Charme, sensibilité, émotion Un superbe roman par l'émouvante mais discrète sensibilité, la finesse d'analyse et la qualité des sentiments. L'auteur a choisi de situer son intrigue au coeur même du contact entre la civilisation arabo-berbère et l'occidentale. La colonisation est, certes, présente en deux épisodes : celui de l'assassinat du capitaine français par des malfrats, épisode vite laissé de côté, et la blessure au combat pendant la guerre de 1914-18 d'El-Ferdi, le mari de la principale héroïne. En choisissant le peintre orientaliste Etienne Dinet, converti à l'islam, l'auteur a placé son sujet sur le terrain de la rencontre entre l'Algérie, son peuple, ses paysages et sa civilisation et la frange anticonformiste, voire libertaire, atypique de la culture française qui fut conquise par ces derniers. Le roman peint une civilisation arabo-berbère ignorant superbement la colonisation pour vivre retranchée dans ses traditions séculaires dans les profondeurs de l'Algérie à Ouargla.
La rencontre avec le peintre français, son goût pour les images, les paysages mais aussi les portraits, la sensualité des formes plastiques et la vie de l'esprit à travers elles, est l'occasion d'une peinture sensible, profonde, sans fard ni préjugés, des femmes et des hommes qui peuplent cette civilisation traditionnelle. L'auteur montre l'émergence chez une jeune femme de l'expérience de la passion, par essence exaltation du sujet individuel. Il dessine les stratégies de réponses des traditions du milieu féminin ou masculin, ses générosités, ses accommodements, ses castrations, ses aveuglements, ses cruautés ou ses bassesses.
Il dresse le portrait de Chelbia depui sa jeunesse jusqu'êu moment où elle est l'aïeule de quatre-vingt dix ans. Elle aurait pu fournir le sujet à un roman à elle toute seule avec ses différentes vies. En face, Fayçal Ouaret brosse le parcours du fils du cadi avec ses blessures intimes (il a été violé à plusieurs reprises par le taleb de la Médersa), sa passion salvatrice pour une belle et remarquable figure de prostituée, son impuissance avec Chelbia, la belle épouse qui ne l'aime pas.
La noblesse et la force d'El-Ferdi, la discrétion du deuxième mari contrastent avec l'incapacité du vieux peintre libertaire français à s'engager envers Chelbia et à répondre à son amour. Il y a dans tout cela une peinture chaude, humaine et lucide d'un monde travaillé par ses propres déséquilibres internes et l'irruption de valeurs nouvelles et les insuffisances représentées par le peintre français.
Au coeur de l'intrigue et de la symbolique du roman il y a " l'objet inestimable de la transmission " individuelle et collective. L'exemplaire du Coran illustré par le peintre Dinet figure d'une certaine façon l'héritage d'une symbolique orientalo-occidentale, d'un métissage, que l'islamiste Chihab Eddine veut détruire par tous les moyens et que Ledma, la petite-fille de Chelbia, conservatrice du musée Dinet, abrite et protège avec courage. On pense, en contre-exemple, à l'héroïne de la Nuit des Origines de Noureddine Saadi, qui meurt de vouloir se débarrasser d'un manuscrit précieux de piété musulmane, héritage ancien de sa famille.
Beaucoup de pages de ce roman sont dignes de figurer dans une anthologie de la littérature algérienne. La douceur, la poésie, la sensibilité, l'émotion qui se dégagent de cette oeuvre exercent un effet de charme puissant sur le lecteur. Il faut ajouter la subitilité de la construction. L'auteur a donné un accès direct à l'expérience du peintre par le recours au journal intime. Le reste du récit est porté par le narrateur, par l'auteur qui apparaît en personne, par la descendante contemporaine de Chelbia, par les propos rapportés de cette dernière parvenue à l'âge de quatre-vingt dix ans.
Le cadre contemporain donné au récit contribue à expliciter les problèmes que pose le rapport à l'héritage du symbolique Oriental et Occidental aux états Algérien et Français. Le fait que les protagonistes du débat autour de l'héritage symbolique soient des architectes semble établir un parallèle actuel à ce qui fut la rencontre troublée entre le peintre Dinet et Chelbia. La passion du jeune architecte français Lucas pour son homolgue épyptienne, la liaison entre lui et Ledma semblent redoubler la liaison entre Dinet et Chelbia et s'opposer à elle par contraste pour mettre en evidence les évolutions intervenues.
Seuls éléments déroutants sont la disparition mystérieuse de Lucas et l'origine européenne de Chihab Eddine, l'islamiste terroriste. Faut-il y voir la suggestion que Chihab Eddine - Eddine comme le nom musulman de Dinet - est un rejeton bâtard du peintre, dans tous les sens du terme, un effet subversif d'une hybridation cachée et interdite? La disparition de Lucas est-il le signe d'une culture occidentale en perte de repères dans le nouveau contexte de l'Orient et de l'Occident en Algérie.
En définitive un grand talent de romancier empreint de charme, de sensibilité, d'émotion alliés à une subtilité d'analyse et de peinture tout-à-fait exceptionnelle s'exprime à travers le premier roman de cet auteur.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 15/02/2006
Posté par : nassima-v
Ecrit par : Max Véga-Ritter
Source : www.dzlit.free.fr