Des émirs du Golfe sont déjà dans le désert d’El-Bayadh où ils préparent activement leur
traditionnelle campagne de chasse à la gazelle dorcas et à l’outarde houbara. Pendant une
semaine, nous avons tenté de marcher sur leurs pas, trouvant des traces multiples d’hommes
entraînés par leur vie de bédouin à la stratégie de l’esquive, évaporés dans l’étendue sauvage
et belle du Sahara. Entre les propos plaintifs des spécialistes locaux de l’environnement et les
justifications irrationnelles de l’administration, les espèces en voie de disparition que la nature
a livrées aux mains de braconniers jouissifs n’ont guère le choix : soit fuir l’algérie, soit mourir.
Que dit la loi ? Que font les responsables ?
La peur au ventre, le garde-forestier avance vers son bureau, les pieds enfoncés dans le sable un
tantinet mou de cette localité rebelle qu’est Labiodh Sidi-Cheikh. Il parle en balbutiant, les yeux
égarés, le regard lointain, comme si son ombre objectait de ce que son corps aiguillé allait dégager. Il
y a quelques années, un de ses collègues a été harcelé, suspendu pendant un mois (et repris à la
faveur d’une intervention) pour “avoir osé parler”. Ses paroles, évidemment, n’étaient pas du goût de
ses chefs hiérarchiques. Qu’a-t-il donc pu dire ? “Il a parlé.” Il a en fait osé dire tout bas ce que les
habitants de Labiodh pensent tout haut. À savoir que ces “émirs du Golfe qui viennent exterminer la
gazelle et l’outarde n’étaient pas les bienvenus dans la région, parce que leur arrogance n’a d’égale
que le mépris de ceux dont ils obtiennent si allègrement l’autorisation de chasser des espèces
protégées”. Officiellement, la chasse est interdite mais, “avec leurs autorisations, que peut-on faire ?”,
s’interroge le garde-forestier, l’âme meurtrie, la mine renfrognée, l’air naturellement impuissant.
La chasse à la gazelle dorcas et à l’outarde houbara est pratiquée avec la bénédiction de l’État
algérien, de Béchar à El-Oued, en passant par Naâma, El-Bayadh, Laghouat et Ghardaïa. Les émirs
du Golfe ont commencé à affluer sous le règne de Houari Boumediene et, depuis, n’ont marqué
qu’une pause, durant les premières années du terrorisme, à l’aube de la dernière décennie. Mohamed
Moulay, ancien commandant de l’ALN, dit “Abdelwahab”, se souvient de ses altercations avec des
chasseurs saoudiens et avec les autorités d’El-Bayadh. “Nos chères autorités ont préféré s’acharner
sur les citoyens locaux, déboutés par la loi, pourchassés par des procédés déloyaux. Certains
finissent en prison, les plus chanceux se voient juste retirés leur gibier et saisis leurs fusils. Résultat :
la gazelle a disparu du désert. Aujourd’hui encore, M. Bouteflika perpétue la tradition.” Amers, ces
propos du commandant Moulay. Amer, le règne du mépris aussi. Et les habitants d’El-Bayadh
précisent tout de suite, en évoquant le sujet, qu’il s’agit de “ces amis du Président”. Ils le disent avec
une telle spontanéité qu’on est tenté de croire à une espèce de vérité cachée, bien que connue de
tous. Une vérité énoncée, comme pour indiquer l’ampleur de la dérision, par le ministre de l’Intérieur
ici même, en marge de la récente visite d’inspection du chef de l’État (“Les émirs chassent avec
autorisation” de l’État, avait-il dit, sans aucune forme de regret).
El-Bayadh, dont une large partie du territoire plonge dans le désert, offre gracieusement ses richesses
animales aux braconniers. Certains, des responsables notamment, se plaisent à légitimer l’interdit par
l’argument commode de “chasse touristique”, au moment où d’autres, des spécialistes de la nature
surtout, opposent un rejet catégorique et, somme toute, juridiquement aussi solide qu’irréversible. Les
terrains de prédilection des braconniers sont ceux de Brezina, Labiodh Sidi-Cheikh et El-Bnoud, situés
respectivement à 84, 116 et 196 kilomètres au sud et au sud-ouest du chef-lieu de wilaya. Ce sont des
terres désertiques où même le couvert végétal a été balayé par la sécheresse et l’avancée inexorable
du sable, le barrage vert n’étant plus qu’un vague souvenir. Contrairement aux émirs qui, eux, sont…
d’une brûlante actualité. Aïssa, citoyen paisible ayant requis l’anonymat par crainte de représailles,
avoue avoir aperçu, dans la ville d’El-Bayadh, quatre ou cinq jours avant la visite du Président, quatre
Jeep immatriculées au Qatar. Conventionnellement, ces “amis de l’Algérie” se présentent, davantage
par contrainte que par esprit de courtoisie, au siège de la wilaya avant de gagner le désert.
