Publié le 14.03.2024 dans le Quotidien d’Oran
par Djamel Labidi
Frappes, sanctions, bases militaires, s'il y a bien un mot qui exprime l'unité des manifestations de l'hégémonie occidentale, c'est bien le mot de «monopole».
Permettez-moi, d'abord, de vous convier à réfléchir sur le mot «frappes» dans sa signification militaire: frappes en Syrie, frappes en Irak, frappes au Yémen, frappes au Liban etc.. On remarquera qu'effectuer des frappes a toujours été le monopole reconnu et même accepté des puissances occidentales en général, puis surtout des États Unis et accessoirement d'Israel.
On y trouve une connotation de punition, de corrections données forcément à quelqu'un d'inferieur, puisqu'il est implicite qu'on peut le frapper mais que lui ne peut le faire. Il s'y trouve aussi une connotation d'avertissement, un sous-entendu que la prochaine fois ce sera pire, bien plus grave. Il suppose aussi l'impunité puisque la punition, dans sa signification commune, est administrée par le maitre et que celui qui la subit, l'esclave, et même l'élève naguère, ou toute personne contrainte à la soumission, sont supposés ne pouvoir refuser «cette punition» ou s'y opposer. Il s'y trouve aussi la notion de «correction» puisque les personnes ainsi soumises d'une manière ou d'une autre, sont supposées la mériter et devoir corriger ainsi leur comportement jugé insatisfaisant, et surtout ne pas récidiver.
Permettez-moi à présent de vous inviter à réfléchir au mot «sanctions». On remarquera de suite qu'elles partagent avec le mot «frappes» une connotation de punition, celle du supérieur à l'inférieur, celle du patron à ses employés, du maitre à un élève indiscipliné, celle d'un pays puissant à un pays plus faible etc.., bref celle d'un dominant à un dominé, qu'il soit une personne sanctionnant d'autres personnes, ou un pays ou un groupe de pays en sanctionnant d'autres.
On notera aussi que si les frappes ont un contenu violent, voire sanglant, les sanctions sont, elles, essentiellement économiques, financières. Dans la hiérarchie des punitions, les sanctions précèdent en général les frappes. On observera que les sanctions sont plutôt réservées aux pays importants, qu'on ne peut pas frapper, ou qu'on hésite à frapper tandis que les frappes sont réservées à des pays ou des groupes humains faibles, dont on ne craint, en principe, rien.
Prenons quelques exemples pour voir comment tout cela fonctionne.
Les frappes
Les grandes puissances occidentales ont frappé régulièrement d'autres pays vulnérables, et ce jusqu'à récemment. Mais ce qui est hallucinant, c'est qu'elles en parlent comme si c'était normal. On frappe des pays, des populations, des aéroports, on se propose de frapper par exemple des installations nucléaires comme c'est le cas pour l'Iran. Pas de problème, normal, banal. On le fait avec un sentiment de bonne conscience, de légitimité.
On peut mieux comprendre alors la réaction américaine aux terribles attentats du 11 septembre sur New York. Les bombardements, les frappes sur un autre pays sont le monopole du seul Occident, voire, de plus en plus à présent, des seuls américains (1). Et ne voilà-t-il pas que les attentats du 11 septembre sont survenus comme une sorte de rupture de ce monopole. D'ailleurs tout le monde avait retenu son souffle, car chacun l'avait compris, même sans le formuler, c'était un sacrilège, c'était d'une audace insensée. Oser agir comme les États Unis l'avait fait sur Bagdad, Belgrade et bien d'autres endroits !
