C’est l’un des quartiers les plus huppés de Neuilly, face au bois de Boulogne et à deux pas de la Fondation Louis Vuitton. L’un de ces ghettos chics au voisinage trié sur le volet par un prix au m2 avoisinant les 15.000 €.
«Bedjaoui ne vous recevra pas finalement.»
Posté derrière la porte en verre de l’immeuble de style haussmannien, le bras droit de l’ancien ministre algérien des Affaires étrangères est catégorique : l’entrevue qu’il nous avait proposée au téléphone pour évoquer ses biens en France est tout simplement annulée. Il a «changé d’avis».
«Bedjaoui n’a aucune raison de vous parler. Ces questions doivent être réglées entre Algériens.» L’ancien ministre, ex-diplomate, qui, la veille, nous assurait au téléphone «je n’ai rien à me reprocher tout est en règle», refuse donc d’expliquer comment ses revenus de haut fonctionnaire lui ont permis d’acheter en 2011 ce très grand appartement à une princesse saoudienne pour 3,45 millions €.
Apparatchiks, politiciens, patrons… un grand nombre d’officiels algériens –actuels ou passés– et d’hommes d’affaires investissent dans la pierre, notamment dans les quartiers les plus élégants d’Ile-de-France. Combien de ces luxueux appartements sont des « biens mal acquis », achetés avec de l’argent sale, issu de la corruption en particulier ? Combien, au contraire, sont simplement le fruit de nombreuses années de travail ?
Du haut de la pyramide jusqu’à sa base, l’Algérie est considérée comme le pays du bakchich. L’ONG Transparency International place le pays à la 105e place dans son classement de la perception de la corruption. Depuis des années, les marchés publics ne font plus l’objet d’appels d’offres mais sont attribués de gré à gré en conseil des ministres. «C’est l’argent de ces commandes publiques surfacturées et celui des rétrocommissions reversées aux politiques qui ont été investis à l’étranger», explique Djilali Hadjadj, président de l’Association algérienne de Lutte contre la Corruption.
«On parle de commissions en centaines de milliers d’euros ou même en millions, décrit l’économiste Ferhat Aït Ali. Mais attention, l’argent sorti illégalement n’est pas nécessairement sale. Il est parfois seulement non déclaré aux autorités algériennes.»
Et pour cause : la loi interdit «la constitution d’avoirs monétaires, financiers et immobiliers à l’étranger par les résidents à partir de leurs activités en Algérie». Et punit toute infraction de 2 à 7 ans de prison.
LA PARTIE ÉMERGÉE DE L’ICEBERG
Après des heures passées à consulter les cadastres, les services de publicité foncière et les registres du commerce (une enquête amorcée bien avant que ne débute à Alger la vague d’arrestations de hauts responsables politiques et économiques), nous avons pu dresser une longue liste d’oligarques établis
à Paris ou dans sa banlieue huppée. Pourtant, de cet inventaire, nous n’avons extrait qu’une dizaine de noms.
En effet, des montages minutieux et des prête-noms impossibles à relier formellement aux bénéficiaires effectifs nous ont souvent empêchés d’aller au-delà du faisceau de présomptions. Nous ne publions donc ici que la partie émergée de l’iceberg, les faits démontrés par des documents. Situé dans le cœur du Paris historique, en bordure de Seine et face à Notre-Dame, le pied-à-terre parisien de l’ancien ministre algérien de l’Industrie Abdeslam Bouchouareb, qui fut directeur de la campagne présidentielle d’Abdelaziz Bouteflika en 2014, charmerait n’importe quel amoureux de la capitale : 156 m2 achetés, à son nom, 1.180.000 € en 2006 –dont 580 000 payés comptant– et estimés aujourd’hui entre 2,5 et 3 millions €.
C’est là, entre les bouquinistes et la foule de touristes, que l’ex-ministre se serait réfugié il y a quelques semaines, refusant de répondre aux convocations répétées de la justice de son pays. Nommé plusieurs fois au gouvernement depuis le milieu des années 1990 et élu député à deux reprises, Abdeslam Bouchouareb, 67 ans, est soupçonné par la justice de son pays d’avoir attribué contre pots-de-vin des marchés publics à certains entrepreneurs. Son dossier a été transféré
à la Cour suprême et un mandat d’arrêt international a été émis à son encontre.
