On ne sait trop ce qui fait courir toutes ces jeunes filles voilées, masquées, tractant des valises à roulettes, grandes comme les coffres de taxi, en attente de départ en bord de quai. Le 0° pointé ou une place, devenue rare, chaque recteur d’université est libre de décider de la fermeture ou non de l’établissement dont il gère, à présent, même le bilan épidémiologique.
Les filles semblent avoir eu vent de cette décision au milieu de la nuit. Gentiment assises, elles attendent que les chauffeurs, masques sous le menton, terminent de résoudre l’énigme du jour. Celle de la valise et du coffre. Ils encaissent et rappellent l’obligation du port du masque. Non pas pour faire barrage à Omicron mais pour passer les barrages de la Gendarmerie nationale sans encombre. Un soleil levant sur la Baie d’Alger ne suffira sûrement pas à l’éveil des consciences. Notre chauffeur est fier d’être parti le premier, ce qui lui permettra de bien se placer parmi les revenants de Mascara. Là n’est pas le souci, la croûte est de plus en plus dure et plus besoin de philosopher autour, au risque de se casser une ou plusieurs dents. La séquence qui va suivre est plus effrayante que toutes.
Vastitude au pays profond
Dans un mouvement coordonné, chauffeur et passagers remontent leurs masques et soignent son port, à croire qu’ils sortent d’un service de réanimation. Nous sommes à Boumadfaâ et l’uniforme vert est en poste fixe. D’abord la peur à bord, puis une certaine fierté d’avoir déjoué le point de contrôle. Suivra un bas les masques bien rôdé et une œuvre collective qui, en plus de friser le danger et la mort, détermine avec précision le degré de maturité civique. Il frôle le zéro. Mauvaise nouvelle en provenance de la commune d’El Borj, où un camion est couché sur la route nationale. Un levage par grue prendrait une bonne heure. Nos jeunes étudiantes sont en panique, déboussolées, le lieu de rendez-vous avec leurs proches est chamboulé. Le standard est ouvert, les tractations s’engagent avant qu’un nouveau point de rencontre soit entendu. Le pont à l’entrée du village de Khelouia. On ne convoque aucune conscience, tout va de soi. On campe sur le bord de la route et on attend sagement des proches qui viennent des douars alentours. Le débarquement au féminin est en cours et le casse-tête des valises encombrantes s’évanouit dans la profondeur des bennes des pick-up. Mission accomplie pour la gent masculine, la contamination par omicron ne serait qu’une histoire de famille. Encore heureux que notre voyage ne s’arrête pas en bord de route, même si les plaines sont belles et immensément grandes. A Khelouia, la vie semble paisible et la mosquée y côtoie la vieille cave à vins que nul n’a jugé bon de convertir en conserverie de jus de raisin. Plus loin, ce sont des fermes entières qui ont fini par mettre le pilier à terre. Quelques coups de boule de démolition auraient suffi à effacer de la carte et de la mémoire, le diktat du colon si, bien sûr, le vœu collectif et inavoué était bien celui de le faire disparaître à jamais du paysage agricole algérien. Nous oublions fermes et plaines quand nous traversons l’intérieur de la gare routière. Une sorte de marché couvert africain ou asiate où le nombre de gargotes au mètre carré est juste énorme. Doubara, maâkouda, karantika, grillades, sardines…Ne cherchez ni la propreté, ni le calme d’une salle d’attente dans une station de bus bien constituée. Une reconversion chaotique à laquelle nous tournons le dos, le regard dirigé vers la place de l’Emir Kader ou Sola Place. Une appellation énigmatique mais à laquelle ce vieux chauffeur de la ville aurait trouvé réponse. La place portait le nom de Zola, le célèbre écrivain. Emile. Oui, oui, nous avons lu quelques-uns de ses romans dans notre tendre jeunesse, contentons de répondre. Zola et non pas Sola.
Pour l’amour des tréteaux
Nous entrons moins bêtes sous le rideau, à moitié baissé, du théâtre. Derrière une porte entrouverte, le gardien se méfie du froid et des étrangers, surtout qu’aucun spectacle n’est prévu, l’arrêté ministériel est clair à propos de la fermeture des salles de spectacle. Mais si nous sommes ici, c’est pour partager un rêve, du nom du projet de son initiateur. El Holom. Bien chaussé, le fils du cordonnier ne tarde pas à débouler l’escalier qui descend de la salle des bals où on fait plus danser les dames comme les chaises entreposées, encore sous emballage. Le comédien Mokhtar Hocine, l’enfant prodige et terrible du TRM (Théâtre régional de Mascara), ne cache plus ses ambitions dont il nous en parlait à peine quand il n’avait pas le sou. Nous vous éviterons une schématisation officielle du projet, sa philosophie nous semble plus belle et plus porteuse. Parce qu’il est issu du quartier le plus pauvre de Mascara qu’il veut, aujourd’hui, réintroduire le théâtre dans les huit écoles que compte le quartier populaire de Baba Ali. Et comme il ne peut pas être au four et au moulin, il a engagé 16 encadreurs pour former huit stagiaires dans des ateliers d’initiation à l’art, autour de l’enfant. Le talentueux Mokhtar ne serait-il pas en train de surfer sur la vague haute du théâtre pour enfants qui, pour certains, est une source de financement et pour d’autres, un remplissage, à défaut de proposer des spectacles de qualité pour l’adulte ? Fièrement, le fils du pauvre nous invite à franchir la frontière imaginaire entre ce qui était considéré jadis comme le quartier européen avec ses immeubles cousus, son hôtel Royal, son théâtre, ses terrasses et le quartier de Baba Ali, populaire, nécessiteux et désœuvré. Avant, on devait enjamber l’oued qui séparait les deux rives. Aujourd’hui, une route le couvre entièrement. Il lui arrive de lui fausser compagnie au moment des crues, emportant tout sur son passage. Le contraste entre les deux parties de la ville est édifiant, à la première vue plongeante de la falaise des riches. Une brocante s’étend sur une immense place, au pied de Baba Ali. A bien fouiner, on trouverait bien une lampe à pétrole ayant servi dans les tranchées de la guerre 14-18 ou un transistor allemand de la Seconde Guerre mondiale. Une vraie mine à objets ce marché aux babioles.
