Sur cette belle
esplanade qui fait face à la mer, en contrebas de ce quartier populaire, je me
déplace avec précaution. L'air matinal de la Méditerranée
est revigorant et le beau temps permet de flâner dans ce lieu mythique aux rues
grouillantes de monde. J'entends, sur la plage, les rires de quelques enfants
qui osent se rincer le visage avec cette eau froide, purificatrice et
bienfaitrice.
La cohue matinale
des marchands ambulants, qui parfois me bousculent, m'amuse et je sens au large
le rayonnement du soleil qui se lève.
Avec ma petite
sacoche en bandoulière, je retrouve comme chaque samedi mes amis avec lesquels
j'ai travaillé de nombreuses années dans cette petite usine de la banlieue est
d'Alger ou nous avons avec assiduité et abnégation fabriqué petits outils
d'entretien ménager et de nettoyage.
Avec mes amis,
nous faisons chaque week-end le tour de l'actualité. Nous essayons de dévisager
tous ces personnages dont ne nous connaissons que les noms. Nous décryptons
leurs paroles et leurs émotions. Nous parlons politique, économie, culture,
sport et religion avec les mots qui sont les nôtres, un argot pétri de belles
expressions de langue arabe, de français, de berbère et d'espagnol.
Nous entamons
toujours ces conciliabules par l'actualité de la semaine que nous commentons
avec minutie.
En cette matinée
du cet hiver 2012, les manchettes des journaux sont, semble-t-il, plutôt
chargées car l'actualité est importante, dense et triste.
Le monde arabe
est toujours en ébullition. Les troubles se poursuivent sans arrêt et apportent
chaque jour leurs lots d'innocentes victimes.
La vague de froid
a été surprenante et même les plus prévoyants ont été pris au dépourvu. Nous
déplorons cependant que des personnes soient mortes du fait de ces intempéries.
Nous revenons
aussi sur une actualité un peu plus ancienne. Comme ce mois de janvier qui nous
a apporté son lot de tristes nouvelles. L'Algérie a perdu deux de ses meilleurs
enfants.
L'un était un infatigable
militant politique et l'autre un auteur, interprète et compositeur de talent.
L'un était un
tribun hors pair dont les analyses pertinentes ont toujours surpris plus d'un
et l'autre un érudit de musique universelle. L'un était un grand militant de la
cause nationale qui laisse un grand vide dans une arène politique que nous
entendons gémir sous le poids des regrets et des remords.
L'autre s'en est
allé, laissant derrière lui une Å“uvre musicale colossale et de merveilleux
textes qu'il lègue comme un immense héritage à partager.
Ils avaient tous
les deux un amour incommensurable de l'Algérie. Que leurs âmes reposent en
paix.
Avec mes amis,
nous parlons du temps qui passe et des saisons. De la cherté de la vie et de la
pluie. Nous nous inquiétons aussi de nos modestes revenus qui ne nous suffisent
plus car tout augmente. Nous parlons aussi de tout ce qui nous incommode dans
notre vie quotidienne car nous sommes comme même nombreux. De nos déplacements
qui deviennent de plus en plus difficiles et des plus jeunes d'entre nous qui
parfois ont toutes les peines du monde à poursuivre des études qu'ils entament
pourtant avec sérieux et enthousiasme. De ces quelques entreprises qui nous ont
été dédiées et qui ont fermé l'une après l'autre et des nouvelles qui tardent à
être construites pour les remplacer.
Nous parlons de
l'emploi qui nous est de plus en plus inaccessible notamment dans les
administrations et les entreprises. Nous parlons de logements car nous avons
aussi des projets. Des projets de vie et des projets professionnels. Nous
parlons aussi de matériel que nous ne trouvons pas ou qui est très coûteux, des
lieux de convivialité et de détente qu'il faudra créer, des nouvelles
techniques dont nous ne pouvons disposer et qui nous rendraient bien des services
et de tout le reste.
Des livres qui
nous manquent. Et de toutes ces belles choses dont on nous parle et qui nous
rendraient la vie plus facile.
La plupart
d'entre nous ne milite ni dans un syndicat, ni dans
une organisation politique. Nous avons une petite association qui se démène
comme elle peut. Nous ne sommes pas moins intelligents que les autres. Ni plus
d'ailleurs. Nous sommes tout aussi capables d'initiatives. Nous avons eu une
enfance heureuse et nous avons des souvenirs. Nous connaissons la pluie et le
beau temps. Nous avons aussi nos peines et nos joies. Nous entendons tout, même
le souffle de ceux qui ne nous voient plus. Nous devinons tous leurs gestes et
sentons toutes leurs émotions. Mais parfois autour de nous le silence devient
assourdissant et dans ces moments là nous avons l'impression de ne plus exister
dans ce pays qui est pourtant le notre.
Des choses ont
tout de même un peu changé. Nous sommes devenus un peu plus visibles même s'il
y a encore de nombreuses zones d'ombre. Aujourd'hui, face à l'immensité de la
mer dont nous entendons l'écume rugissante, plus nous y pensons et plus nous
savons que les gratifications et les feux de la rampe n'ont jamais été vraiment
notre tasse de thé. Nous préférons plutôt les valeurs humaines, la discrétion
et le songe. Nous avons apprivoisé la nuit et elle ne nous a jamais quittés.
Elle est même devenue une fidèle compagne. Nous ressentons parfois de la
rancÅ“ur mais jamais de haine et nous sommes nous aussi épris de justice. Dieu
merci, la lumière illumine nos cÅ“ur. Nous croyons en
la convivialité, en l'amitié et en tous ces éléments qui, mis en ensemble,
façonnent ce sentiment indescriptible, celui de se sentir heureux d'être chez
soi, d'appartenir à un pays et à un peuple, de vivre dans l'harmonie et le
respect mutuel et de partager avec les autres l‘essentiel.
Voila. Après
avoir tout passé en revue et tout vu, nous finissons, autour d'un thé à la
menthe, ces conciliabules à trois. A trois, oui. La mer, l'obscurité et nous.
Car nous sommes, mes amis et moi, tous non-voyants. Alors de grâce, ne soyez
plus aveugles !. Nous vous demandons juste de nous
entendre. Nous ne sollicitions ni pitié, ni compassion. Mais votre solidarité
qui éclairera aussi notre route.
Il est temps pour
moi de rentrer à la maison. Il commence sans doute à faire sombre et le bruit
des voitures se fait soudain moins fort. Je consulte ma montre qui m'apprend
que l'appel du muezzin est pour bientôt.
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Posté Le : 23/02/2012
Posté par : sofiane
Ecrit par : Salim Metref
Source : www.lequotidien-oran.com