L'accord d'Ankara
ne règle peut-être pas la crise du nucléaire iranien. Il confirme néanmoins la
montée d'une autre diplomatie, qui trouve son origine historique dans la
Conférence de Bandung de 1955.
Il y a près de 15
jours, une dépêche de presse a fait sensation. La signature d'un accord entre
l'Iran, le Brésil et la Turquie, était intervenue le 15 mai dernier sur le
dossier très sensible du nucléaire iranien. «Avec la signature d'un accord
d'échange des stocks iraniens d'uranium faiblement enrichi contre du
combustible pour le réacteur de Téhéran, les sanctions internationales contre
l'Iran sont devenues inutiles, déclarait à l'issue du marathon diplomatique,
Ahmet Davutoglu, chef de la diplomatie turque. «une grave crise politique a été
désamorcée, et les craintes face à l'Iran se sont dissipées»;
La réponse du
Conseil de Sécurité (tout au mois celle des USA, de la Grande Bretagne et de la
France) à cette initiative diplomatique innovante fut tout aussi surprenante :
«pas question d'accorder le moindre crédit à ce bout de papier, Téhéran ne
comprends que le langage des sanctions !» déclarèrent en substance et à
l'unisson, Washington, Londres et Paris. Mais l'accord d'Ankara éloigne un peu
plus une solution militaire.
Le problème
récurrent de l'option nucléaire
Les
interrogations, les raisons de doute et de scepticisme néanmoins ne manquent
pas. Après des années de volte-face, de double discours, de propos apaisants
étant entrecoupés de proclamations guerrières, Téhéran a surpris en acceptant
le «deal turco-brésilien» : la communauté internationale pourra même mener des
inspections dans le but de confirmer le caractère civil des installations
nucléaires iraniennes ! Selon les médias turcs, l'Iran enverra son uranium en
Turquie dans le courant du mois.
L'accord constituerait un sérieux virage de
la République islamique. Entouré de voisins possédant l'arme nucléaire
(Pakistan, Russie, Israël), ayant subi une longue guerre avec l'Irak (largement
entretenue par les Occidentaux), subissant très régulièrement des embargos sous
des prétextes divers, menacé régulièrement d'une attaque préventive par les
Israéliens, l'Iran considère que l'obtention de l'arme nucléaire est une
condition nécessaire à la garantie de sa sécurité. Une position qui peut
paraître réaliste tant sont grandes les tensions régionales : conflit
israélo-palestinien, guerre civile dans un Irak toujours occupé militairement
par les Etats-Unis, Afghanistan, risques persistants d'un dérapage
indo-pakistanais, menaces terroristes sur l'ensemble de la zone… Les tenants de
l'interdiction du nucléaire en Iran font valoir, non sans raison, que la
nouvelle République islamique a ces dernières décennies, largement contribué à
la déstabilisation du Proche et du Moyen-Orient, position cristallisée récemment
le soutien (armé) à la Syrie, au Hezbollah libanais ou au Hamas palestinien.
Les Etats-Unis sont d'autant plus fermes sur
le dossier iranien, qu'ils mènent une offensive diplomatique internationale
pour accroître la dénucléarisation en bloquant la candidature de nouveaux pays
candidats, en forçant des pays qui possèdent l'arme suprême (Israël, Inde,
Pakistan) à signer le Traité de prolifération nucléaire (TPN) et en demandant
aux signataires actuels de réduire leur potentiel d'armement.
Sur ces trois principaux points, l'offensive
diplomatique des Etats-Unis (qui possède avec la Russie 90% des têtes
nucléaires) semble marquer le pas. Elle ne convainc pas vraiment les autres
pays.
L'ensemble du dossier est en effet marqué par
la contradiction suivante : s'il est vrai que la multiplication de pays
possédant l'arme atomique, accroît mécaniquement les risques de conflits
nucléaires directs ou dérivés (utilisation de déchets ou de « bombes sales »par
les mouvances terroristes), il est tout aussi vrai pour nombre de nations, la
dissuasion nucléaire est la meilleure garantie par leur intégrité territoriale
et la sécurité de leur population.
