Algérie

« On ne naît pas Yasmina Khadra, on le devient »



« On ne naît pas Yasmina Khadra, on le devient »
Par Arselène Ben Farhat - Né dans le Sahara algérien en 1955, Mohamed Moulessehoul (alias Yasmina Khadra) avait un destin bien tracé: il deviendrait un militaire comme son père et accéderait à un rang élevé au sein de cette institution respectée et respectable. Un avenir rayonnant qui ferait le bonheur de sa famille. Rien ne présageait donc sa fulgurante carrière d’écrivain surtout qu’il a accédé au grade de commandant au sein de l’armée populaire algérienne et qu’il s’est engagé dans une terrible lutte acharnée contre les terroristes islamistes de 1980 à 1990.

Pourtant, dès son jeune âge, il adorait lire et écrire de beaux textes en français et cette passion allait le hanter et l’accompagner tout au long de sa carrière militaire sans qu’elle puisse vraiment s’épanouir et s’imposer. Comment pouvait-il trouver du temps alors que l’Algérie était, à l’époque, menacée constamment par des groupes armés terroristes ? Comment arrivait-il à s’exprimer librement alors que son appartenance à l’armée lui imposait la retenue et la discrétion ?

Non, il n’était pas en mesure de réaliser son rêve et ne pouvait pas être un homme d’action, un militaire et en même temps un artiste, un lanceur d’alerte, un intellectuel ambitieux, un rêveur. Il devait choisir. Mohamed Moulessehoul quittait donc l’armée après de loyaux services en faisant valoir son droit à la retraite en 2000. Cependant, étant un officier supérieur retraité, il devait, là encore, se plier à la loi du silence et de la discrétion. Que faire ? il était obligé d’adopter plusieurs pseudonymes pour contourner la censure militaire, mais finalement, il a opté définitivement pour les deux prénoms de son épouse : « Sans elle, j'aurais abandonné. C'est elle qui m'a donné le courage de transgresser les interdits. Lorsque je lui ai parlé de la censure militaire, elle s'est portée volontaire pour signer à ma place mes contrats d'édition et m'a dit cette phrase qui restera biblique pour moi : “Tu m'as donné ton nom pour la vie. Je te donne le mien pour la postérité.” ».

Le choix de ce pseudonyme féminin « Yasmina Khadra » est un signe du grand amour qu’éprouve le romancier pour sa femme, toujours là, toujours présente dans son parcours d’homme et d’écrivain. Ce pseudonyme féminin a aussi une puissante valeur symbolique : dans le monde arabe, quand on est un homme, on ne s’exhibe pas comme une femme sans prendre le risque d’être mal vu, mal jugé. C’est un défi que lance l’écrivain à la société patriarcale arabe dominée et gérée par les hommes. C’est également un hommage que rend l’auteur à la femme maghrébine dans sa lutte pour la liberté et la dignité.

Mohamed Moulessehoul est fier d’être Yasmina Khadra. Son courage, son obstination et son audace lui ont permis de surmonter tous les obstacles, de contourner l’appareil militaire et de faire face à l’ordre établi. Malgré l’absence de réactions des critiques littéraires envers ses premiers romans, il continue à écrire, à publier, à explorer de nouveaux thèmes et à inventer de nouveaux modes d’écriture : « Les Hirondelles de Kaboul » (2002), « L’Attentat » (2005), « Les Sirènes de Bagdad » (2006), « La Dernière nuit du Raïs » (2015) et d’autres œuvres. Cette persévérance a fini par payer : ses romans vont emporter un triomphe quasi planétaire. Ils sont traduits en 52 langues et sont adaptés au cinéma et au théâtre.

C’est dans le cadre de la présentation de son dernier roman « Les Vertueux », qu’il est venu en Tunisie. Sa tournée a été une belle réussite : le 7 janvier 2023 à la Fnac de Tunis, le 8 janvier à la Fnac de Sousse, le 10 janvier, retour à Tunis, à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, le 11 janvier 2023 au Théâtre Municipal de Sfax et le 13 janvier au Centre culturel méditerranéen à Houmet Souk à Djerba. Comment s’explique cette présence massive des jeunes collégiens, des lycéens et des étudiants aux rencontres-débats alors qu’ils n’ont pas encore lu ses œuvres ? Je crois que ce n’est pas uniquement la renommée internationale de l’auteur qui explique un tel accueil triomphal et cet engouement, le rôle de certains enseignants et de certains responsables à l’échelle de l’université et de la direction de l’enseignement secondaire était également fondamental. Je cite deux exemples : les rencontres-débats à Tunis (à la Faculté de la Manouba) et à Sfax (au Théâtre municipal).