Parties de plaisir et joutes poétiques
Théoriquement, la loi les oblige aussi à signaler leur présence à la direction locale du tourisme, pour
des raisons de sécurité ou même d’itinéraire. Ils en ont pourtant fait fi, ignorant superbement, grâce à
leurs autorisations, l’ordre hiérarchique établi par la loi irrévérencieuse des hommes de décision.
“Tous les étrangers qui transitent ou séjournent dans le territoire de la wilaya doivent se présenter à
notre direction, les émirs ont enfreint la règle”, confirme un des responsables de l’Office du tourisme.
Les émirs braconniers viennent, principalement, de quatre pays : l’Arabie Saoudite, le Qatar, les
Émirats arabes unis et le Koweit. La saison de la “chasse” débutant en octobre (elle coïncide avec la
fin de la lutte anti-incendies, précise-t-on à la direction des forêts d’El-Bayadh), ils envoient d’abord,
en pareille période généralement, des délégations préparer le terrain — choix des zones de chasse,
repérage des lieux, installation des tentes, etc. —, avant d’arriver en masse dans le désert. Les
délégations sont conduites par des chefs, mais elles comprennent surtout des serviteurs, pakistanais,
philippins, indonésiens, soudanais, chargés de mettre les émirs dans des conditions de séjour
impeccables. Une avocate d’El-Bayadh, présidente d’une association de quartier, raconte : “Une fois,
les services de sécurité ont arrêté des Soudanais en situation irrégulière. Il s’est avéré qu’ils étaient
venus avec les braconniers du Golfe pour, ensuite, être abandonnés à leur sort.” Forts de leur argent
et de leurs autorisations, obtenues directement auprès des hautes autorités du pays, les braconniers
bénéficient d’une protection digne des invités d’honneur de haut rang. Ils sont ainsi escortés par des
éléments de la gendarmerie tout au long de leur séjour. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de pourchasser la
gazelle et l’outarde, ils n’acceptent aucune compagnie, exceptée celle de leurs serviteurs les plus
proches dont ils attendent et exigent la plus grande attention et des prestations sans faille. Eux, sont
là pour le plaisir, la délectation, la décontraction, le défoulement. Le désert étant vaste, chaque
délégation (de chaque pays) choisit sa zone de braconnage. Cet ingénieur d’État, reconverti par la
force des choses en spécialiste de la nature, n’oublie pas qu’en 2000 les émirs ont failli en venir aux
mains à cause de la répartition des territoires de souveraineté. Le mécontentement des uns a croisé
l’entêtement des autres.
La gazelle et l’outarde doivent représenter des facteurs de joie intense pour les émirs. Un ancien
garde-forestier, rencontré dans la ville d’El-Bayadh, a retenu dans sa tête, sans doute à jamais, le
détail d’une partie de chasse racontée par un de ses amis. “Leur plaisir n’est pas tant le gibier mais la
chasse elle-même. Pour capturer l’outarde, ils usent d’une méthode de professionnel. Ils chassent en
fait à l’aide d’oiseaux, proches de cette espèce, à qui ils accrochent des puces électroniques reliées
directement à des appareils dans leurs grosses voitures. Ils suivent la proie sur terre alors que leurs
oiseaux se chargent de l’attirer jusqu’à leur niveau.
Le propriétaire les enveloppe dans un voile spécial avant de retirer l’appât et célébrer ostensiblement
le moment.” Un moment de fierté où “l’adversaire” n’est pas l’outarde mais le braconnier rival. “La nuit
tombée, les émirs organisent des soirées longues, marquées surtout par des joutes poétiques”,
comme pour rappeler le glorieux temps des bédouins d’Orient, admirablement contés par Amine
Malouf dans ses majestueux romans.
Quant à la chasse à la gazelle, elle se pratique avec des voitures neuves et puissantes, fabriquées au
Japon. “La puissance de ces engins rend le braconnage vraiment aisé : il leur suffit de suivre les
gazelles à leur rythme jusqu’à l’essoufflement. Après, ils n’ont plus qu’à les prendre et les jeter à
l’arrière”, relate cet ancien chasseur, accroupi dans le désert de Brezina, écœuré par l’extinction de
ces espèces. Lorsqu’elle se sent pourchassée, la gazelle court à une vitesse d’environ 80 kilomètres à
l’heure, mais elle perd de son souffle au bout de quelques minutes.