Nouvelle
diplomatie et crise financière
La réaction des
grandes puissances face à l'innovante action turco-brésilienne ne s'explique
pas seulement par leur scepticisme sur un changement soudain et définitif de
l'état iranien. Il y a eu comme un certain agacement devant l'irruption de ces
«nouveaux venus» culottés dans la grande diplomatie internationale. Peu
d'observateurs croyaient à l'initiative du Président Lula, qui fut d'abord
considérée comme une nouvelle foucade du dirigeant brésilien, proche de
«l'alter mondialisme». Le ralliement d'abord prudent de la Turquie surprit plus
encore, car ni la Russie, ni la Chine, pourtant favorables à un compromis,
n'apportèrent leur soutien à une opération improbable qui finalement a
débouché.
Même si l'accord iranien ne tient pas toutes
ses promesses, les acteurs traditionnels du grand jeu international, ont
observé une nouvelle fois avec un peu d'aigreur, que les règles de la
diplomatie internationale étaient en train de changer du fait même de la
mondialisation.
Déjà, lors de la dernière décennie, les
échecs successifs et répétés d'un encadrement du commerce mondial à travers les
tentatives du GATT et de l'OMC, trouvent leurs explications dans la résistance
du groupe des «pays émergents». La quasi-faillite du système financier
international a accru la méfiance de pays qui subissent les contraintes des
mêmes institutions financières alors qu'ils connaissent toujours de taux de
croissance très élevés.
Le président Lula n'a pas fait mystère du
contexte économique mondial pour justifier l'offensive diplomatique
turco-brésilienne : «Le Brésil veut s'orienter davantage vers les pays
émergents, a déclaré le président Lula lors d'une conférence de presse commune
avec son homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad. “La crise financière mondiale,
qui a montré le besoin d'un nouveau système commercial multilatéral, a accru
notre intérêt pour l'Iran”, qui est “l'un des trois principaux marchés du
Brésil” parmi les pays en développement, a ajouté le chef de l'Etat brésilien.»
L'autorité des marchés financiers est en
effet mise à rude épreuve par la persistance et l'aggravation de la crise actuelle.
Il n'est pas anecdotique de constater que les principales bourses mondiales -
par ordre d'apparition de cotations quotidiennes Tokyo, Francfort, Londres,
Paris, New-York -, qui régulent au jour le jour la circulation des capitaux et
de l'épargne mondiale et les orientent à leur gré vers l'investissement, la
consommation ou la spéculation, sont toutes situées dans des pays soit en très
faible croissance, soit très endettés, soit les deux.
Les difficultés actuelles des principaux pays
industriels à débarrasser leurs économies de mouvements spéculatifs aussi
dangereux que marginaux, écornent gravement leur prétention à mener une
gouvernance mondiale autant sur le plan macro-économique que géopolitique.
Cette mise en doute de l'efficacité des
grandes puissances rappelle un autre grand moment de contestation de l'ordre
mondial : la conférence de Bandung de 1955.
De Bandung aux
Non-Alignés
Le contexte en
était fort différent mais également un peu similaire. En pleine Guerre Froide
où s'affrontaient aux lendemains de la seconde guerre mondiale, deux blocs,
capitaliste et communiste, prêts à en découdre, y compris sur le plan
nucléaire, une 1ère conférence internationale s'est tenue du 18 au 24 avril 1955
à Bandung, en Indonésie, réunissant pour la première fois les représentants de
vingt-neuf pays africains et asiatiques (dont le Japon, seule pays industriel
développé) de ce que l'on appellera ensuite le tiers-monde, en analogie
peut-être avec le «Tiers-état» de la Révolution française, ; qui pouvaient
définir une «3ème voie». A l'origine de cette initiative, des leaders
incontestés tels Gamal Abdel Nasser (Égypte), Nehru (Inde), Sukarno (Indonésie)
et Zhou Enlai (Chine).
Le climat est fortement marqué alors par
l'anti-colonialisme et les luttes de libération nationale : entre 1945 et 1955,
une trentaine seulement de pays d'Afrique et d'Asie ont réussi à accéder à leur
indépendance. Les cinq puissances invitantes, l'Inde, Ceylan (l'actuel Sri
Lanka), le Pakistan, la Birmanie et l'Indonésie – prennent d'emblée partie pour
l'accélaration de la décolonisation, pour un processus de paix en Indochine.
Ils protestent contre les essais nucléaires et contre la politique des «blocs»
Ils se prononcent enfin pour l'admission de la République populaire de Chine
aux Nations unies.
