Algérie

Olivier Le Cour Grandmaison


« Un ordre colonial injuste, inégalitaire et raciste » Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie. Il a notamment publié Les Citoyennetés en révolution (1789-1794), PUF, 1992 ; Les Etrangers dans la cité. Expériences européennes (La Découverte, 1993) ; Le 17 octobre 1961 : Un crime d?Etat à Paris (collectif, éditions La Dispute, 2001. Haine (s). Philosophie et politique (PUF, 2002). Vous écrivez dans votre livre Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l?Etat colonial que la violence coloniale est un processus continu depuis la période de la conquête de l?Algérie à la guerre de Libération nationale. L?idée de ce livre était de casser des découpages chronologiques, disciplinaires, de telle sorte à mettre en lumière à la fois des phénomènes de continuité, mais aussi des phénomènes de discontinuité dans certains cas. A isoler le dernier conflit de 1954-1962 de ce qui s?était passé antérieurement, le risque était de considérer comme exceptionnel un certain nombre de dispositions et de pratiques militaires et répressives alors même qu?elles ont été la règle depuis la conquête de l?Algérie, à l?exemple de la question de la torture qui est souvent présentée comme étant un phénomène principalement lié à la violence de la guerre de Libération nationale. La pratique de la torture n?était ni occasionnelle ni spécifiquement liée au dernier conflit, même si elle prend alors, des formes particulières. Des témoignages très circonstanciés et très précis d?un certain nombre d?officiers, à partir de 1840, montrent que la pratique de la torture était un mode banalisé d?interrogatoire soit d?hommes pris les armes à la main, soit de civils qu?on interrogeait pour avoir des renseignements sur le mouvement de ceux qui combattaient la présence de l?armée d?Afrique en Algérie. Pareillement, l?internement administratif qui est de nouveau appliqué de façon massive avec des déplacements forcés de populations civiles pendant la guerre de Libération nationale est une pratique qui est expérimentée dans les années 1840 en Algérie, puis exportée dans les autres colonies françaises avant d?être importées en métropole en 1938, pour être appliquée contre les Républicains espagnols venus chercher refuge en France, en 1939 contre les membres du parti communiste après l?interdiction du parti communiste à la suite du pacte germano-soviétique, et enfin, contre les Juifs après l?avènement de Vichy. Vous voulez dire que depuis le début de la colonisation il y avait une logique et une politique coloniales construites sur la violence et l?exploitation ? La violence militaire a été d?emblée pensée comme un instrument de la pacification, comme on disait à l?époque, et de la colonisation. Dès lors qu?on veut faire de l?Algérie une colonie de peuplement destinée à accueillir les classes pauvres et dangereuses de la France, il faut faire dans certains cas place nette, c?est-à-dire expulser les indigènes, comme on disait alors, pour confier les terres spoliées aux colons. Des textes en témoignent. Cette opération qui s?appelait le « cantonnement » ou le « refoulement » va être mise en ?uvre par des méthodes de guerre très particulières, par des massacres parfois systématiques, par la pratique des razzias qui ont à la fois un objectif de destruction des villages conquis, mais aussi un objectif de terreur visant à expulser massivement un certain nombre de tribus. Vous écrivez que l?Algérie permet d?exceptionnels champs d?expériences. Qu?est-ce que vous entendez par là ? Sur le plan militaire et sur le plan de l?internement administratif, la guerre coloniale telle qu?elle est menée en Algérie doit être pensée et analysée comme une guerre totale. Quand on analyse l?évolution de la guerre coloniale et qu?on la met en parallèle avec des conflits dits conventionnels en Europe, on constate un mouvement inverse, soit un processus de civilisation de la guerre inter-étatique en Europe et un processus de brutalisation extrême de la guerre coloniale menée en Algérie. Les procédés de la guerre coloniale par la militarisation de l?application civile et de l?espace sont des procédés militaires et de guerre qui constituent un véritable laboratoire, dans la mesure où ces techniques de guerre vont par la suite être importées en Europe, notamment pendant la seconde Guerre mondiale. Pourquoi la colonisation de l?Algérie a-t-elle été aussi brutale et sanglante ? De 1830 à 1840, c?est une situation de guerre, certes, violente, mais encore relativement limitée. Le basculement se fait à partir de 1840 sur la conjonction de deux phénomènes : d?une part, le développement très important des résistances à la conquête de l?Algérie, notamment avec la capacité qu?a eu Abdelkader de commencer à fédérer les oppositions à l?occupation française, et, d?autre part, et pour éradiquer ces résistances de plus en plus importantes qui menaçaient la présence française en Algérie, s?exprime la volonté d?une occupation complète. Avec la nomination de Bugeaud qui est chargé de mettre en ?uvre cette politique, on bascule dans un autre type de guerre, une guerre totale, en ce sens que cela débouche sur un effondrement de la distinction entre civils et militaires, sur une militarisation complète du territoire, puisqu?il s?agit de détruire toute résistance en Algérie, notamment la force militaire et politique constituée et fédérée par Abdelkader, et, cela faisant, il s?agit de « pacifier » les territoires par l?expulsion massive et le refoulement des populations indigènes. Pourquoi la France ne s?est-elle pas contentée en 1830 de la prise d?Alger ? A cela il y a des raisons qui sont à la fois d?ordre international et de politique intérieure. La prise d?Alger en 1830, et ce qui va se passer par la suite, notamment après 1840, est vécue par la quasi-totalité du personnel politique de l?époque comme un moyen pour la France de reconstituer progressivement son empire considérablement affaibli après la Révolution française et après les défaites de Napoléon. La conquête de l?Algérie est pensée comme ce point de retournement à partir duquel la France peut désormais prendre pied en Afrique et développant son empire en Afrique, retrouver son autorité en tant que puissance européenne, retrouver sa puissance par rapport à la Grande-Bretagne qui est, à l?