Algérie

Nous sommes confrontés à une menace transnationale. La réponse doit donc être transnationale


Dans la deuxième partie de l'entretien, Laurence-Aïda Ammour remet en cause le retard des pays africains dans la prise des mesures à hauteur de ce défi et parle de l'expérience algérienne...- D'après vous, l'Afrique peut-elle faire face à cette menace '
Avant toute chose, il faut dire que les gouvernants africains savaient qu'un jour où l'autre ils seraient confrontés à la question du retour de leurs ressortissants étant donné que le continent, en particulier le Maghreb, a fourni le plus grand nombre de combattants. Ils auraient dû tirer les enseignements des expériences passées, à savoir qu'à chaque fois qu'une organisation terroriste est défaite, elle opère un mouvement de repli.
Ce qui produit ce qu'on appelle l'«effet mercure». C'est ce qui s'est passé pour Al Qaîda en 2011, pour les groupes occupant le nord du Mali chassés par les troupes tchado-françaises en 2013, et pour Daech à Syrte qui s'est repliée vers le Sud. Les gouvernants doivent accepter que la jonction Afrique-monde arabe est une réalité de la mondialisation du terrorisme.
C'est pourquoi, une stratégie nationale de contre-terrorisme ne peut plus se limiter à une politique circonscrite aux frontières nationales. Il faut prendre en compte la vision globale que les terroristes ont des zones de combat, la fluidité de leurs mouvements et leurs capacités à organiser des filières de recrutement et d'acheminement de combattants : de leur point de vue, il existe une connectivité entre Afrique et Proche-orient, car pour eux, et pour certains islamistes, la Syrie et l'Irak sont des fronts djihadistes légitimes.
Ce mouvement de reflux ne date pas d'aujourd'hui. Il a commencé il y a deux ans. Il aurait donc fallu que les Etats africains réalisent plus tôt que les batailles de Mossoul et de Raqqa allaient avoir des conséquences sérieuses sur leurs pays. Il aurait fallu prendre les mesures à hauteur de ce défi : contrôles drastiques aux frontières de tous les individus arrivant du Proche-Orient ; utilisation de relais locaux dans les espaces où l'Etat est faible et enfin mise en place d'une coopération de renseignement étroite et renforcée entre services afin de repérer les «revenants» qui transitent par les pays voisins.
Dans un tel contexte, l'échange de renseignements ne peut plus être envisagé comme une perte de souveraineté, car il en va de la sécurité de tous les Etats. Nous sommes confrontés à une menace transnationale. La réponse doit donc être transnationale. C'est ce qu'avait fait l'Algérie en 2016, lorsqu'elle a été confrontée à l'arrivée soudaine de 270 Marocains transitant par Alger pour se rendre en Libye : elle a immédiatement mis fin aux vols entre Alger et les aéroports libyens, renvoyé les individus chez eux et prévenu les autorités marocaines.
Rappelons que cet afflux a coïncidé avec un appel vidéo de Daech qui exhortait à la conquête des trois pays du Maghreb, ce qui confirme que l'Afrique du Nord reste une cible prioritaire des terroristes internationaux. Enfin, la pléthore d'initiatives militaires et politiques qui font double emploi et se chevauchent au Sahara-Sahel risque d'en diminuer l'efficacité.
On a bien vu que l'opération Serval, si elle a réussi à contenir les groupes terroristes et à sauver Bamako, a eu pour effet de disperser ces groupes vers d'autres pays et n'a pas empêché leur propagation et leur multiplication. Résultat, de plus en plus de pays ont été touchés par des attaques terroristes, et de moins en moins de pays seront épargnés.
Certes, les dépenses nationales de sécurité des Etats saharo-sahéliens augmentent mais au détriment des actions de développement économique et social. Le G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad) a du mal à être financé et à devenir opérationnel. Les réponses ne sont pas à la hauteur des enjeux. De plus, nous sommes dans une région où les espaces sont vastes, les frontières poreuses et où les forces de sécurité sont faibles dans la plupart des Etats.
