. C’était le cas chez Jean Sénac, par exemple. Un de ses amis, artiste-peintre, l’a surnommé le barde des cafés. En d’autres circonstances, il aurait pu être un barde errant ou un tribun. C’est un trait de famille qui compte parmi elle, feu Cheikh Medjadi, interprète de Raï ancien. Lui-même était, avant tout, poète. Ce poète et agitateur culturel est Ahmed Mehaoudi, employé au Théâtre de Bel Abbès et collaborateur à ce journal dans lequel d’ailleurs, il s’efforce à rendre visible les frémissements culturels de sa ville. Notre rencontre remonte à une autre vie, au début des années 80. Margaret Von Trotta, cinéaste allemande, mondialement connue aujourd’hui, était venue présenter L’honneur perdu de Katharina Blum (adapté du roman de Heinrich Boll) au cinéma Lynx. Lors du débat, un grand et maigre barbu prit la parole pour ne plus la lâcher, avec un talent d’orateur certain mais pas toujours évident à suivre. C’était sa première apparition à Oran. Cette rencontre lui ouvrira les portes d’un épanouissement littéraire à la mesure de son talent. Oran semblait promettre encore, à l’époque, sur le plan culturel. Utopie résistante, sous une chape de plomb s’installant et un islamisme rampant sur la société. Mais en vérité, c’est Kateb Yacine qui a découvert, encouragé Ahmed Mehaoudi. A l’époque, responsable du Théâtre de Sidi Bel Abbès, il apprécia sa poésie et sa volonté créatrice. Il le recruta au Théâtre, lui donnant pour mission d’écrire, avant tout. Il en fit un fils et un collaborateur dans la création théâtrale. Lorsqu’apparut la revue Voix Multiples, celle-ci édita Coup de grâce, un recueil de poème, de Ahmed Mehaoudi, préfacé par Kateb Yacine. Durant toutes ces années-là, la vie de ce personnage exceptionnel était faite de lectures de choix, passionnées et communicatives: Kateb d’abord, Rimbaud, Baudelaire, Brecht, Pasolini, Camus, Sartre, que sais-je encore; et surtout d’écriture, lançant d’innombrables chantiers de poèmes, nouvelles, fragments de pièces théâtrales. Sa plume voltigeait. Des années de bouillonnement intérieur qui laissait peu de place à la vie prosaïque. Manger, dormir, étaient accessoires. Seule comptait l’accouchement d’une œuvre pour une Algérie mythique promise à des lendemains qui chantent. Seulement, c’est un pays qui pleure que ramenèrent les années 90. Mehaoudi a-t-il déposé les armes, pour autant? Non. Certes marqué par la vie et les événements, Il garde en lui un mélange d’utopie et de réalisme qui en font un homme de culture toujours en action. Moins errant qu’avant, il se concentre sur sa ville, lui offrant des initiatives. Ainsi, il a initié et animé un café littéraire, au Théâtre. Lequel Théâtre ne lui a pas donné de chances à la mesure de ses capacités, depuis la disparition de Kateb Yacine. Ainsi qu’à d’autres, au passage. En un mot, c’est un personnage qui compte dans le paysage culturel dans cette ville fière de Mostéfa Ben Brahim. Brahim Hadj Slimane