Un cœur d’enfant
Nous tentons de suivre la cadence imposée par Mokhtar, le comédien aux grandes enjambées, jusqu’à une placette où des spectacles pour enfants se tiennent régulièrement. Il pourrait les suivre de derrière la fenêtre de sa chambre, un réduit consacré à l’écriture et à ses propres créations. Non, son rêve est plus grand et ne peut se limiter à cette placette. Il veut que le théâtre de son enfance défonce les portails des écoles de son quartier. Pour s’y faire, il compte sur huit jeunes filles et garçons qu’il a formés lui-même tout en bas de l’oued. A El Kaws, l’arc, une troupe indépendante, qu’il a créée pour insuffler l’amour du théâtre dans les corps et l’esprit de plus jeunes que lui. Nous ne visiterons ce lieu que le lendemain. Cette après-midi, nous la consacrons au quartier de Baba Ali. Et au commencement, ce minuscule mais mythique terrain de foot où les légendaires joueurs mascaréens, Belloumi compris, ont tapé pieds nus dans le cuir. Nasro, notre ami conducteur, au rire éclatant, est aussi un enfant de Baba Ali. Il nous indique la façade de chaque école où son acolyte veut faire revivre le théâtre. Aussi, les refuges clandestins de vendeurs d’alcool. Ce, avant de nous conduire au lieu le plus saint du quartier. La zaouïa Zitouna dont la façade est badigeonnée de chaux blanche et verte. Elle porte bien son nom, un olivier, deux fois centenaire, s’élève de son patio désert. Ils viennent de partout pour la qualité de l’enseignement que le cheikh prodigue à ses disciples. Nous perturbons sa sieste et il se plie en deux pour nous souhaiter la bienvenue. Nous repartirons avec ses prières tellement réconfortantes. Mokhtar, lui, n’a d’oreille que pour celle de Baba Ali afin que son rêve, ce caprice de mômes, va bien au-delà de ce qu’il espère. Que le théâtre réinvestisse l’école des pauvres et que la tradition se perpétue jusqu’à la fin des temps et des oliviers. De l’autre côté de la frontière-oued, encadreurs et stagiaires ne comptent plus les horaires supplémentaires. A chacun sa performance, son rythme, ses coups de gueule, ses bouderies mais tous réunis autour d’un même et unique Holom. Et ce n’est pas parce qu’il est initiateur de l’école du rêve qu’il va se contenter de cadrer ses troupes. Le trublion Mokhtar mouille son tee-shirt par ses élèves. Autoritaire, il les épuise par des mouvements empruntés à la faune domestique et sauvage. Du chat au serpent, Mokhtar Hocine veut les doter des meilleurs outils artistiques pour que demain il n’aura pas à rougir, lui et ses stagiaires, devant des écoliers qui ne demandent qu’à prolonger le rêve, marcher sur l’estrade avec l’espoir de jouer sur scène. Le corps, encore en sueur, il monte à l’étage où le metteur en scène de Salama, — le projet compte aussi une pièce de théâtre pour enfants —, est en séance avec Bakbouk, le scénariste. Un marionnettiste autodidacte qui a fait le tour des écoles du sud algérien, sans jamais demander un centime. Et ce ne sont pas ses périples ou son humour décapant qui vont lui éviter un sale quart d’heure. Le temps coûte de l’argent et le projet n’en a pas eu autant. Bakbouk décide de rentrer dans son natal Takhmert, un village perdu entre Mascara, Tiaret et Saïda. Le triangle de toutes les ombres et de toutes les misères. Mais avant de se retirer dans sa retraite d’écriture, un haouch familial, Bakbouk tient à nous faire visiter le siège de la troupe indépendante El Kaws, vestige de l’époque hocinienne. Sous un pont qui rase la plus vieille place de la ville, où la kechabia s’érige en tenue correcte imposée, un jardin luxuriant qui court vers l’infini. En urbaniste adroit, le marionnettiste nous indique le point de déversement de l’oued invisible. Un conduit au diamètre impressionnant qui se jette dans ce couloir floral sans fin. Sans rival, le plus beau d’Algérie. Et comme le cachaient ces alcooliques que nous saurions voir est plus fort que tout, le jardin Pasteur a fini par prendre les allures d’un dépotoir. L’association l’Arc et comme tant d’autres ont fini par le déserter. Nous le quittons, à notre tour, avec la rage contre ce désordre entretenu. Nous ne savons toujours pas si Bakbouk a rejoint la gare routière à pied ou à dos d’âne comme il aime à le faire dans le désert. Il reviendra, un jour, tout comme nous, pour s’assurer que Holom s’acclame en tirades sur les bancs des écoles et que la prière de Baba Ali a bien atteint le 4e ciel de Mascara.
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Posté Le : 29/04/2022
Posté par : patrimoinealgerie
Ecrit par : Anis Djaad
Source : horizons.dz