- Selon Smaïl Chergui, ces djihadistes maîtrisent parfaitement l'usage des réseaux sociaux et d'internet. Doit-on donner beaucoup d'importance à ce point et préparer un plan d'action '
En ce qui concerne la surveillance des sites de propagande et des réseaux sociaux, je crois que c'est en amont que les choses doivent se passer. Un Etat ne peut pas surveiller tous ses citoyens. Et tous les citoyens ne peuvent être suspectés d'être des terroristes en puissance. La consultation d'un site de propagande ne peut préjuger des opinions de l'utilisateur.
C'est pourquoi ne peuvent être surveillés que les individus repérés comme dangereux par les services de renseignement selon des critères qui ne se limitent pas à l'usage qu'ils font d'internet. N'oublions pas que ce à quoi les sociétés et les gouvernements sont confrontés c'est la diffusion de l'idéologie wahhabite importée du Golfe.
Une idéologie à l'origine de normes conservatrices, du discours radical, de l'apparition des groupes djihadistes et de leur justification pseudo-religieuse. Depuis plusieurs décennies, si elle a pu pénétrer l'ensemble de l'Afrique, c'est grâce à la manne pétrolière et à la complaisance des Etats qui on laissé faire. La radicalisation, des jeunes en particulier, ne se fait donc pas qu'à travers les réseaux sociaux. Ceux-ci ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Plusieurs facteurs interviennent, se combinent et interagissent pour que la manipulation réussisse.
Au préalable, il y a toute une imprégnation d'idées et de valeurs, une certaine vision du monde et de la religion qui transitent et s'imposent par d'autres canaux: la famille, l'école et le système d'enseignement, les fréquentations, le conservatisme social ambiant, la place des femmes dans la société, les journaux, la télévision, l'absence de perspectives, le chômage.
C'est sur ces terrains-là que se joue l'attrait des jeunes pour les idées radicales. Et c'est sur ces terrains-là que les Etats doivent agir pour que l'idéologie issue du wahhabisme soit bannie, ne se banalise plus. C'est un travail de longue haleine qui requiert une volonté politique forte ainsi qu'un contrôle étatique étroit de la sphère religieuse.
- Avez-vous des chiffres des combattants pour Daech partis des pays du Maghreb ' Ou de l'Afrique '
Au niveau mondial, entre 27 000 et 31 000 combattants, venus de 86 pays, auraient rejoint les rangs d'organisations djihadistes en Syrie et en Irak depuis 2011. Pour ce qui est des Tunisiens qui représentent le plus gros contingent de combattants armés, ils étaient 6000 dans les rangs de Daech au Moyen-Orient, il y a deux ans. En 2015, l'ONU avait aussi relevé qu'il y avait 1500 Tunisiens en Libye, 200 en Irak, 60 au Mali et 50 au Yémen.
La même année, «l'association de sauvetage des Tunisiens piégés à l'étranger» indiquait que près de 650 Tunisiens étaient rentrés dans leur pays et avaient été jugés. La Libye servait de pays de recrutement et de formation aux jeunes Tunisiens désireux de combattre en Syrie : pris en charge à Ghadamès (à la frontière algéro-libyenne) pour y recevoir une rapide formation militaire, ils complétaient leur entraînement à Zawiya, puis partaient de Brega pour Istanbul, et de là pour la frontière syrienne. Le recrutement de Marocains a connu son plus haut niveau entre juin et décembre 2013.
Durant cette période, plus de 900 individus ont rejoint la Syrie, soit 150 personnes par mois. Selon des sources sécuritaires marocaines, le nombre de Marocains en Syrie était estimé à 1122 en juin 2014, et à 1350 en juillet 2015. Si l'on inclut dans ces chiffres les Marocains citoyens européens, leur nombre total se monte à 2500 combattants.
Après la Syrie, la Libye est la seconde destination des Marocains. Ils seraient environ 300 à avoir suivi l'appel du leader de Daech pour rejoindre l'Emirat auto-proclamé en Libye. Toujours en 2015, 600 Libyens et 170 Algériens se trouvaient en Syrie et en Irak. Le mouvement de retour des djihadistes concerne également des Subsahariens, plus particulièrement francophones, comme les Maliens, Nigériens, Tchadiens, Sénégalais qui seraient environ deux milliers répartis entre les confins syro-irakiens et le nord de la Libye (où les habitants les surnomment «les Boko Haram»).