A Tunis, avant l’arrivée de Yasmina Khadra, Hind Soudani, maitre-assistante à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, s’est engagée bénévolement dans la préparation de la rencontre avec l’écrivain. Elle a constitué une équipe de jeunes chercheurs (Rafik Zeghidi, Sonia Ladeb, Ranim Ghezail, Omayma Raggaoui et Riheb Ben Salha) et a élaboré avec eux des questions sur « Les Vertueux » et sur les romans de Yasmina Khadra. De plus, elle les a chargés de promouvoir l’événement auprès des étudiants et des membres des clubs et d’assurer le bon déroulement de la rencontre. Plusieurs universitaires comme Bassem Aloui (le directeur du Département de Français à la Faculté des Lettres de la Manouba), d’Ahlem Ghayaza, de Farah Zaiem et de bien d’autres professeurs ont pris part au débat qui a duré environ trois heures et qui s’est achevé par la dédicace de plus de 200 exemplaires du roman « Les Vertueux ».

Hind Soudani est allé beaucoup plus loin dans son engagement et son dévouement. Elle a pris contact avec le Professeur Mustapha Trabelsi, le Directeur du « Laboratoire de Recherche Interdisciplinaire en Discours, Art, Musique et Economie (le LARIDIAME- Université de Sfax) » et l’a mis au courant de la réussite du travail d’équipe réalisé à la Faculté de la Manouba et qui devrait être prolongé avec les jeunes dans d’autres villes. Sans hésiter, Mustapha Trabelsi accepte cette initiative et décide de mobiliser les membres du laboratoire qu’il dirige et d’animer la rencontre-débat avec Yasmina Khadra. De plus, la mobilisation de plusieurs personnalités et membres des associations civiles et des responsables de l’enseignement secondaire comme Mounir Dammak, Mahmoud Dammak, Hédi Magdiche ainsi que le maire de Sfax (Mounir Elloumi) et Le délégué régional des affaires culturelles de Sfax (Mourad Amara) va avoir un impact direct. La ville de Sfax s’est métamorphosée le 11 janvier 2023 en une véritable capitale de la culture grâce au grand écrivain algérien « Yasmina Khadra ».

Quel bonheur de se retrouver, au théâtre de Sfax, au milieu de cette marée de Tunisiens de différents âges, de différents milieux, de diverses régions ! Certains étudiants de l’Institut Supérieur de Langue de Gabès sont venus avec leurs parents et sont repartis tard le soir après la rencontre vers Gabès. Des élèves de différents collèges et de divers lycées étatiques et privés de Sfax, de Mahrès, de Jébéniana, d’Agareb ou de Skhira sont également présents avec leurs professeurs. Des responsables de la direction de l’enseignement secondaire se sont donc mobilisés pour assurer la réussite de cet évènement. C’était une vraie fête de la culture organisée dans l’enthousiasme et l’euphorie. Le Professeur Mustapha Trabelsi, le Directeur du laboratoire le LARIDIAME (Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Sfax), a su maitriser la situation. Il a animé, avec rigueur et habileté, la rencontre-débat avec « Yasmina Khadra » malgré certaines difficultés techniques liées à la qualité du son et à la présence d’un seul micro pour le débat.

La rencontre a débuté par la lecture de la lettre de Yasmina Khadra adressée à sa mère : un moment très émouvant, car la jeune malvoyante lisait ce magnifique texte en usant du braille. Elle était au début mal à l’aise, car elle n’arrivait pas à tenir le micro et le texte et en même temps à utiliser le sens du toucher pour pouvoir lire aisément au moyen de « points en relief ». Une entreprise très dure à mener sur scène, face à un public attentif. Agilement, Yasmina Khadra s’est lancé vers la jeune aveugle, lui a pris le micro et lui a chuchoté quelques mots d’encouragement. Comme par miracle, la puissante voix de la malvoyante s’est libérée de toutes les contraintes et de toute retenue. Elle est arrivée à dominer totalement l’espace en imposant le silence, mais aussi à atteindre les auditeurs en leur ouvrant les voies de l’imaginaire. On a assisté ainsi, non pas à une simple lecture expressive d’un texte, mais à une véritable scène théâtrale puisque la jeune aveugle s’est transfigurée en une brillante actrice capable de visualiser, par la hauteur et la coloration de sa voix, le flux de sentiments, d’impressions et d’émotion qui constituent la matière de la lettre et qui expriment les rêves, les aspirations de Yasmina Khadra ainsi que sa quête douloureuse de sa mère. Le public ému a manifesté son admiration et son plaisir par des applaudissements nourris et prolongés.

Mustapha Trabelsi a tiré profit de cette lettre pour présenter la biographie de l’écrivain. Il a signalé le statut privilégié de ses parents dans sa vie. Dès l’âge de neuf ans, son père officier à l’ALN (L'Armée de Libération Nationale) voulait faire de lui un soldat ; il l’a envoyé dans un lycée militaire où il a fait ses études avant de s’engager comme officier dans l’armée.

Mustapha Trabelsi a souligné les liens apparemment étroits entre la vie de l’écrivain et certains éléments diégétiques du roman « Les Vertueux ». Il s’agit d’une œuvre de 500 pages qu’on peut lire d’un seul trait. C’est l’histoire de Yacine Chéraga qui n'a jamais quitté son douar lorsqu'il est envoyé en France se battre contre les Allemands à la place du fils du Gaid Brahim. De retour au pays après la guerre, il a eu plusieurs mésaventures. Pour faire face à l’adversité, il n’avait pour arme que sa pureté et son amour des gens. Cela est-il suffisant ? Cette aventure individuelle d’un héros correspond-elle à l’histoire collective d’un peuple ? Peut-on lire « Les Vertueux » comme un roman d’apprentissage ou comme une fresque de l’Algérie de l’entre-deux-guerres ?