Les juges cherchent à démêler ses liens, non seulement avec ces chefs d’entreprise, mais aussi avec le frère de l’ex-président Bouteflika, Saïd, emprisonné depuis le 5 mai.
Epinglé en 2015 dans un ouvrage (1), Abdeslam Bouchouareb avait assuré aux auteurs «être résident en France depuis 1978 et n’avoir rien à cacher» sans donner davantage de détails sur les revenus perçus en dehors de son pays et qui lui auraient permis d’acquérir un bien aussi prestigieux au cœur de Paris. Il n’avait alors aucune activité privée connue. Depuis, les «Panama Papers» ont révélé qu’il était également propriétaire d’une société offshore basée au Panama. Existe-t-il un lien entre l’appartement parisien et cette société ? Abdeslam Bouchouareb n’a pas répondu à nos messages laissés sur son répondeur parisien.
Dans le 12e arrondissement, un quartier résidentiel familial, nous avons trouvé un bien de l’ex-chef du protocole de la présidence algérienne, Mokhtar Reguieg. Indétrônable auprès du président Bouteflika durant quatorze ans et jusqu’au dernier jour de son mandat le 2 avril, Reguieg occupait un poste clé, aux premières loges du pouvoir, au sein du petit cercle de confiance du chef de l’Etat. C’est avec sa fille, étudiante, et sa femme qu’il a acheté au nom d’une société civile immobilière (SCI), Deberg, un petit 2 pièces à deux pas de la mairie en février 2018. Une transaction à «seulement» 320.000€, mais payée comptant. Quelle est l’origine de ce qui, pour un haut fonctionnaire algérien, représente une fortune ? Témoin privilégié du quotidien d’Abdelaziz Bouteflika à la résidence de Zéralda ces 14 dernières années, Mokhtar Reguieg n’est malheureusement pas un homme facile à joindre, nous n’avons donc pas pu l’interroger…
Les adresses parisiennes de politiques algériens, y compris les plus puissants, ne manquent pas. On a beaucoup parlé, il y a quelques années, du luxueux appartement sur les Champs-Elysées, près de l’hôtel Claridge, acheté 860.000 € par la fille, encore étudiante, de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal.
Mais il y en a d’autres. Une recherche au cadastre nous confirme les biens à Neuilly-sur-Seine d’Amar Saïdani, président de l’Assemblée populaire nationale de 2002 à 2004 puis secrétaire général du FLN, le parti majoritaire, de septembre 2013 à octobre 2016. Acheté en 2009 pour 665.000 € –payé pour moitié par prêt bancaire et pour moitié sur deniers personnels–, le 4 pièces de 101 m2 situé boulevard Victor-Hugo est toujours au nom de la SCI L’Olivier qui associe cet homme politique de premier plan à plusieurs membres de sa famille.
SCI, PRÊTE-NOMS OU MONTAGES OPAQUES
Très souvent les acheteurs n’apparaissent pas au grand jour. Ils se font discrets derrière des SCI, des prête-noms ou des montages plus opaques encore. Pour comprendre ces mécanismes, nous avons interrogé l’un des militants les plus investis dans la traque des avoirs algériens à Paris, Hocine Djidel. C’est à la suite d’un contentieux personnel avec le (wali - préfet) Gouverneur du Grand Alger Chérif Rahmani que cet anthropologue installé en France a commencé à enquêter sur les biens immobiliers à Paris de cet influent personnage qui sera plusieurs fois ministre. Un travail de longue haleine qui permettra au militant de révéler à la fois le patrimoine de ce dernier et les méthodes étonnantes employées pour acquérir un 84 m2 situé au 2e étage d’un immeuble moderne du 16e arrondissement, acheté 878.000 francs et estimé aujourd’hui à un peu moins d’un million d’euros. Comme le révélera «Le Canard enchaîné» grâce au travail de fourmi de l’anthropologue et comme nous l’ont confirmé les documents obtenus aux greffes du tribunal de commerce, la 1ère SCI propriétaire de ce bien a été créée en 1997 au nom du chauffeur du ministre. Puis les SCI seront progressivement transmises par plusieurs intermédiaires jusqu’à l’épouse de ce dernier, Zoubida Bentahar. En 2015, une donation devant notaire transférera les parts aux enfants de Chérif Rahmani et son épouse qui, d’après les documents en notre possession, en a toujours la jouissance…
Les hommes d’affaires sont nombreux eux aussi à s’afficher dans les beaux quartiers de la capitale ou sa banlieue chic : le milliardaire Mourad Oulmi, propriétaire, notamment, de biens dans l’immeuble de l’ancien ambassadeur Bedjaoui à Neuilly, Ayoub Aïssiou, patron de la chaîne de télévision
Al Djazairia One, ou Issad Rebrab, 1ère fortune d’Algérie mais dont les activités en France sont aussi bien connues.