Certains ont déjà rejoint le Sud libyen, où ils s'engagent aux côtés des tribus arabes en guerre de territoires permanente contre les Toubous. D'autres, notamment un groupe de Sénégalais et de Maghrébins, ont été repérés au sein de la secte d'Abubakar Shekau. Le repli des djihadistes vers l'Afrique concerne prioritairement la Libye et la zone saharo-sahélienne. Leur acheminement peut passer par des réseaux ayant officiellement fait allégeance à l'Etat islamique comme Boko Haram mais également par des mouvances terroristes liées à Al Qaîda, car cette dernière peut «récupérer» certains combattants dans ses rangs.
Mais d'autres zones en Afrique peuvent être des destinations pour Daech qui a défini trois califats sur le continent : la zone Egypte, Tchad, Soudan (califat Alkinaana), la zone Erythrée, Ethiopie, Somalie, Kenya, Ouganda (califat Habasha), et la zone nord-africaine (Maghreb, Mali, Niger, Nigeria, Mauritanie).
- L'expérience algérienne sera-t-elle bénéfique pour faire face à cette menace ' Et comment '
Il faut se rendre à l'évidence. Le temps politique est plus lent que le temps opérationnel des terroristes. Un petit groupe d'hommes bien entraînés et armés est capable de faire d'énormes dégâts. Et les Etats réagissent toujours avec un temps de retard. Aussi, le terrorisme ne sera pas vaincu et éradiqué par des moyens uniquement militaires.
Malgré son expérience, l'Algérie ne peut pas à elle seule résoudre la question des «revenants». Il est indispensable que tous les pays concernés par cette menace travaillent ensemble et qu'aucun ne soit exclu quelques soient leurs désaccords. Mais pour cela il faudrait que les Etats définissent des intérêts et objectifs communs, s'accordent sur la nature de la menace et sur les modalités d'actions visant à contenir le flux des retours.
Le contrôle des frontières est un préalable incontournable pour identifier les «revenants», mais on peut aussi imaginer l'harmonisation des mesures relatives à leur traitement judiciaire, à des programmes de déradicalisation sur des temps longs, à des investissements dans la prévention de l'extrémisme violent, ou encore à des programmes de réinsertion au cas par cas. Cela suppose de mobiliser beaucoup d'acteurs politiques et institutionnels mais aussi de la société civile.
Les «revenants» peuvent aussi être des sources de renseignement précieuses pour en savoir plus sur les réseaux et les figures de l'organisation. Et les repentis peuvent être utiles aux programmes de prévention et/ou de déradicalisation auprès des jeunes. Il faut surtout éviter que les «revenants» ne puissent aller grossir les rangs des groupes déjà existants au Maghreb et au Sahel, en particulier ceux qui ont prêté allégeance à l'Etat islamique. Il faut donc les contenir et les bloquer dès leur entrée sur les sols nationaux.
Il est également nécessaire de résoudre la crise libyenne, car c'est en Libye que tout se joue. Comme je le disais précédemment, ce pays reste le territoire idéal pour poursuivre le djihad, étant donné l'instabilité chronique qui y règne, la floraison de groupes armés et compte tenu du fait qu'il sert de tremplin pour pénétrer les autres pays africains, du Sahel au Sinaï, en passant par le Maghreb.
La situation au Mali aussi est préoccupante, car l'Etat a depuis longtemps abandonné une partie de son territoire et de sa population. Ce qui est inquiétant et ne présage rien de bon, c'est que, depuis l'été dernier, Daech est en train de se réorganiser dans le sud de la Libye où elle a créé plusieurs brigades sous le commandement de son nouveau leader, le Saoudien Abdelkader Al Najdi. De plus, si l'information est vérifiée, il semblerait que Aboubakar Al Baghdadi se trouve depuis peu quelque part entre le Tchad et le Niger, ce qui confirmerait qu'une réactivation de Daech en Afrique est à l'?uvre.
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