Algérie

Objets perdus



La voisine préférée de l'inquiétude est la suspicion. Toute la journée, elles jasent. C'est une alliance naturelle qui peut raisonnablement s'expliquer. De peur que l'inquiétude ne soit justifiée, on préfère être suspicieux, histoire de ne pas subir les contrecoups d'une déception brutale. Les amoureux connaissent bien ce phénomène. Les statisticiens aussi, pour des raisons différentes. Mais on a beau savoir tout cela, on finit par se faire avoir. Que voulez-vous, à force d'être inquiets, l'inquiétude finit par vous devenir une seconde nature. Tenez, empruntant ce matin pour la première fois la trémie flambant neuve du Pont des Fusillés, je me suis demandé où pouvait bien être passée la plaque qui rendait hommage aux 26 martyrs du 17 mai 1957.En conduisant dans la furie automobile de notre bonne ville d'Alger, pas moyen de le vérifier. Dans la journée, la question m'est revenue plusieurs fois. Je me suis souvenu que j'avais dû bien grandir avant de comprendre que l'appellation de « Pont » des Fusillés était erronée, puisque l'assassinat collectif de civils algériens ramassés çà et là, en représailles à l'attentat contre deux soldats français, avait eu lieu en aval du chemin Fernane Hanifi (ex-Vauban) et non au Pont de Lafarges (entrée ouest d'Hussein Dey). Le mur où figurait la plaque avec les 26 noms (dont trois non identifiés en fait) a été détruit.Le soir, après une journée de circulation affairée parmi des plus affairés que moi (ils en ont tous l'air), j'ai décidé de vérifier. Sur place, un jeune gardien de parking sauvage m'a indiqué l'endroit exact de l'ancienne plaque, soit au niveau actuel de la rambarde de la trémie. Devant ma mine grave, il a tout de suite intervenu : « Eh, mon oncle ! Ne t'inquiète pas, ils en ont mis une nouvelle ! » Effectivement, un peu plus loin, une stèle aussi neuve que la trémie, un parallélépipède de marbre noir et blanc, porte à nouveau la liste de ces martyrs de l'abjection coloniale. Rassuré, bien que déçu qu'on n'ait pas gardé l'ancienne plaque, je suis reparti. J'ai oublié de payer le jeune gardien et il ne m'a rien demandé, à part si je connaissais quelqu'un sur la liste.« Personne, lui ai-je répondu, mais nous devons tous les connaître. » Je suis rentré, me moquant de mes inquiétudes, mais là, je viens de me rendre compte de ce qui m'a intrigué sur le front de mer, emprunté deux fois aujourd'hui, aller-retour à Bab El Oued. Les têtes de lions en relief qui ornaient les arcades ont toutes disparues ! Je me disais bien' Ces traces rondes au sommet des colonnes ! Les têtes étaient sur les voûtes des rampes de la gare centrale avant d'être promues sur le boulevard. Où peuvent-elles bien être maintenant, remplacées par des porte-oriflammes laids et mal faits ' C'est fou combien de choses disparaissent à Alger où même les statues ont des jambes valides ! Celles du rond-point du Palais du Peuple courent toujours.


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