époque, - et elle le restera - la première puissance coloniale. Quand Tocqueville dit que l?Algérie est l?affaire la plus importante de la France, il a en tête le fait que la conquête de l?Algérie pour la France va lui permettre de reconstituer progressivement un empire, et de retrouver son autorité sur le plan international. Faire de l?Algérie une colonie de peuplement, c?est aussi pour des républicains, pour des socialistes, pour des gens comme Tocqueville, et pour des monarchistes, un moyen de contribuer partiellement à la résolution de la question sociale en France. D?où l?extrême importance de l?Algérie sur le plan intérieur et l?effort des pouvoirs publics français pour trouver toute une série de méthodes et de solutions pour faire en sorte que les prolétaires, les indigents émigrent en Algérie. Cela va être soit une émigration favorisée avec des aides de la part des pouvoirs publics, soit dans certains cas une émigration contrainte par le biais des déportations à la suite de l?écrasement de la révolution de juin 1848. Un certain nombre d?Alsaciens et de Lorrains, qui vont opter pour la nationalité française et venir en France, vont se voir accorder des terres en Algérie qui ont été prises notamment en territoire kabyle après l?insurrection de 1871, laquelle va déboucher sur des spoliations de centaines de milliers d?hectares. Est-ce la raison pour laquelle la France fait de l?Algérie un prolongement de son territoire, ce qu?elle n?a pas fait plus tard pour les deux pays voisins de l?Algérie, la Tunisie et le Maroc ? Il y a deux explications, la première est encore une fois liée au projet de faire de l?Algérie une colonie de peuplement, et une façon de sceller cette affaire sur le plan juridique de transformer l?Algérie en département français, la seconde explication découle de ce qui se passe autour de la seconde république qui proclame le rattachement de l?Algérie à la France. La seconde république est préoccupée par la puissance de la Grande-Bretagne. La présence française en Tunisie et au Maroc s?est réalisée dans un contexte tout à fait différent, la Grande-Bretagne est devenue un allié de la France, un partage a été opéré en Afrique. La France n?a plus à craindre la Grande-Bretagne en termes de concurrence impériale. Vous faites beaucoup référence à Alexis de Tocqueville ? Tocqueville a considéré que l?occupation de l?Algérie était absolument essentielle à la France pour des raisons que j?ai déjà développées. Tocqueville est considéré comme une référence en raison de l?importance de ses textes sur l?Algérie, mais aussi parce qu?il jouit du prestige qu?il a acquis en rédigeant De la démocratie en Amérique. Par ailleurs, Tocqueville a effectué plusieurs voyages en Algérie, c?est un excellent connaisseur à la fois de la situation en Algérie, mais plus largement un excellent connaisseur des questions coloniales, pour finir ministre des Affaires étrangères de la seconde république. Vous avez publié une tribune dans Le Monde sur le négationnisme colonial. Celui-ci est-il une volonté d?occultation des méfaits de la colonisation et de réécriture de l?histoire ? Ces derniers mois s?est manifestée une volonté très claire, sans doute pour des raisons électoralistes liées à l?importance des rapatriés d?Algérie, de réhabiliter au niveau politique la question coloniale. Cette réhabilitation passe, pour qu?elle soit tenable sur le plan rhétorique et politique, par la négation radicale de l?extrême violence de la conquête et de la colonisation. C?est la raison pour laquelle j?ai parlé de négationnisme colonial. Cette réhabilitation est une contrevérité historique flagrante qui repose sur l?occultation, voire sur la négation des crimes commis par l?Armée d?Afrique pendant la guerre de la conquête et la colonisation et par l?armée française entre 1954 et 1962. Le négationnisme ne conduirait-il pas au révisionnisme ? Le révisionnisme ne vise pas forcément tant à nier certains événements qu?à travailler sur la modification de leur interprétation, mais cela peut déboucher ou soutenir une entreprise de révision de l?histoire coloniale tendant à minorer de façon très importante un certain nombre de crimes, d?exactions commis entre 1840 et 1962. Vous écrivez dans la tribune parue dans Le Monde que le négationnisme est en ?uvre ? Ce qui a attiré mon attention et suscité cette tribune dans Le Monde, c?est notamment le fait qu?avait été déposée en 2003 une proposition de loi tendant à la reconnaissance de l??uvre positive des Français en Algérie, et par ailleurs, très récemment a été votée une loi relative aux rapatriés d?Algérie qui reprend, sinon la lettre, au moins l?esprit des attendus de cette proposition de loi. C?est une forme de négationnisme officiel. Comment réagissez-vous au fait que les anciens membres de l?OAS soient considérés comme des « exilés politiques » ? Ceux qui, aujourd?hui, entendent réhabiliter d?anciens membres de l?OAS - une organisation terroriste dont un certain nombre de membres ont été condamnés à mort pendant et après les événements - sont des « assassins de la mémoire », selon l?expression de Pierre Vidal-Naquet, à propos d?un autre crime, ont une très lourde responsabilité dans la réécriture de l?histoire. D?aucuns renvoient dos à dos, pour ce qui est de la période 1954-1962, l?armée française et le FLN ? La puissance coloniale c?était la France, les violences de cette puissance ne datent pas des années 1954. On ne peut pas mettre sur le même plan ces violences coloniales visant à préserver un ordre colonial injuste, inégalitaire et qui a débouché sur un racisme d?Etat institutionnalisé, avec les violences du FLN. Dire cela ne justifie en rien les pratiques également terroristes du FLN menées soit contre d?autres mouvements politiques en Algérie, soit contre un certain nombre de colons ou de métropolitains. L? Algérie devrait faire aussi un retour sur sa propre histoire.
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