Mais les États- Unis et d'autres puissances occidentales, ont un autre privilège, qui s'est alors manifesté, celui de choisir leur victime. Ils ont déclaré d'abord que c'était les Afghans, puis les Irakiens qui étaient coupables de ces attentats. La riposte a été terrible. À la hauteur du sacrilège. Peu importe que les civils afghans ou irakiens soient coupables ou non. Il fallait faire un exemple comme les nazis, et tous les colonisateurs, le faisaient lorsqu'ils exécutaient des otages pris dans la population pour l'exemple. Il fallait que la punition soit à la hauteur du crime, non pas d'avoir tué des américains, mais d'avoir attaqué l'Amérique. Que faisaient-ils ainsi à 10 000 km de leur pays. Seuls les États Unis avaient le privilège d'aller aussi loin, de considérer la planète toute entière comme leur champ d'action, comme leur «intérêt vital». Il fallait que la punition soit tellement forte, sanglante, que «les esclaves» ne l'oublient jamais. Il fallait que le prix à payer soit tellement insensé qu'ils ne s'aventurent jamais à recommencer. C'est exactement la mentalité d'Israel à Gaza. Là est la logique froide, insensible, méthodique du massacre auquel l'Etat hébreu se livre. Décourager à jamais les palestiniens de se révolter contre Israel.
Les Romains avaient noyé dans le sang la révolte des esclaves conduites par Spartacus. Il parait que les croix des milliers d'esclaves crucifiés se succédaient, dressées sur des dizaines de km le long de la voie Appia. Cassius et Pompée avaient voulu les dissuader à l'avenir de toute envie de révolte. Il aurait été plus économique pour le système esclavagiste romain de les épargner vu leur valeur marchande en tant qu'esclave. Non, la démonstration faite ainsi de la puissance implacable romaine était bien plus importante. Quelques décennies plus tard, 70 ans après, la croix est devenue le symbole du martyr et de la chrétienté.
Les bases militaires
La question des bases militaires est très liée à celle des frappes. C'est en effet à partir d'elles que sont effectuées les frappes.
Les bases militaires sont, elles-mêmes, un quasi-monopole occidental. Quel autre pays du reste du monde a des bases militaires en dehors de son territoire ? (2)
Il y a huit cents bases américaines dans le monde. C'est la principale raison d'ailleurs de l'énorme budget militaire américain, 800 milliards de dollars, qui est loin de correspondre à une efficacité militaire proportionnelle à ce montant. La France et le Royaume Uni en possèdent évidemment bien moins que les États- Unis, mais à elles seules, néanmoins, plus que tout le reste des pays du monde.
Que font ces bases à des milliers de km du territoire de leurs propriétaires? De quel droit? C'est pourtant la Chine, et la Russie, qui n'en ont pas à l'extérieur de leur territoire, qui sont accusées d'agressivité et de menacer l'Occident.
Il ne s'agit pas seulement d'une inversion de la réalité, il s'agit d'un droit vécu comme un droit naturel par l'Occident impérial, quasi divin, et, paradoxe, parfois accepté inconsciemment par les autres pays, de la même manière que le droit du maitre, du seigneur est intériorisé.
La base militaire devient elle-même un casus belli. Si elle est menacée, elle devient à son tour une raison de frapper les pays désignés comme coupables. C'est ce qui s'est passé dernièrement pour les bombardements en Irak et en Syrie. On décide que c'est l'Iran qui est derrière tout cela à travers les pays ou organisations qu'elle influence. On a même inventé le terme de «proxy» pour le dire. On oublie tout simplement que l'Iran, l'Irak, la Syrie, les Houthis sont chez eux, dans leur région, et non à proximité des côtes pacifiques californiennes ou atlantiques. Mais il est vrai que dans l'esprit hégémonique, le monde tout entier fait partie de l'espace vital occidental.
Israel finalement n'a pas d'autre logique que celle de la base militaire menacée. Elle s'est étendue sans arrêt aux dépens du territoire palestinien, et des territoires voisins. Ces extensions créent inévitablement des conflits qui servent, à leur tour, à justifier, plus d'extensions, pour «des raisons de sécurité», et de nouvelles frappes. Israel, notons- le, partage, par assimilation à la notion d'Occident, ce privilège spécifiquement occidental des frappes. Elle peut frapper elle aussi en Syrie, au Liban, elle songe en permanence à frapper en Iran.