Par cette présentation très rapide, Mustapha Trabelsi a voulu amener Yasmina Khadra à nous parler de son roman, du parcours de son héros et de son propre parcours d’écrivain, de ses rapports avec la France et avec l’Algérie, de ses difficultés et surtout de ses romans.

Voici quelques exemples de questions intéressantes posées par Mustapha Trabelsi à l’auteur essentiellement sur son roman « Les Vertueux » :

• Le choix du titre : Mustapha Trabelsi a lancé l’échange en s’intéressant d’abord à un élément paratextuel, le titre : Pourquoi « Les Vertueux » et non « le Vertueux » ? Le héros est-il multiple ? Un être collectif ? Qui sont les vertueux dans le roman ? Sont-ils les compagnons de route restés fidèles à Yacine ? Dans sa réponse, « Yasmina Khadra » a indiqué qu’il n’est pas venu, dans notre pays, pour faire la promotion de son roman « Les Vertueux » mais pour rencontrer les Tunisiens. Il a signalé ensuite que le choix du titre était très dur et qu’il a voulu choisir un intitulé qui condense le sens de l’œuvre et qui suscite la curiosité des lecteurs. Le titre « Les Vertueux » répond à ce projet ; mais selon l’écrivain, la vertu n’est pas l’apanage d’un seul homme mais de tous les hommes. C’est pourquoi il a opté pour un héros collectif : les vertueux.

• Le choix du cadre temporel du roman « Les Vertueux » : Pourquoi ce retour à 1914, à un passé si lointain ? « Les Vertueux » est-il un roman historique ? Selon « Yasmina Khadra », tout roman est historique. L’histoire moderne de l’Algérie a commencé dès « la Première Guerre Mondiale » en 1914 avec l’unification du peuple face à la colonisation. C’est pourquoi son roman est bien enraciné dans le contexte historique.

• Le sens du roman « Les Vertueux » : Mustapha Trabelsi a souligné la dimension éthique qui traverse le roman et qui rappelle les grands écrivains moralistes. Il a demandé donc à Yasmina Khadra si la littérature enseigne quelque chose et si elle doit être engagée. Selon, l’écrivain, l’œuvre littéraire a un statut paradoxal : certes, elle n’enseigne rien, mais en même temps elle libère les lecteurs des préjugés et du fanatisme. Trabelsi tire profit de cette réponse et signale que les lecteurs ont l’impression que ce roman « Les Vertueux » réconcilie Yasmina Khadra avec lui-même et qu’il lui procure une paix intérieure (une forme de pacification avec soi). L’écrivain partage ce point de vue : en achevant cette œuvre, il s’est senti non seulement libérée, mais heureux.

A la fin de cet échange si riche et si intéressant, Mustapha Trabelsi a cédé la parole au public et plusieurs questions ont été posées portant, entre autres, sur le choix de la langue française comme moyen d’expression littéraire, sur les rapports du romancier avec l’Algérie et avec la France, sur ses projets littéraires, etc. Mais, la question qui a suscité la curiosité du public était posée par un jeune étudiant : « Comment peut-on devenir un écrivain célèbre ? ». D’après Yasmina Khadra, on le devient quand on n’imite pas les écrivains français et quand on arrive à créer son propre univers et sa propre vision du monde. Dans ce cas, on se découvre aisément et on se construit à travers les œuvres inventées.

Malgré sa fatigue, Yasmine Khadra a répondu à toutes les questions du public avec humour et a dédicacé plus de 650 livres. Mon numéro parmi les derniers ne m’a pas permis pas d’attendre mon tour pour la dédicace de mon livre, mais en quittant le « Théâtre Municipal », j’étais très heureux de voir que notre pays ne sombrera plus jamais dans l’obscurantisme. Les écrivains éclaireront le chemin des jeunes tunisiens qui sont toujours assoiffés de savoir et de lumière. Yasmina Khadra confirme cette idée ; il écrit avant de quitter la Tunisie sur sa page Facebook : « À ma fratrie tunisienne, toute mon affection. J’ai passé des moments incroyables parmi vous. J’ai rencontré des profs dévoués, des élèves et des étudiants qui annoncent d’ores et déjà la Grande Tunisie de demain, des journalistes intègres et chaleureux (pas une seule fausse note, pas la moindre malveillance, ce qui est rare dans ce métier où l’insolence s’érige en pertinence), des mécènes et des militants de la culture, des associations entièrement investies, des femmes et des hommes éclairés et un lectorat qui a rempli mon cœur d’une intense assurance. Mille mercis à toutes et à tous. Je retourne chez moi comblé et surtout confiant. La Tunisie a sur qui compter. »




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