Oranitudes

Au-delà de la cruauté régnanteC’était par une belle nuit d’été, une nuit volée à la mal-vie quotidienne, au délabrement de la ville, dans ce grand théâtre en plein air qui surplombe un port peu visité par les bateaux. Avec, au loin, le tapis de la mer Méditerranée cousu par les fils réguliers, nocturnes et clandestins des embarcadères de fortune qui emmène les harraga vers les fourches caudines des garde-côtes des pays du Nord. C’était dans un théâtre du Sud, envahi par plusieurs milliers de spectateurs venus fuir aussi l’enfer quotidien de la vie d’ici, simplement sur le bateau du cœur et des émotions. Et cette foule en a plus que l’inespéré. A telle enseigne que, parmi cette marée humaine, même un bébé dansait dans le ventre de sa mère. C’était au Théâtre de verdure d’Oran et, cette nuit-là, Khaled y chantait pour la première fois depuis son départ en exil, il y a une vingtaine d’années. J’y étais et dehors, rôdant au milieu de cette autre foule qui n’avait pu rentrer, à cause d’un service d’ordre excessivement zélé. Nous étions les Sans-Papiers de cette soirée à part. C’était le plus beau concert de raï donné par l’une des plus belles voix du monde. Durant deux heures, environ, Khaled avait soigneusement déroulé le fond velouté, puisé dans je ne sais quelle sources secrète de sa voix pour domestiquer les démons destructeurs qui noircissent, d’habitude, les cœurs de ses compatriotes, accourus le voir sur cette scène nue et sous ces étoiles que personne ne sait plus regarder. A la sortie, son âme et l’imaginaire de son monde musical, déversés par flots sur les vagues d’auditeurs lui faisant face, traînèrent longtemps derrière les pas, sur le Front de mer. Et, par là même, en clôturant ainsi le Festival du film arabe (qui venait d’avoir lieu), Khaled venait de remédier au divorce entre celui-ci et les habitants de la ville. Ne serait-ce que le temps de son concert. Plus qu’un concert: un voyage au-delà de la cruauté régnante.   Brahim Hadj Slimane