Les sanctions
Les sanctions sont, elles aussi, un monopole occidental, qu'elles soient économiques, financières et mêmes sportives, comme pour les jeux olympiques, ou juridiques comme l'utilisation dernièrement du Tribunal pénal international contre la Russie. Ce sont elles qui expriment le mieux l'attitude occidentale du «deux poids deux mesures», comme cela a été flagrant tout dernièrement encore, concernant la tragédie de Gaza.
Les sanctions en effet ne peuvent venir, elles aussi, que d'un côté. Ici le monopole est encore plus évident, plus clair. On imagine mal la Russie ou la Chine geler des avoirs, ou prendre des sanctions financières ou commerciales internationales contre les États unis ou d'autres puissances occidentales, à part quelques mesures limitées de rétorsion réciproque.
Il ne faut pas se tromper. Si des sanctions ne sont pas prises par le Conseil de sécurité, comme par exemple concernant Israel, ce n'est pas, à bien y réfléchir, à cause du droit de véto américain, c'est parce que les autres pays non occidentaux, les plus puissants, ne peuvent en prendre, ni d'ailleurs les États arabes voisins. En interdisant des sanctions internationales contre Israel, les États-Unis rappellent ainsi que la sanction est un monopole, un privilège occidental. Preuve en est, les sanctions prises par les américains contre l'Iran, l'Irak, la Lybie etc.. etc. Les énormes sanctions prises contre la Russie à de multiples reprises n'ont pas eu besoin de l'aval du Conseil de sécurité. Les pays occidentaux n'en avaient cure. Ils avaient les moyens de les appliquer seuls.
Le monopole
On l'aura remarqué, s'il y a bien un mot clé dans tout ce qui vient d'être écrit, et qui exprime l'unité des manifestations de l'hégémonie occidentale, c'est bien le mot de «monopole»: monopole des frappes, monopole des bases militaires, monopole des sanctions. On en arrive ainsi, par touches diverses, à l'explication que nous cherchions depuis le début de cet article, celle du «deux poids deux mesures». Le dictionnaire le définit de la façon la plus concise qui soit ainsi: «Juger deux choses analogues avec partialité, selon des règles différentes».
On pourrait dire alors, mais trop vite, qu'il s'agit d'une position immorale de l'Occident dominateur qui contredit le droit international, qui contredit les valeurs mêmes dont il se réclame. C'est le discours innocent, qui lui est sans cesse adressé, mais qui n'a jamais rien changé. «Causes toujours», semblent-ils dire.
Il y a un monopole qui est exercé par les États- unis, et certains de leurs alliés, sur les principaux leviers du pouvoir mondial, sur les principaux mécanismes de l'hégémonie planétaire. Et ce monopole est le résultat d'un déséquilibre qui subsiste, même s'il est actuellement en recul, à travers un rapport de forces qui persiste au bénéfice de l'Occident. Le secret du «deux poids deux mesures» est tout entier là, dans ce déséquilibre. Le monopole occidental sur certaines formes d''actions internationales n'en est que la conséquence.
Si ce «deux poids deux mesures» est exercé, c'est que tout simplement il est possible. Ce déséquilibre est évident. Il est impossible au pays du reste du monde, même aux pays les plus puissants d'entre eux, Chine, Russie, Inde, de songer à une intervention militaire, contre un allié américain, comme Israel par exemple, même si ce dernier oublie et viole toutes les règles du droit international et la morale humaine. L'assurance d'Israel, son attitude de défi envers le monde, le prouvent. Les grandes puissances du monde non occidental pourraient-elles livrer des missiles sol-air aux palestiniens, ou au Hizbollah libanais pour abattre les avions israéliens qui bombardent à Gaza. C'est impossible et ça n'est même pas, aujourd'hui, imaginable. L'Occident, la France d'abord puis les États Unis ont littéralement doté Israel de l'arme nucléaire. Pourrait-on imaginer que la Chine ou la Russie le fassent pour l'Iran ? Les États-Unis ont menacé de déclencher le feu nucléaire lorsque l'URSS, en 1962, avait installé des missiles à Cuba et ils l'ont obligée à les retirer, mais ils rejettent la réaction de la Russie lorsqu'elle refuse l'installation de missiles à ses frontières. Les dirigeants occidentaux veulent mobiliser l'opinion contre «la menace russe», contre l'arrivée, un jour, des «chars russes aux portes de Paris, de Berlin.» mais les chars allemands, français, américains sont déjà aux portes de la Russie, en Ukraine. On pourrait multiplier les exemples.