Le communiqué final[] de la conférence de
Bandung, inspiré par l'Indien Nehru, est marqué par le neutralisme et les
principes de la coexistence pacifique. Les signataires de la 3ème voie sont
néanmoins divisés sur l'attitude face aux deux grands blocs, entre les
pro-occidentaux (Irak, Iran, Japon, Pakistan, Philippines et Turquie), les
pro-communistes (Chine, Vietnam) et les non-engagés (Inde et Égypte). Face à la
superpuissance des deux rivaux de l'époque, l'URSS et les USA, la neutralité et
le non-engagement étaient davantage des convictions morales que des lignes de
real politik.
La Conférence de
Bandung a pourtant débouché sur une organisation internationale toujours
existante, le «Mouvement des Non-alignés», comprenant 118 états membres, 17
états et 7 organisations internationales associés, initiée par la Conférence de
Belgrade de 1961.
Le but de l'organisation définie par la
«Déclaration de la Havane» de 1979 est d'assurer : «l'indépendance nationale,
la souveraineté, l'intégrité territoriale et la sécurité des pays non alignés
dans leur lutte contre l'impérialisme, le colonialisme, le néocolonialisme, la
ségrégation, le racisme, le sionisme, et toute forme d'agression étrangère,
d'occupation, de domination, d'interférence ou d'hégémonie de la part de
grandes puissances ou de blocs politiques» et de promouvoir la solidarité entre
les peuples du tiers monde. L'organisation, dont le siège est à Lusaka en
Zambie, regroupe près des deux tiers des membres des Nations unies et 55 % de
la population mondiale.
Né au cÅ“ur de la Guerre Froide,
l'organisation avait la volonté de constituer un bloc aussi solide que l'OTAN
autour de Washington et ses alliés, et le Pacte de Varsovie, regroupant la
plupart des pays communistes.
Dans les faits, la cohérence et l'efficacité
des Non-alignés fut beaucoup plus faibles mais le 3ème Bloc trouva sa place et
conserva son identité du fait même de l'affrontement permanent entre les deux
premiers.
De nouvelles grandes
puissances…
La Chute du Mur
de Berlin, la désintégration rapide du système communiste entraîna une phase où
les Etats-Unis devinrent ou crurent devenir ‘l'Hyperpuissance » qui devait
durablement organiser le monde.et notamment son système économique. L'extension
de ce capitalisme promu par Wall Street, prit cependant deux formes
particulières : une nouvelle phase de la mondialisation des échanges
économiques et une prédominance sans pareil d'un capitalisme financier
hyperlibéral.
Dans cette période, l'expression politique
des Non-Alignés, du fait de l'extrême diversité de ses membres, s'est affaiblie
: chaque pays préférant nouer avec la principale puissance des rapports
bilatéraux. Toutefois, sur le plan économique le Mouvement s'est fréquemment
opposé aux instances du «Consensus de Washington», qui regroupe le Fonds
monétaire international (FMI), l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et la
Banque mondiale. Ces trois instances apparaissent comme nuisibles aux intérêts
de ses membres.
Depuis les années 90, les crises financières
régionales à répétition (une tous les trois ans en moyenne), débouchant à
l'automne 2008 sur un collapsus général du système a fait naître l'entité
politique informelle des «BRIC» (Brésil, Russie, Inde Chine auquel il faudra
dorénavant rajouter la Turquie) qui affiche ses ambitions d'être un nouvel
acteur mondial, prônant principalement le multilatéralisme, un partage plus
équilibré des richesses et des solutions non-militaires aux conflits.
Mais ce vaste
programme trouve aussi ses limites. Avec une baisse de 8% de sa croissance, la
Russie doit trouver des solutions d'urgence de son côté. Les puissances
émergentes entretiennent également des rapports ambigus de dominance économique
avec les autres Etats-membres non alignés. Du coup, la Chine privilégie
nettement des rapports bilatéraux avec l'autre grande puissance mondiale, les
Etats-Unis.
S'est ainsi ouvert cette semaine, la deuxième
session du Dialogue stratégique et économique entre les deux pays à Pékin.
-
Votre commentaire
Votre commentaire s'affichera sur cette page après validation par l'administrateur.
Ceci n'est en aucun cas un formulaire à l'adresse du sujet évoqué,
mais juste un espace d'opinion et d'échange d'idées dans le respect.
Posté Le : 27/05/2010
Posté par : sofiane
Ecrit par : Pierre Morville
Source : www.lequotidien-oran.com