Quant au sénateur Bachir Ould Zemirli, son portefeuille immobilier parisien est lui aussi bien garni. Cet homme d’affaires dans le secteur agroalimentaire, patron du club de foot de Hussein Dey à Alger et ex-N° 2 de la Fédération algérienne de Football possède avec son gendre Ayoub Aïssiou plusieurs SCI, telles que Les Jasmins ou Real Invest Corp. Des sociétés au nom desquelles on retrouve à la fois la gérance d’un hôtel et la propriété de plusieurs appartements comme un 150 m2 acheté 933.000 € en 2014 et aujourd’hui estimé autour de 1,9 million €. Ou bien encore un 5 pièces acquis pour 3,4 millions € en 2011, rue Vanneau, dans le 7e.
Un appartement de très haut standing. Joint au téléphone, Ayoub Aissiou, l’une des grandes fortunes de l’agroalimentaire, l’immobilier et les médias en Algérie, assure être en règle : «Je n’ai rien à me reprocher, je suis résident en France et d’ailleurs j’y suis locataire», affirme-t-il, refusant de rentrer dans le détail de ses biens ou de leur financement : «Il faudrait que je voie avec mon avocat pour ça.»
La justice française pourrait-elle faire la part des choses entre biens mal acquis et investissements honnêtes ? A Tracfin, l’organisme du ministère de l’Economie et des Finances chargé de la lutte contre la fraude, on reste très prudent. Un responsable explique : «Le fait qu’un client soit une personnalité politiquement exposée n’est jamais en soi un motif suffisant de déclaration de soupçon.» Il faut, par exemple, «un décalage trop important entre le prix d’achat du bien et les revenus officiels de l’investisseur», explique Sara Brimbeuf, de Transparency. «Typiquement, un ministre ou un haut fonctionnaire qui gagnerait 5.000 €/mois et achèterait un hôtel particulier pour plusieurs millions d’euros, précise la juriste. Il y a alors une présomption de bien illicitement acquis et c’est à l’acheteur de démontrer que l’argent provient de sources licites.»
Un signalement difficile lorsqu’on a affaire à des chefs d’entreprise millionnaires. Mais pourquoi la justice française ne se saisit- elle pas, a minima, du cas des hommes politiques sur lesquels les plus lourds soupçons pèsent et dont certains sont connus depuis plusieurs années ? «Une action pourrait être déclenchée par les autorités françaises, estime Sara Brimbeuf. Mais pour cela, il faut une volonté politique.» Pour l’instant, celle-ci fait défaut.
(1) «Paris-Alger une histoire passionnelle», par Christophe Dubois et Marie-Christine Tabet, Stock.
DE LONDRES À DUBAÏ
Les grandes fortunes algériennes ne limitent pas leurs investissements immobiliers à la France. Londres, Dubaï, Genève, Montréal… on parle même d’investissements en Ukraine de la part de généraux formés autrefois à l’école soviétique et ayant maintenu des liens sur place. Les Algériens en général, et les plus fortunés en particulier, ont également investi ces dernières années en Espagne. C’est le cas du patron des patrons Ali Haddad, propriétaire d’un hôtel à Barcelone.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 28/07/2019
Posté par : frankfurter
Photographié par : Par CÉLINE LUSSATO
Source : Enquête sur LE NOUVEL OBSERVATEUR N°2855 du 25 juillet 2019