Le «deux poids deux mesures», une cause ou une conséquence ?
En d'autres termes le «deux poids deux mesures» n'est pas une cause mais une conséquence du rapport de forces. La contradiction entre les valeurs et les principes proclamés par l'Occident n'est pas une exception, une anomalie, un incident de parcours, une déviation qui serait corrigée par de bonnes âmes, par des dirigeants éclairés. Il en est la règle même.
Il ne s'agit pas seulement d'adopter une position moralisante sur cette question en reprochant à l'Occident de ne pas agir conformément à ses valeurs. Le faisant, on se trompe lourdement. A la limite, cette forme de critique est très acceptable par l'occidentalisme, surtout son aile soft, puisqu'elle équivaut à confirmer, par défaut, que la domination occidentale est détentrice de ces valeurs et que c'est à la limite une erreur. Le deux poids deux mesures est l'ADN, comme on dit aujourd'hui, de la domination occidentale. Il en est, hélas, jusqu'à présent, la culture même.
Si le deux poids deux mesures, s'exerce, c'est qu'il est possible, c'est qu'il y a encore un déséquilibre important, entre le poids international de l'Occident et celui du reste du monde. C'est ce déséquilibre qui explique les souffrances inimaginables des peuples, comme c'est le cas actuellement à Gaza. Ils ont toujours été contraints de combler ce déséquilibre de leurs corps, de leur sang.
Il y donc encore du «pain sur la planche». La domination occidentale a certes beaucoup faibli, elle est en déclin, mas elle est encore présente. C'est même son déclin qui explique son regain d'agressivité. Naguère, comme pendant la guerre du Vietnam, ou même les guerres coloniales, l'idéologie occidentaliste pouvait reconnaitre certaines vérités car l'Occident ne sentait pas sa domination globale menacée, n'avait pas le sentiment de vivre un conflit existentiel, mais aujourd'hui la propagande n'accepte plus la moindre contrariété, la moindre nuance dans le discours dominant.
Ce qui est sûr c'est que la dynamique du changement, dans le monde, est lancée. Cela ira plus ou moins vite mais elle ne pourra s'arrêter. La nouvelle génération, les peuples du monde, et avec eux les peuples occidentaux, connaitront un nouvel ordre international de nations qui iront de plus en plus vers une égalité réelle, quelle que soit leur niveau de puissance et de force. Le vieux rêve internationaliste avait échoué sous la forme d'un socialisme universel. Il est renouvelé aujourd'hui par un autre biais, qui s'appelle parfois les BRICS, parfois un monde multipolaire. Peut-être que «cette fois-ci sera la bonne». Peut- être sortira-t-on alors de cette malédiction vieille comme le monde, du combat de tout le monde contre tout le monde, de ces massacres sans fin, de l'état de guerre permanent. Peut-être oui, .. sauf catastrophe mondiale que peut faire craindre un tournant historique aussi vertigineux. Est-il possible encore de garder la certitude de l'optimisme ?
Notes
(1) Le cas de la guerre en Ukraine est évidemment diffèrent. Il s'agit d'une guerre réciproque de haute intensité qui oppose la Russie à l'Ukraine ou plus exactement à celle-ci et l'alliance occidentale.
(2) Peut- être la Russie, pour sa base en Syrie, mais, c'était plus une opération menée sur la demande de la Syrie qu'une installation permanente. Il y aurait une base militaire chinoise en Somalie mais elle y est présente, aux côtés des autres grandes puissances, pour des considérations globales de sécurité maritime.
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Posté Le : 17/03/2024
Posté par : rachids