Le pays est sale,
très sale, et les immondices sont là, exposées à la vue et aux nez, et les gens
et les responsables vaquent à leurs «occupations» comme si de rien n'était,
nullement incommodés par les odeurs nauséabondes qui s'en dégagent. En somme,
l'Algérien, qu'il soit un responsable ou un citoyen lambda, ne semble pas du
tout gêné par les ordures qui s'amoncellent un peu partout dans le pays. Il
paraît s'en accommoder. C'est la preuve que les leçons de morale sur la
propreté, qui foisonnent dans le discours politique, les prêches religieux, les
cafés et les livres scolaires, ne sont que des mots. En Algérie, on parle
beaucoup. Ça jacte sans répit. Et nous savons que l'abondance des paroles est
inversement proportionnelle à l'action.
Beaucoup parmi les responsables qui sont
payés grassement pour s'occuper soigneusement et rigoureusement de ce pauvre
petit pays ne le font pas. Pourtant, ils sont très nombreux à être concernés
par la chose publique. Que font-ils au juste ? Ils font ce qu'ils peuvent. Ils
bricolent. Ils produisent de jolis mots qui sonnent bien mais creux. Comme ces
amandes vides à l'intérieur, ou abritant des trucs ratatinés immangeables. Il
faut les écouter, quand ils se mettent à façonner le monde avec des mots, le
geste large, ruisselants de passion et d'enthousiasme. Mais c'est tout. Des paroles.
Utilisées souvent comme on utilise une échelle. Pour monter vers les sommets
qui permettent de calmer les frustrations qui pullulent dans le corps. Le
problème, c'est qu'après avoir parlé, ils croient dur comme fer qu'ils ont
travaillé et qu'ils ont changé les choses. Et ils le disent partout où ils
rencontrent une oreille attentive. Ou simplement une oreille qui n'a rien à
foutre et qui s'ennuie. Ou alors une oreille qui a des idées derrière la tête.
Ou ces oreilles qu'on met de temps à autre dans la remorque d'un camion afin
qu'elles applaudissent dans un meeting.
Et pendant que ça cause, la saleté, elle,
continue allègrement d'envahir la contrée. D'avancer comme une fatalité.
D'enlaidir un environnement déjà suffisamment laid. De nourrir les chiens et
les chats errants qui ont envahi tous les espaces, y compris l'université, où
ils se promènent parmi les étudiants et les enseignants sans la moindre
inquiétude, aboyant parfois effroyablement après eux, se multipliant en toute
sécurité, les veinards !
La saleté sert aussi d'aires de jeux pour des
élèves à qui des instituteurs ressassent les dangers de la pollution et les
vertus de la propreté. C'est que l'école algérienne est une école qui apprend à
ses écoliers les bienfaits de l'hygiène dans un environnement d'une saleté
repoussante. Il suffit de visiter les toilettes de cette école pour avoir une
idée des dangers que courent nos enfants et particulièrement nos filles.
C'est que là aussi on parle. La réforme du
système éducatif. Joli assemblage de mots. Très joli. Même des universitaires
qui sont censés avoir un peu de jugeote font dans le discours avec une
jubilation contagieuse. Ils ont la bouche et la plume bourrées de mots qui
sonnent bien mais creux. Comme les amandes de tout à l'heure. Des mots qu'on
est allé glaner dans le Canada et la Belgique, confondant l'environnement du
petit Canadien et l'environnement du petit Belge avec celui du pauvre petit
Algérien. Ils sont tellement fascinés par ces mots importés qu'ils ont oublié
que le petit Canadien et le petit Belge ne risqueront jamais de rencontrer sur
leur chemin une benne à ordures où des ordures pourrissent sous le soleil. Mais
le petit Algérien n'est pas un idiot. Il a compris depuis longtemps, le malin,
que les adultes qui s'occupent de son avenir à tous les niveaux vivent dans le
discours, et qu'ils lui demandent de reproduire ce discours dans sa copie,
c'est-à-dire de les imiter. Il sait que l'école algérienne raconte des
histoires qui n'ont rien à voir avec le monde et les gens qui l'entourent.
Alors, pour avoir la paix et une note convenable, il apprend par coeur ses
leçons sur la propreté. Il emmagasine dans sa petite tête de mioche rusé les
jolies phrases qu'on lui sert. Dans un F3 où l'eau est une denrée rare stockée
dans des jerricans et des bouteilles en plastique, et situé dans un quartier où
les immondices sont déposées à même le sol où elles se décomposent pendant des
heures et parfois des journées entières. Pourrissant l'atmosphère et grouillant
de vers et de mouches, ces dernières envahissant sa maison pour se reposer
quand elles sont rassasiées.
De deux choses l'une: soit que ces
responsables sont incapables de produire des idées pour nettoyer ce pays, soit
ils sont fascinés par autre chose qui les empêche de bosser et de faire le
travail pour lequel ils sont payés grassement. Dans les deux cas, on les plaint
sincèrement et leur souhaite un prompt rétablissement.
