Algérie

«Optons pour la recherche mixte»


Par Christophe Lafaye (*)
Alors que la commission mixte franco-algérienne sur l'Histoire est en passe d'être installée prochainement, nous poursuivons à L'Expression le débat sur ce que pourrait être cette future commission. Nous publions une deuxième réflexion de l'historien Christophe Lafaye. Pour ce chercheur, cette commission devrait être une plate-forme facilitant la recherche pour tous (et non pas restreinte à un groupe limité de douze chercheurs). Elle devrait «stimuler la recherche» plutôt que de «l'encadrer», permettant ensuite d'entrer dans une logique de «recherche partagée» comme préalable à l'écriture d'une histoire commune.
Pour permettre l'écriture d'une histoire partagée, il faut promouvoir une recherche mixte (franco-algérienne) dès le départ. L'exemple de la guerre souterraine et de l'emploi de l'arme chimique par l'armée française en Algérie pourrait être un parfait exemple de l'intérêt de cette recherche mixte autour d'un sujet très sensible car touchant, entre autres, aux portés disparus.
Après avoir utilisé les gaz toxiques et procédé à la fouille des corps, les unités françaises dynamitaient les entrées des grottes lorsque cela était possible, laissant très souvent les dépouilles à l'intérieur.
Des équipes de recherche mixtes
De nombreux corps reposent encore dans le sous-sol algérien. Depuis l'indépendance, de plus en plus de grottes sont ouvertes par la population ou les autorités en Algérie. La mémoire locale, les écrits des anciens moudjahidine ou les archives permettent de localiser des lieux. Le premier réflexe souvent adopté est d'ouvrir ces sites pour offrir des sépultures aux défunts au risque de rendre impossible les futures identifications. Je suis persuadé qu'il faut créer des équipes mixtes franco-algériennes de recherche pluridisciplinaires (histoire, archéologie, spéléologie, identification criminelle, archivage des données et utilisation des nouvelles technologies) et surtout traiter ces sites comme des scènes de crimes (en intégrant des méthodes de police scientifique lors de leur ouverture). Sitôt identifiés, ils doivent être absolument préservés de toute intrusion ou déplacement avant l'application d'un protocole précis d'enquête préalable puis d'ouverture.
Le traitement de chaque site pourrait reposer sur une méthodologie standardisée s'appuyant à la fois sur des ressources en France et en Algérie. Prenons le cas de figure où une grotte est identifiée en Algérie. Il faudrait étudier chaque site, ses coordonnées géographiques et caractéristiques topographiques (nature de la roche, nappes phréatiques etc.). En parallèle, il serait impératif de retrouver la carte française de la zone avec le carroyage de chasse pour définir une coordonnée géographique pouvant être croisée ultérieurement avec les archives. En Algérie, une enquête orale et une collecte d'archives privées (si elles existent encore) pourraient être menées dans les villages les plus proches pour recueillir des informations non présentes dans les archives publiques françaises (qui peuvent être tronquées ou incomplètes). Une exploitation des archives de l'Etat en Algérie pourrait être aussi sollicitée. Cette enquête serait propice à l'établissement d'une fiche de demande d'enquête pour les archives en France avec tous les renseignements recueillis sur place (qui' quand' où' comment' quoi' etc.).
Les archives de Vincennes
En France, une autre équipe pourrait prendre la suite. L'exploitation des archives françaises de Vincennes (Service historique de la défense), d'Aix-en-Provence (archives nationales d'outre-mer) et de certains fonds d'archives privées, permettraient d'apporter des réponses. À partir de la fiche de demande d'enquête fournissant une date (même approximative) et la localisation géographique de la grotte, il est possible de retrouver l'unité concernée et l'opération française menée à ce moment précis. Ce travail permettrait de caractériser les victimes potentielles (nombre de personnes' Des civils' Des combattants' Présence potentielle de prisonniers français' etc.) Une fois l'unité identifiée, il est possible de se référer aux comptes rendus des grandes opérations. Parfois, ils contiennent même la liste des victimes algériennes. Dans les comptes rendus des sections de grottes, nous pourrions trouver des indications sur les gaz employés et leur quantité afin de prendre d'éventuelles précautions avant d'ouvrir les sites sur place. Un dossier de site pourrait être ainsi obtenu permettant d'anticiper un peu mieux le travail à réaliser sur place (éventuels dangers, personnes portées disparues concernées, famille à contacter pour les futurs tests ADN etc.) C'est pour cela que l'enquête en amont de l'ouverture de la grotte est indispensable.