Dans leurs rutilantes voitures, les émirs maintiennent la cadence à volonté, nettoyant ainsi des
périmètres importants en un temps record. Pendant des années, des dizaines de braconniers, riches
émirs du Golfe, et, aussi, des nationaux hors la loi ont vidé le désert algérien de ses réserves
naturelles précieuses. Aujourd’hui, la gazelle est presque introuvable, l’outarde quasi-inexistante.
“Ils chassent avec des fusils de guerre” !
Un responsable de la direction des forêts estime la présence de l’outarde entre deux et trois couples
sur cent hectares. Il confirme qu’un groupe est déjà en place dans la daïra de Labiodh Sidi-Cheikh,
“les autres viendront à l’ouverture de la chasse”. Cette direction parle en fait de “chasse touristique”
contestée par des parties concernées par la question. Les émirs sont, semble-t-il, suivis par des
agents des forêts et “chassent en dehors de la période de reproduction (environ 22 jours) de ces
espèces protégées”. De son côté, le président de l’APC de Brezina — qui a eu l’amabilité de mettre à
notre disposition une voiture pour une visite d’un site protégé — assure que “leur chasse est limitée”.
Cette façon si soft de justifier le braconnage contraste cependant avec la colère de la Fédération des
chasseurs d’El-Bayadh. Celle-ci a profité de la visite de M. Abdelaziz Bouteflika dans sa wilaya pour
lui remettre une lettre de protestation dont la teneur a été tenue secrète. Le désarroi est résumé par
un des membres de cette Fédération : “Nous ne comprenons ni n’acceptons ce gaspillage
systématique. Ce que nous avons à dire est dans la lettre remise au Président, nous ne faisons
aucune déclaration à la presse.” Il se laisse aller plus tard, dans un accès de colère, soulignant que
“ces émirs chassent avec des fusils de guerre alors que la chasse est interdite depuis 1972. C’est
comme si on leur disait : venez saboter notre pays parce que nous n’arrivons pas à le faire nousmêmes !” L’Association scientifique de l’environnement et la conservation du patrimoine d’El-Bayadh a
transmis plusieurs rapports aux autorités locales et au ministère de l’Environnement, mettant
notamment en garde contre le braconnage systématique pratiqué en toute impunité. “Mais nous
sommes persuadés que nos rapports ne parviennent même pas à destination”, soutient son jeune et
dynamique président.
Au bureau local de l’Agence nationale de la conservation de la nature, l’indignation a aussi atteint son
paroxysme. “On ne peut rien dire, étant donné qu’il s’agit des invités du Président”, commence par
dire Mohamed Hamzaoui. Selon cet ingénieur d’État, le braconnage pratiqué par les émirs rend
difficiles les estimations concernant le nombre de gazelles et d’outardes dans le désert. “Nous
n’ignorons pas pour autant que, pour la gazelle par exemple, on en est au point rouge. Avant, le
chasseur et les animaux partaient sur 50% des chances chacun ; aujourd’hui, avec ce matériel
sophistiqué, les animaux n’ont aucune chance de fuite. Pour moi, c’est plus que du braconnage ! De
là à parler de chasse touristique relève de la plaisanterie”, assène-t-il. L’agence possède un site
protégé de dix gazelles, à 60 kilomètres au sud de Brezina. “Nous voudrions élever d’autres sites pour
diverses espèces, la gazelle surtout”, espère-t-il. Sans contredire la version majoritaire, Salah,
enseignant, évoque aussi ces Algériens qui, dans le temps, chassaient la gazelle sans autorisation,
massivement et sauvagement. “Il y en a qui ont ouvert des boucheries spécialisées dans la viande de
gazelle dans les environs, confie-t-il. Il faut également reconnaître que la sécheresse a joué un rôle
important dans la fuite de cette espèce de notre territoire car, pour moi, les émirs du Golfe n’en ont eu
qu’une infime partie.”
Le garde-forestier de Labiodh Sidi-Cheikh promène son regard, les yeux toujours égarés. Dans son
bureau poussiéreux, le câble téléphonique reste pendant, car déconnecté de l’appareil.
Coupé du reste de la wilaya, dépourvu de voiture, il sait qu’il occupe un poste symbolique, tellement
symbolique qu’il se met à imaginer l’étendue de ce territoire que les émirs connaissent désormais
mieux que lui. Une fois, se remémore-t-il, un militaire de haut rang est venu “ouvrir la chasse” à ses
amis, avant de prendre la poudre d’escampette…
L. B.
Posté Le : 31/03/2020
Posté par : gerryville
Ecrit par : Par Lyès Bendaoud
Source : L'édition du 23/9/2003 Quotidien liberté www.liberte-algerie.com