Sacré scoop littéraire! Véritable Miss Marple des lettres, l'universitaire américaine Alice Kaplan a identifié le fameux "Arabe" anonyme de L'Etranger, de Camus. Trois quarts de siècle après la parution du roman, en 1942, la professeur de Yale est tombée sur le fait divers qui inspira le romancier en épluchant de vieux numéros de L'Echo d'Oran: une rixe au couteau entre un "indigène" et deux Français sur une plage d'Alger.
L'homme s'appelait Kaddour Touil, était tuberculeux comme Camus, a été condamné plus tard pour viol avant d'ouvrir un bar et de mourir en 2002. A-t-il seulement su qu'il était le "héros" du roman français le plus vendu en poche de l'Histoire?
Le mérite d'En quête de L'Etranger, l'ouvrage d'Alice Kaplan, ne s'arrête pas là. En écrivant la "biographie" du roman de Camus, elle démontre que ce texte mythique n'a pas surgi de nulle part. Il y eut d'abord, à l'automne 1938, à Alger, ce premier paragraphe si célèbre jailli d'un jet: "Aujourd'hui, maman est morte", etc. Camus est alors un inconnu de 25 ans, reporter à L'Alger républicain, porté par une devise austère : "le coeur sec du créateur". Il achève son roman le 1er mai 1940. Pas la meilleure date pour se faire éditer.
Le monde des lettres s'emballe pour Albert Camus
Commence alors le sinueux parcours du manuscrit, qui accompagne l'écrivain à Clermont-Ferrand, Bordeaux, Lyon. A partir de là, des deux côtés de la ligne de démarcation, toutes les bonnes fées des lettres françaises semblent s'être penchées sur cette liasse de feuillets.
C'est d'abord l'enthousiasme du journaliste Pascal Pia, lequel transmet le manuscrit à Roland Malraux, frère d'André, l'idole de jeunesse de Camus. L'auteur de La Condition humaine récupère le bébé en zone libre, suggère fraternellement des améliorations et le fait passer à Roger Martin du Gard, à Nice. Jean Paulhan, l'éminence grise de la NRF, reçoit le manuscrit à Paris et s'entiche du texte à son tour.
Tous voient en lui un mélange de Kafka (le sens de l'absurde) et de Hemingway (le style sec). Le très avisé Gaston Gallimard n'allait pas passer à côté de ce joyau: en décembre 1941, il signe un contrat pour L'Etranger (avance de 5000 francs) et préempte les... dix prochains livres d'Albert Camus!
On ne fait pas entrée plus fracassante dans le monde des lettres. On connaît la suite: soutien de Sartre, 40 traductions (étrangement, le roman s'intitulera The Outsider en anglais et The Stranger en américain), best-seller mondial, lecture initiatique de tout lycéen français, sans oublier l'hommage du groupe de cold wave anglais The Cure, dont le Killing an Arab se termine par le nom de Meursault, le héros du roman, chuchoté par Robert Smith... Le tout parfaitement raconté par notre professeur de Yale. Avant de relire L'Etranger de Camus, lisez L'Etranger de Kaplan.
EN QUÊTE DE L'ÉTRANGER, par Alice Kaplan, trad. de l'anglais (Etats-Unis) par Patrick Hersant, Gallimard, 332p., 22€
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Posté Le : 21/05/2018
Posté par : litteraturealgerie
Ecrit par : Par Jérôme Dupuis, publié le 05/11/2016
Source : https://www.lexpress.fr/culture/livre/on-a-retrouve-l-arabe-de-l-etranger-d-albert-camus_1846970.html