L'ouverture de la grotte
Ensuite, nous pourrions envisager une ouverture sur place. Mais il faut que ce travail soit imaginé comme une opération d'investigation criminelle en lien avec les spéléologues et les spécialistes de l'identification criminelle. Dès l'ouverture de la grotte, ces spécialistes doivent intervenir pour réaliser un plan des lieux et relever aussi les indices (photos, croquis etc.). Il est très probable que nous puissions encore trouver des fragments de chandelles à gaz ou de grenades. Leur prélèvement pourrait aussi permettre de valider la nature du gaz utilisé. Ces observations devraient permettre d'identifier des corps entiers et donc définir un bilan précis. C'est à ce moment-là, que des prélèvements ADN pourraient s'effectuer sur les corps. Mais tout cela doit être le travail de personnes formées, afin que les échantillons prélevés ne soient pas contaminés. C'est après avoir étudié les lieux, salle après salle, avec les spéléologues et les spécialistes de l'identification, que nous pourrions retirer les corps et envisager de les enterrer dignement. L'enquête ne s'arrêterait pas là, car il faudrait ensuite croiser les prélèvements ADN des victimes avec ceux des descendants directs (ADN masculin et ADN féminin). Dans l'idéal, cela supposerait qu'il puisse être possible de financer cette collecte et de mener ces analyses dans des laboratoires d'analyse ADN.
La guerre souterraine
En France, une équipe de recherche pourrait entreprendre l'exploitation systématique des archives pour établir des bases de données et une cartographie sur un système d'information géographique (SIG) de ces opérations de grottes, permettant de découvrir des lieux inconnus des autorités algériennes ou de la population. Cela demande des moyens humains, financiers et une ouverture totale des fonds d'archives. Pour travailler efficacement sur l'identification des portés disparus «au djebel» suite à la guerre souterraine, il serait indispensable de créer des équipes de recherche mixtes pluridisciplinaires et définir effectivement une procédure de protection des sites avant d'intervenir.
Partager les résultats de ces travaux
C'est à ce prix que nous pourrons faire du bon travail et viser à une identification maximale des personnes. C'est un travail sur plusieurs années qu'il faut initier. Un site Internet collaboratif (à l'image de «1000autres.org» de Malika Rahal et de Fabrice Riceputi), pourrait permettre de partager les résultats de ces travaux avec la population et recueillir de nouveaux renseignements utiles pour l'écriture de l'histoire. En lançant une telle dynamique, je suis certain que nous pourrions aussi avancer sur la question des soldats français portés disparus identifiés par l'association Soldis.
Définir le rôle de la commission mixte comme celui d'une plate-forme de stimulation de la recherche, réaliser une ouverture totale des fonds en France et en Algérie pour tous, permettraient d'imaginer d'ambitieux et indispensables projets de recherches mixtes, en particulier sur l'épineuse question des portés disparus. À l'image de cette recherche sur les portés disparus «au Djebel» lors de la guerre souterraine, il y a de nombreux chantiers devant nous qui pourraient faire travailler ensemble les jeunesses de France et d'Algérie. Le courage politique ne réside pas dans la décision de créer une commission mixte franco-algérienne mais dans la volonté de la structurer, de lui donner des moyens en conséquence, pour permettre le développement de projets de recherche partagés, étape indispensable de l'apaisement des mémoires et de l'écriture d'une histoire commune sur les sujets les plus sensibles.
(*) Docteur en histoire de l'université d'Aix-Marseille et chercheur associé au laboratoire Cherpa (Sciences Po Aix) et au Groupe de recherche en Histoire (GRHis) de l'université de Rouen.
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