Algérie

«On assiste à un moment de réappropriation de soi»



«On assiste à un moment de réappropriation de soi»
-Nous assistons, ces dernières années, à un «retour» aux traditions sous plusieurs formes. Timechret qui revient en force, notamment en Kabylie. Nous avons aussi la tradition vestimentaire du haïk à Alger. Des concours sont organisés même sur Internet pour sélectionner la plus belle femme en haïk. Le 1er novembre de cette année, des centaines de femmes ont défilé à Alger en portant le haïk. Nous avons aussi la S'beiba dans sa 5e édition à Djanet?et récemment le rituel d'Anzar à Ath Oualvane, à l'est de la wilaya de Bouira, après une absence qui a duré plus d'une vingtaine d'années. Sommes-nous en face d'un phénomène social général, ou bien à des faits sporadiques, régionaux d'une influence limitée 'Je crois que de façon générale, le maintien des traditions dans une société est simplement le signe que cette société est vivante : elle se rappelle d'où elle vient, met en scène son appartenance à un groupe social (sur la longue durée), délimite ce groupe, le nourrit et le représente. Il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'une société se réclame des traditions, sauf à considérer qu'elle est amnésique et qu'elle est dans le déni de soi. Toutefois, les sociétés trient. Elles réactivent des récits, des parts de récit en se réclamant des traditions particulières. Car les traditions sont parfois inventées, certaines meurent et d'autres donc sont réactivées et réinterprétées.Leur réactivation est l'expression d'un état de la société. Les sociétés se servent avec les éléments dont elles disposent pour se défendre aujourd'hui, pour s'exprimer aujourd'hui. Car une tradition ne se maintient que pour autant qu'elle a, dans la réalité présente, les conditions de ce maintien.-Que veulent dire cette évocation et ce retour vers le passé ' Est-ce une forme de régression ou bien un signe de perte des repères, une quête identitaire 'Si nous sommes d'accord sur la dernière affirmation, à savoir qu'une tradition est une part d'un récit d'appartenance qui ne se maintient que pour autant qu'elle correspond à un état de la société, «une sorte de demande sociale», nous devons observer attentivement les traditions réactivées. Elles nous parlent d'un état de la société. Ainsi, le haïk est un signe vestimentaire qui renvoie à une identité citadine algérienne, maghrébine. Il peut varier selon les régions (mlaya, bou'ouina?) mais, toujours, il permet à toutes de se revendiquer d'une altérité créative, porteuse d'une culture et d'une histoire singulière. Cette histoire se déroule sur la longue durée, elle est faite de résistance et de réappropriation.La «mlaya», par exemple, exprime à la fois le deuil et la fidélité dans une société. En le portant, des femmes proclament une appartenance identitaire collective, une référence, une histoire. La référence identitaire que constitue ce «vêtement dit traditionnel» nous parle d'un moi collectif qui, lorsqu'il est évoqué sous le terme générique de haïk, est ici une synthèse. Dans un premier temps, le haïk est une référence. En le désignant, il distingue aussi chacune des femmes qui le portent par la façon dont elle se l'approprie. Les façons de le porter varient selon que l'on soit de Tunis, d'Oran, d'Alger, de Constantine ou de Touggourt.Dans un second temps, il offre un espace d'identification aux femmes, en leur permettant de se distinguer. Il est alors un élément de la délimitation de soi.Mais, aujourd'hui, on dit le haïk comme un terme générique. Il n'a été offert à la vue du passant, lors de la manifestation évoquée, qu'une forme de haïk. Ce signe est admis par tous, car sa lecture est celle de l'offre d'une possibilité de résistance. Il faut rappeler que le haïk, déjà durant la période coloniale, a constitué un élément de lutte pour la libération du pays.C'est, je pense, ce troisième niveau, élément de résistance qui explique sa réactivation aujourd'hui. Il s'agit de se réclamer d'une appartenance nationale, algérienne, par opposition à une appartenance indifférenciée qui fait de celles qui portent le hijab, des musulmanes, appartenant à la «oumma islamiya». En le portant à l'occasion de manifestations, les femmes proclament en le disant : «Nous venons de là». De la même façon, il faut le dire, la réactivation des traditions locales de solidarité viennent affirmer : «Je suis solidaire de ce groupe, car je m'identifie à lui» ; «Voici mon histoire» : celle d'un groupe ayant des valeurs de solidarité? Cela même si l'on sait que, comme à l'occasion de la S'beiba, la célébration de ces traditions évolue, se transforme.-La société algérienne a-t-elle peur de la modernité à ce point, ou bien cherche-t-elle à préserver sa mémoire et ses traditions 'Je n'utiliserai pas le mot «peur» mais «résistance». Les sujets mobilisent ces appartenances pour les opposer à des injonctions qui désigneraient d'autres appartenances. Il existe aujourd'hui une compétition entre des niveaux d'appartenance différents : le mondial, la oumma, la nation, le local. La référence au local apparaît comme un moment de refus de se diluer dans des appartenances larges, qui ne permettent pas une identification rassurante à des sujets nourris de références à la patrie, à la construction nationale.On assiste à un moment de réappropriation de soi. Nous sommes, on le comprend, en situation de crise de l'Etat national à travers le monde et en Algérie aussi, entre «national» - «local» - «international», l'interrogation est présente. La mondialisation prend des formes politiques diverses et un concept comme celui de l'«oumma» vient s'opposer à celui de nation, lui-même relativement récent.Il se confond avec le drapeau national, l'hymne national. Confrontés à cette situation, les sujets puisent dans leurs traditions pour se souvenir d'où ils viennent, qui ils sont ' En un mot, «pour aimer d'où ils viennent»La réflexion mérite d'être poussée davantage en termes de société fermée et société ouverte. En un mot, quel peut être le meilleur moyen de s'inscrire dans l'international, sans crainte de disparaître, de se dissoudre ' C'est ce que révèlent ces pratiques.




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