Pourtant la chose est facile. Le pays a
beaucoup d'argent et l'Algérien peut vivre avec l'aumône qu'on appelle chez
nous un salaire. Il s'est tellement habitué le pauvre qu'il pourrait trimer une
journée complète pour quelques sous. Les sceptiques n'ont qu'à faire un tour
dans les chantiers que chante sans répit une certaine presse. Là-dedans, des
bougres bossent comme des mulets, bouffent de la carentita infecte arrosée de
limonade infecte, dans une poussière suffocante et infecte, et rentrent chez
eux le soir, le corps esquinté, dans un foyer où il n'y a pas suffisamment
d'eau pour se nettoyer convenablement, pour percevoir à la fin du mois une
misère qui leur bousille les nerfs, tellement ils ne savent pas comment la
gérer. S'ils n'avaient Dieu vers Qui ils lèvent leurs mains et leurs yeux
chaque fois qu'ils désespèrent, ils auraient été détraqués par ces calculs inextricables.
Même un ordinateur serait incapable de les aider. Rien que de penser à ce
qu'ils endurent les pauvres, on a envie de pleurer de honte. On a envie de se
cacher. Pour ne pas assister à ce spectacle. Les responsables qui eux ne sont
pas victimes de ces calculs qui détraquent les nerfs devraient de temps en
temps aller dans les chantiers et observer ces êtres humains. Ceux-là ne
parlent pas, ils triment. Quand ils parlent, les mots qu'ils prononcent font
partie du travail. Et quand ils parlent dans le vide, quand ils s'amusent,
leurs paroles sont gaies et vivantes et on a envie de les écouter pendant des
heures. C'est qu'ils savent causer et vivifier la langue, ces gens-là. Ce
qu'ils disent n'a rien à voir avec la langue de bois éreintante que maîtrisent
les politiques qui pensent l'avenir de la nation.
Mais revenons à notre sujet: la saleté qui
recouvre le pays. Nous voudrions à présent parler de ceux qui sont censés nous
représenter à Alger. Les députés, par exemple. Ces gens qui sont censés être
nos porte-parole. Où sont-ils ? Maintenant qu'ils perçoivent un « salaire » qui
fait dix fois celui d'un enseignant au lycée, on devrait les voir plus souvent
au travail. Mais non. Ils sont encore fatigués par l'énorme boulot qu'ils ont
dû faire pour être augmentés. C'est ainsi que le jour où on a décidé de gonfler
leurs appointements, ils ont levé la main comme un seul homme. D'un coup. En
dehors de quelques-uns qui ont exprimé leur vif désaccord mais qui n'ont pas
démissionné. C'est que c'est difficile de quitter un espace aussi généreux et
de revenir vers une vie quotidienne qui a rempli les hôpitaux et les asiles du
pays. Donnons-leur aussi un peu de temps. Quand ils auront fini de régler leurs
problèmes, ils s'occuperont des nôtres. Et de la saleté qu'ils voient tous les
jours. Espérons seulement qu'ils vivent assez longtemps pour qu'ils en aient le
temps. Il nous faudra aussi avouer que ce n'est pas facile de représenter le
peuple avec un « salaire » qui évoque un cadeau. Ils ne vont tout de même pas contrarier
ce Destin merveilleux qui les a arrachés à la vie végétative que mènent ceux
qui ont voté pour eux.
Mais peut-être qu'ils ne la voient pas cette
saleté, nos responsables et nos députés ? Peut-être qu'ils trouvent la chose
normale ? Qui sait ? L'habitude fait des miracles. Elle transforme des choses
anormales en choses naturelles. Sinon, comment expliquer que dans tout le pays
il n'existe pas un seul jardin public digne de ce nom ? Comment expliquer que
nos cités sont des dortoirs ? D'une laideur accablante. Où les locataires, à
défaut de square et de bancs publics, utilisent des morceaux de carton et des
pièces de parpaing comme des sièges. Comment expliquer l'absence des toilettes
publiques ? Nos responsables et nos chers députés ont-ils une idée de ce
qu'endurent nos femmes et nos filles quand elles sont obligées de s'attarder
dehors et qu'elles ressentent ce besoin naturel ? Si, poussés par cette
nécessité humiliante, les hommes se soulagent où ils peuvent, comment peut-on
admettre que des femmes subissent cette torture ? Mais ce sont des femmes !
Elles n'ont qu'à rester chez elles ! Dans le foyer ! Le monde extérieur, c'est
pour les mâles ! C'est notre brillante culture qui raconte cette histoire. Et
puis, c'est peut-être mieux comme ça pour elles. En effet, puisque ce monde
extérieur leur est interdit, personne ne pourrait les accuser de la saleté qui
règne dehors. En plus, il faut avouer aussi qu'elles n'arrêtent pas de nettoyer
chez elles. Elles sont propres. Du coup, on est face à une évidence: les
immondices qui s'accumulent sur le pays, elles n'ont rien à voir avec. Vous
avez donc deviné juste.
Mais il ne faut pas désespérer. Viendra un
jour où il y aura chez nous des gens comme M. Poubelle. Qui ne seront pas
fascinés par leurs entrailles et ne laisseront pas leur pays se transformer en
poubelle.
*Enseignant
universitaire
Université de
Mostaganem
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Posté Le : 16/07/2009
Posté par : sofiane
Ecrit par : Boudaoud Mohamed*
Source : www.lequotidien-oran.com